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février 2018

Frédéric Lordon et l’Imperium - VI - Vengeance et Réciprocité négative

Dominique Temple

VI – Vengeance et Réciprocité négative

Pour relier la situation actuelle de l’humanité, débordée par les passions et emportée dans le torrent de conflits inépuisables, et l’avènement d’une humanité heureuse grâce à la raison qui lui permettrait d’associer ses passions de façon complémentaire au bénéfice de tous, Frédéric Lordon et Baruch Spinoza en appellent à la vengeance. Mais la vengeance n’est-elle qu’un instrument ? Nous voudrions ici préciser en quoi elle contribue directement à la genèse du Tiers, c’est-à-dire de l’imperium, car elle est en réalité une forme de réciprocité [1].

« Que chacun s’abstienne de causer un dommage par crainte d’un dommage plus grand » ; ce calcul propre à l’individu est logique si l’on met en balance deux intérêts rivaux comme le sont des intérêts de nature biologique. Mais que signifie la vengeance ? Se réduit-elle à cette vindicte dictée seulement par l’intérêt des uns ou des autres ? Sinon, que faut-il donc entendre par le droit de se venger et de juger du bien et du mal ?

Selon la Tradition religieuse à laquelle se réfère Spinoza, l’Homme acquiert ce droit de juger du bien et du mal lorsqu’il franchit l’interdit. L’interdit, on le sait, est de confondre tous les arbres du Jardin et d’ignorer la différence de l’un d’entre eux – plus précisément celui de la connaissance du bien et du mal. Or, cet arbre est maudit dès lors que l’on en mange (c’est-à-dire que l’on s’y identifie), car la tentation est alors grande de juger par soi-même du bien et du mal. C’est pourquoi il est dit « voici que l’homme a mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et qu’il est devenu l’un d’entre nous » [2]. On sait que Elohim veut dire nous : mais quel nous ? On sait aussi que l’homme, le terrien, l’Adam, ne parvient pas à la conscience de lui-même par la connaissance du monde (les oiseaux, les poissons…) et qu’il lui faut une aide. L’aide, qui lui permet d’accéder à la pleine puissance de sa conscience, et de se nommer lui-même, est issue à la fois de l’identité (son côté) et à la fois de sa différence (la femme). Et si l’on admet, toujours selon ces mêmes versets de la Bible, que l’Homme (Adam et Eve) est créé à l’image d’Elohim, le nous veut dire forcément l’entraide, la réciprocité dont le couple Adam et Eve est l’image.

Or, Spinoza dit bien : « C’est par cette loi qu’une Société pourra se constituer, pourvu qu’elle revendique pour elle-même le droit que possède chacun de se venger et de juger du bien et du mal ». Mais qui est la Société ? La collection des intérêts qui se concilient dans leur libre-échange ? Ou bien le Tiers dont le conatus est perpendiculaire à celui des relations d’intérêts privés, ici Dieu ? Spinoza répond : Dieu ; Frédéric Lordon : la force morale de la société.

Comment peut-on justifier le conatus du Tiers (la force morale de la société) comme esprit de la vengeance, de telle sorte qu’il puisse en déposséder chacun de nous au bénéfice d’un Nous qui s’exprime par négation du droit de juger par soi-même du bien et du mal, et dont la puissance interdise à chacun de nous le meurtre de l’autre.

Mais que dit la vengeance ?

La science croyait jusqu’à une date récente que la réciprocité positive était toujours de rigueur entre les membres d’une même communauté, et la réciprocité négative rapportée aux frontières de celle-ci, à l’étranger (l’amour-propre et la haine de l’autre), et c’est à cet a priori que se soumet la première analyse de Frédéric Lordon, comme nous l’avons souligné ; mais dans nombre de sociétés, c’est l’inverse : la réciprocité négative est pratiquée à l’intérieur de la communauté, la réciprocité positive avec l’étranger.

Quoi qu’il en soit, c’est la nature même de la réciprocité négative qui nous intéresse ici car elle ne semble pas toujours ordonnée au calcul imaginé par Spinoza – la protection du Soi-même. Dans les communautés archaïques, que l’on pense témoigner des sociétés primitives, celui qui subit une injure cherche à répondre par la violence à la violence qu’il a subie, de manière à établir une relation de réciprocité où l’action soit proportionnelle à la passion : c’est à la condition que les deux consciences élémentaires liées au fait de subir l’offense et de la faire subir se relativisent de façon égale que naît l’affect qui sous-tend l’imaginaire – que l’on a coutume de désigner par le terme de l’honneur. Il s’ensuit que chaque partie est conduite à une succession de violences pour enchérir le sentiment d’être humain (en tant que guerrier). Mais succession veut dire ici alternance de meurtrissures reçues et rendues ! Aucune nouvelle offense ne peut être accomplie par l’une des parties sans être compensée par une offense subie de la part de qui a subi la précédente. Chose qui peut paraître étrange : lorsque les parties sont assurées par la vengeance d’avoir agi et subi, s’installe un instant de paix entre elles parce que chacune a accédé à la dignité de la conscience en termes d’affect. Être un guerrier ne consiste pas à tuer ! mais à souffrir avant que de faire souffrir [3].

