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février 2018

Frédéric Lordon et l’Imperium - III - Ambivalence et Antagonisme

Dominique Temple

III – Ambivalence et Antagonisme

Résumons notre réserve : l’affect est Un, et s’il émergeait de la multitude par effet d’accumulation des affects individuels de peur, d’envie, de désir ou d’amour… pourquoi n’émergerait-il que de leur similitude et pourquoi pas de leur différenciation, plus précisément de la corrélation des différences [1], ou encore d’un juste milieu entre la divergence et la convergence – “Tiers” qui soit le produit de leur relativisation mutuelle au sein de la réciprocité ?

Au point où Frédéric Lordon parvient lorsqu’il reconnaît l’antagonisme de la convergence et de la divergence, dans ce qu’il appelle l’ambivalence de l’homme dieu et loup, pourquoi ne fait-il pas de l’antagonisme la matrice de la relativisation de ces deux contraires ? Au lieu de cela, il recherche un problématique équilibre entre deux forces qui ne se relativiseraient pas l’une l’autre mais demeureraient irrésistiblement fixées à leur polarité, impuissantes à devenir autres que ce qu’elles sont en vertu d’un principe de non-contradiction que postule la logique avec laquelle les choses sont appréhendées non pas en termes d’affect (joie, tristesse, peine, plaisir…) mais de connaissance (divergence, convergence). À réfuter le principe de contradiction de la logique pour faire droit à l’absolu de l’affectivité, pourquoi ne pas réfuter tout autant le principe de non-contradiction qui soumet plaisir et peine, joie et tristesse à la polarité exclusive et non-contradictoire de la convergence ou de la divergence ? La distinction de l’ambivalence et de l’antagonisme sera le troisième point que nous tenterons de préciser.

La multitude est une organisation, dit Frédéric Lordon, et par organisation s’entend ce que Spinoza appelle corps.

« “Les corps se distinguent les uns des autres en raison du mouvement et du repos, de la vitesse et de la lenteur, et non pas en raison de la substance”. Sans doute Spinoza pense-t-il d’après la grammaire mécaniciste propre à la philosophie naturelle de son temps, et l’esprit du XXIe siècle trouve spontanément à redire à l’idée de penser les corps par “le mouvement et le repos”. Mais la réduire à un mécanicisme serait assurément enfermer la pensée de Spinoza dans un cadre qu’en vérité elle excède. Car l’idée d’une communication du mouvement et du repos n’a rien d’essentiellement mécanique – c’est d’ailleurs bien la nature de cette communication dans les corps politiques qui se chargera de le confirmer : si les corps humains, parties du corps politique, se communiquent mutuellement leurs mouvements, ça n’est évidemment pas par contact physique, mais par voie d’entr’affections et d’affects. En tout cas, un corps n’est pas une substance : il est une union de parties, composées sous un certain rapport, tel qu’il organise une cohérence d’ensemble de mouvement et de repos » [2].

Si l’entr’affectivité est une affectivité commune par identification des affectivités singulières, il est clair que les corps individuels trouvent à s’identifier dans un corps social ou politique par la médiation de l’organisation de ses mouvements. Mais que signifie l’organisation ?

Frédéric Lordon relève :

« Ce qu’est plus précisément ce rapport en quoi consiste l’essence d’un corps, Spinoza ne le dit pas – à part qu’il est un rapport de corrélation de mouvement et de repos. Mais la “petite physique” fait quelques ajouts décisifs pour entendre ce qu’il en est des corps. En premier lieu, bien sûr, ceci qu’un corps se maintient par, et par-delà, le renouvellement de ses parties (Lemme IV). Ensuite qu’il reste également le même au travers du processus de sa croissance (Lemme V). Enfin que l’identité de ce corps tolère qu’il prenne une multiplicité de figures (lemme VII) » [3].

On comprend que du temps de Spinoza la vie était conçue d’un point de vue homéostatique car on croyait que le vivant était donné tel quel par la nature et donc contraint à se reproduire identique à lui-même à partir de la procréation qui renouvelait ce que la mort détruisait, et à partir de la croissance qui épanouissait le programme de la semence jusqu’à son complet développement par la corrélation de forces complémentaires ; ces deux fonctions ayant pour raison la pérennité des formes vivantes données a priori. Cependant, si l’on parle de corrélation de mouvement et de repos, c’est que l’on perçoit que le mouvement et le repos ne sont pas des opposés corrélatifs ou complémentaires, mais bien des contraires. Et nous aurons à préciser cette différence.

La découverte de l’évolution a modifié au XIXe siècle l’idée que les êtres soient donnés par la nature selon leur forme idéale, et l’on a compris que cette forme idéale était en perpétuelle transformation sans que l’on ait pu encore remonter au principe de l’invention des formes vivantes, de sorte que la vie paraissait toujours une organisation complexe de forces élémentaires.

Mais au XXe siècle, la cause est entendue : si l’énergie est une dynamique de la nature qui signifie l’homogénéisation de l’univers, les formes de la matière manifestent une dynamique antagoniste de différenciation [4]. La vie obéit à un autre moteur que l’homéostasie, laquelle n’apparaît plus que comme un mode d’autodéfense des formes différenciées qui protègent l’acquis de l’évolution comme condition d’une différenciation supérieure. L’homéostasie ne peut plus prétendre définir à elle seule le corps. L’essence de celui-ci se rapporte à ce que Stéphane Lupasco s’amusera à appeler l’hétérostasie [5], c’est-à-dire la dynamique de différenciation de l’organisme [6]. Mais comment et pourquoi telle combinaison d’interactions matérielles établit la forme d’un papillon ou d’une chauve-souris ? C’est une question qui demeure hors d’atteinte de tout raisonnement parce que c’est l’inventivité pure qui caractérise cette énergie de la vie.