On retrouve ici le terme grec antipasquein (souffrir à son tour). De cette façon, la réciprocité apparaît toujours comme la matrice de la raison éthique, mais non pas de la raison utilitaire ou du calcul qui prévaut lorsque l’individu cherche son intérêt propre. Ce à quoi l’homme réciproque soumet son intérêt propre est le Tiers, c’est-à-dire le sentiment d’humanité qui n’appartient à personne a priori, et qui doit être conquis par chacun grâce à son intégration dans la structure de réciprocité qui en est la matrice.

La réciprocité négative n’autorise pas seulement la mémoire des Anciens dans une relation de filiation sans commencement ni fin qui assure à chacun le sentiment de responsabilité sur sa descendance, sentiment qui s’accumule en prestige pour le dernier héritier d’une tradition lignagère, comme l’a montré le sociologue brésilien Florestan Fernándes [4] ; la réciprocité négative n’est pas seulement le moyen par lequel l’Éthique (le Tiers) maîtrise la violence, comme le dit le premier commandement (tu ne tueras point), ne reconnaissant de légitimité qu’à la seule réciprocité de vengeance (le talion) ; elle n’est pas seulement le pendant de la réciprocité positive qui serait nécessaire à sa relativisation pour engendrer la réciprocité symétrique  (lire la définition)  ; elle est la structure qui permet l’accès au surnaturel (le spirituel) en démontrant que celui-ci est distinct du naturel (le matériel) [5].

Des deux formes de réciprocité positive et négative, l’une produit en effet un affect joyeux qui n’est pas facile à distinguer du plaisir procuré par la jouissance de ce qui est donné et redonné dans la surenchère du contre-don, la jouissance de la fête, jouissance prosaïque des sens, de sorte que la joie spirituelle produite par la réciprocité est ennoyée dans le plaisir de la vie. L’autre, au contraire, libère la joie – propre au Tiers inclus – de la douleur qui accompagne la violence. La joie du Tiers apparaît alors tout à fait distincte et comme l’expression particulière du sentiment d’humanité créé par la réciprocité.

Peut-on cependant dériver de cette anthropologie la logique de Spinoza qui fait intervenir l’ambivalence de deux dynamismes seulement, qui justifierait le calcul suivant de la raison : pour éviter de recevoir des coups, je m’impose pour règle de ne pas faire de torts à mon voisin ? Car si l’on peut interpréter les choses ainsi, alors que la réciprocité négative propose tout autre chose qu’un réflexe d’autodéfense, c’est qu’il doit y avoir un chemin entre les affects dus à la réciprocité négative et les affects dus à la réciprocité positive qui l’autorise.

En effet, lorsque la réciprocité négative domine dans les relations entre les hommes, la réciprocité positive est assumée par les femmes. On se contentera ici de souligner que lors des rituels majeurs des sociétés de réciprocité négative, hommes et femmes s’associent pour exprimer le fait que le produit de la réciprocité négative est de même nature que le produit de la réciprocité positive.

On pourrait illustrer indéfiniment le rapport qui s’installe dans toutes les sociétés archaïques entre la réciprocité négative et la réciprocité positive, mais le principal d’entre ces rapports est leur égale relativisation, qui, n’étant pas visible puisque en elle-même contradictoire, se révèle néanmoins par un affect supérieur à celui produit par la réciprocité négative ou la réciprocité positive ; c’est-à-dire comme le sentiment de liberté et de souveraineté de la conscience pour elle-même. Cette conscience s’impose comme sentiment d’humanité de référence, mais évidemment de façon empirique, aux valeurs issues de la réciprocité positive et de la réciprocité négative représentées par l’imaginaire de l’honneur et l’imaginaire du prestige.

Comme le souligne Frédéric Lordon :

« C’est que la sortie complète de la servitude passionnelle, la vie sous le régime de la causalité adéquate, supposent de s’affranchir de toute cause extérieure pour ne plus répondre qu’à la nécessité de son essence propre (Éth., III, Def. 1 et 2) » [6].