Frédéric Lordon s’en tient donc à une tradition ancienne lorsqu’il dit :

« C’est bien pour persévérer dans l’être sous la forme la plus basale de la reproduction vitale que les hommes sont poussés à se rapprocher les uns des autres et à stabiliser leurs regroupements. Argument présent dès les toutes premières philosophies du politique, il est impossible que l’homme pourvoie seul à l’intégralité de ses besoins, aussi la division du travail s’impose-t-elle à la fois comme solution fonctionnelle et comme principe de solidarité intéressée. Ce sont donc d’abord le sentiment de la précarité individuelle et les interdépendances matérielles qui tiennent les hommes ensemble » [7].

On peut contester que la présence de cet argument soit décisive dans toutes les philosophies politiques, en particulier dans la philosophie politique aristotélicienne qui voit l’entraide des hommes (la réciprocité) comme nécessaire à la genèse du noos (l’esprit, la conscience humaine, la conscience réfléchie sur elle-même qui se constitue en éthique). Certes, Aristote reconnaissait l’argument sous le nom d’amitié utile (qu’il redoublait de celui qui fait droit à l’imitation du plaisir, qu’il nommait l’amitié agréable), mais pas comme une cause essentielle qu’il réservait à l’amitié vraie. Il est logique par ailleurs, comme le dit Frédéric Lordon, que les “communes” soient heureuses de bénéficier des infrastructures qu’elles ne pourraient construire seules et qui leur sont allouées par l’État-nation, ou de la protection contre l’ennemi qui nécessite une force supérieure à celle de celui-ci, et que peut seul assurer l’État ; mais ce qui est en question, c’est la motivation première de l’organisation de la cité.

L’idée que les hommes s’associent pour faire face à la précarité est également contredite par l’observation des sociétés archaïques et des êtres vivants. Les êtres vivants sont toujours pourvus de tout ce qu’il leur est nécessaire : la vie s’approprie l’énergie physique qu’elle transforme en énergie biologique, et ne manque donc jamais d’être à l’initiative du rapport avec le monde, qu’elle considère comme sa matière première, de façon dominatrice et non pas dominée. Pour faire face à leurs prédateurs, certaines espèces s’inventent des structures collectives, comme les oiseaux qui s’amassent en vols compacts pour désorienter les rapaces. Mais de façon plus profonde, les vivants exploitent leurs activités de façon complémentaire pour créer des organisations plus complexes aptes à des différenciations plus extraordinaires, comme les êtres unicellulaires qui s’assemblent pour former des organismes. Et, dans ce cas, la forme nouvelle est définie par des propriétés irréductibles à celles des parties – ce qui justifie le concept holiste de la sociologie “biologiste”.

Enfin, l’observation anthropologique a relativisé l’idée que l’homme primitif soit un pauvre errant sur la terre cherchant son prochain pour qu’il l’aide à se prémunir du danger ou de la misère. Les sociétés archaïques nous ont appris qu’elles sont des sociétés d’abondance, au point que certains ethnologues pensent que l’abondance fut telle, dans les sociétés primitives, qu’elle fut le frein principal à l’investissement et à la croissance économique [8].

Il n’est dès lors plus possible de s’en remettre à cette conclusion : « ce sont donc d’abord le sentiment de la précarité individuelle et les interdépendances matérielles qui tiennent les hommes ensemble. »

L’argument ne vaut qu’en cas de désordre ou de catastrophe naturelle, et de dysfonctionnement ou de malheur, mais ne peut être considéré comme le moteur de la civilisation sans autre forme de procès.

Lire la suite : Chapitre IV – Détresse et Révélation


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Notes

[1] Car on pourrait montrer que la différenciation des individus entre eux est aussi sinon plus efficace pour déterminer le comportement des uns et des autres. Chaque génération par exemple s’oppose à la précédente plus qu’elle ne tente de lui ressembler. À l’intérieur de la même fratrie, le processus de différenciation est plus fort que le processus d’identification, et l’exogamie est de loin plus puissante que l’endogamie, ce qui nous conduit à l’unité organique des êtres vivants et au holisme sociologique bien plus sûrement que l’identité des affects.

[2] Lordon, Imperium, op. cit., pp. 137-138.

[3] Ibid., p. 140.

[4] Le principe d’exclusion de Pauli (1925) fut découvert d’abord pour les électrons. Il fut aussitôt généralisé.

[5] Stéphane Lupasco, L’énergie et la matière vivante. Paris, Julliard, 1962 ; 2e édition : Julliard, 1974 ; 3e édition : Le Rocher, Coll. “L’esprit et la matière”, Monaco, 1986.

[6] L’hétérostasie atteint une puissance difficile à entrevoir puisque le nombre de combinaisons possibles entre les terminaisons nerveuses d’un individu humain est d’un ordre de grandeur comparable à celui des atomes d’hydrogène de l’univers, sachant que 80% de la masse de l’univers est constitué d’atomes d’hydrogène…

[7] Lordon, Imperium, op. cit., p. 166.

[8] Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives. [Stone Age Economics]. Paris, Gallimard, 1976, 420 p.


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