Autrement dit, si la vie n’est pas relativisée par la mort, elle impose unilatéralement son imaginaire au Tiers. Sans la mort, la résurrection, c’est-à-dire la reconnaissance objective de la « vie éternelle » comme au-delà de la vie et de la mort, serait sans doute impossible !

Cependant, la réciprocité symétrique, qui naît donc de la relativisation mutuelle de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, et qui seule permet d’engendrer un Tiers libéré de tout imaginaire, peut se déployer sans ce détour par la mort et la vie, elle peut se dépasser par reproduction d’elle-même. Dans cette reproduction, elle est l’amour, mais dans un autre sens que l’amour de quelque chose qui répond seulement à un désir de l’individu. Ici, tout désir ou toute souffrance est relativisé au bénéfice d’une exigence : l’avènement de l’Autre éternellement Autre, le Tiers. Ce pourquoi la forme qui la première est le réceptacle de cet Autre est indifférente à la réciprocité négative et à la réciprocité positive, bien qu’elle soit constituée sous des modalités fort simples par la nature : l’entraide – que le mythe se représente comme celle que la femme porte à l’homme.

Rétablir l’empuissantisation à partir de sa matrice permettrait de relativiser cette assertion passagèrement pessimiste de Spinoza :

« “Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes, c’est à dire d’une fable” (TP, I, 4) » [7].

Ce qui vaut à la genèse de l’humanité d’apparaître comme fable est dû à ce que l’axe de cette genèse n’apparaît qu’avec la raison libérée de tout imaginaire. Et c’est seulement lorsque la conscience est parvenue à maturité qu’elle peut découvrir sa matrice jusque-là invisible (la réciprocité symétrique), et que l’affectivité produite par cette matrice (le cœur invisible de l’organisation des êtres vivants et pensants) est alors réfléchie sur elle-même. Dans ses phases de développement antérieures, cette réflexion était enchâssée dans des manifestations qui oscillaient entre deux extrêmes opposés. C’est de s’en affranchir, comme le dit Frédéric Lordon, qui lui permet d’atteindre à la souveraineté de sa propre puissance.

Quant au calcul auquel Spinoza prêterait la capacité d’engendrer la Loi, il n’est pas non plus sans refléter quelque chose de réel. À partir de l’équivalence des deux matrices de réciprocité positive et négative, à partir de l’équivalence des deux sentiments communs qu’elles engendrent, à partir de l’équivalence enfin de leurs imaginaires respectifs (l’honneur et le prestige), la réciprocité symétrique peut former son concept – l’Éthique – et soumettre à son efficience les deux formes de réciprocité positive et négative, ou encore ordonner les passions à la raison : remplacer, par exemple, un meurtre par un mariage, une injure par une offrande, notamment lorsque la réciprocité négative risque de faire sombrer la réciprocité dans la non réciprocité (la non réciprocité du meurtre ou la non réciprocité de l’exploitation capitaliste) ; ou lors de bien d’autres procédures que les hommes ne manquent pas d’inventer du moment qu’ils choisissent de faire prévaloir leur intérêt sur le besoin d’autrui.

Lire la suite : Chapitre VII – Liberté et Pouvoir


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Notes

[1] L’équilibre initial entre l’amitié et l’inimitié des organisations sociales est relatif : si l’inimitié prévaut, se développe un système de réciprocité négative, c’est-à-dire de vengeance. Dans la réciprocité négative, celui qui subit est le premier à posséder une conscience de conscience alors que dans la réciprocité positive c’est au contraire celui qui agit. Les deux formes de réciprocité négative et positive sont donc inverses l’une par rapport à l’autre

[2] Dans la Bible, ce pouvoir de juger par soi-même du bien et du mal est attribué à l’“un entre nous”, cet “un” est Satan !

[3] Cf. Dominique Temple, La réciprocité de vengeance. Critique de quelques théories de la vengeance (2003), rééd. en français : Collection « Réciprocité », n° 7, France, 2017.

[4] Florestan Fernándes, A função social da guerra na sociedade tupinambá, Biblioteca Pioneira de Ciencias Sociais, São Paulo, Brazil, 1970.

[5] Cf. Bartomeu Melià & Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní, Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Asunción, 2004, dont le chapitre “El nombre que viene por la venganza” a été traduit et publié en français dans : La réciprocité négative. Les Tupinamba, Collection « Réciprocité », n° 5, France, 2017.

[6] Lordon, Imperium, op. cit., p. 282.

[7] Ibid., p. 285.


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