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février 2018

Frédéric Lordon et l’Imperium - II - Binarisme affectif et Ambivalence

Dominique Temple

II – Binarisme affectif et Ambivalence

Lorsque Frédéric Lordon dit que « les hommes en réunion offrent un rassemblement de puissance collective qui aura tout pouvoir morphogénétique sur l’ensemble qu’ils forment », à moins de définir la puissance comme excluant l’intérêt propre des uns ou des autres, ou encore de préciser que la puissance en question est la raison qui appartiendrait à tous a priori et dont la mise en commun érigerait la liberté commune, on peut et doit craindre que selon son organisation, comme on disait autrefois, la multitude donne naissance à des puissances de nature différente… [1].

En effet, on ne peut nier que de façon récurrente les hommes entrent en lutte les uns contre les autres, et que le plus fort l’emporte sur le plus faible. Frédéric Lordon s’interroge donc sur les « disconvenances de la verticalité » ou dysfonctionnements de la sympathie. Les groupes se forment par similitude et, par voie de conséquence, observe-t-il, en s’opposant à ceux qui se sont groupés également pour la promotion de leurs intérêts, et qui sont aussi mus par une « sympathie de compassion mutuelle ». D’où des identifications sociales différentes

« Dans un conflit bilatéral, le spectateur prend le parti de celui des deux qu’il estime le plus semblable à lui, et le mécanisme d’imitation des affects est dirigé selon un principe d’affinité par similitude. Le tort qui est fait à ce “plus semblable” suscite en lui une tristesse qui n’est pas autre chose que l’émulation de la tristesse de cet autrui (littéralement) sympathique » [2].

L’affect du plus faible se transforme de plaisir en peine, ou de joie en tristesse. Aussi Spinoza envisageait-il un binarisme affectif dont le principe serait le couple douleur-plaisir. Ce binarisme ne se concilie avec l’Un de l’affectivité (son caractère absolu) que si l’ambivalence est la structure fondatrice de l’économie des affects. Mais de quelle nature est l’ambivalence ? L’ambivalence serait constituée de deux forces contraires : l’une de convergence, l’autre de divergence, répond Frédéric Lordon. Le rapport du couple joie-tristesse (ou plaisir-peine) et du couple convergence-divergence s’établit de la façon suivante : la joie qui accompagne le conatus des uns ne se transforme en tristesse que s’il est réduit à l’impuissance par le conatus des autres. Si tous les êtres s’épanouissaient sans disconvenance, ils ne connaîtraient que l’affect de la joie.

Manifestement, le binarisme épouse donc l’ambivalence, mais est-ce à dire que l’affect joyeux épouse la convergence, et l’affect triste la divergence ? Les affects seraient-ils tributaires de forces sous-jacentes déterminant leur répartition selon leur logique propre ?

Le deuxième point de notre questionnement porte sur la conciliation du binarisme affectif et de l’ambivalence logique. Le plan de l’horizontalité ne rassemble plus tous les hommes par l’identité de leur affect. Ce sont des blocs qui sont liés entre eux mais de façon ambivalente par une force de convergence – celle qui était jusque-là opératoire dans l’expérience de pensée –, mais également par une force de divergence : deux forces donc, centripète et centrifuge, comme si le contrat associait les intérêts par l’identité de leur égoïsme, mais les opposait du fait que d’être justement égoïstes ils s’opposent en étant concurrents.

« Les hommes [sont] réunis mais par blocs distincts. Soit des compositions s’opérant mais jusqu’à un point où s’équilibrent les forces antagonistes de la convergence et de la divergence. La fragmentation du monde – fragmentation et non pulvérulence – est donc le symptôme d’une ambivalence, d’un conflit stabilisé de tendances contraires. Cette ambivalence, c’est celle même du rapport de l’homme à l’homme. Qui, nous dit Spinoza, lui est un dieu aussi bien qu’un loup. Voilà les deux forces concurrentes qui décident de la morphologie élémentaire de la multitude humaine en groupements finis distincts » [3].

Frédéric Lordon emprunte à Spinoza cette image : L’homme est pour l’homme simultanément loup et dieu [4]. Selon Spinoza en effet :

« Si les hommes ne s’entraidaient pas mutuellement, l’art et le temps leur feraient défaut pour se maintenir et se conserver par leurs propres moyens. Tous, en effet, ne sont pas également aptes à tout et aucun homme pris isolément ne serait capable de se procurer ce dont un homme seul a grand besoin » [5].

C’est un point qui suscite toujours une polémique très vive entre ceux qui estiment que les hommes pensent par eux-mêmes avant que de penser avec autrui, et prenant conscience de leurs limites calculent que le secours d’autrui leur est nécessaire – ce que Aristote appelait la philia utile –, et ceux qui pensent que la relation de réciprocité est un préalable pour donner sens à leur pensée commune – la philia vraie.

Paul Ricœur, par exemple, soutient la première thèse, et entend même interpréter Aristote dans ce sens.

« Ce besoin [d’autrui] tient non seulement à ce qu’il y a d’actif et d’inachevé dans le vivre-ensemble, mais à la sorte de carence ou de manque qui tient au rapport même du soi à sa propre existence » [6].

À partir de cet axiome, il conclut :

« Quant à l’idée que seul un soi peut avoir un autre que soi, elle […] trouve sa légitimité la plus proche dans l’idée que l’estime de soi est le moment réflexif originaire de la visée de la vie bonne. À l’estime de soi, l’amitié rajoute sans rien retrancher. Ce qu’elle ajoute, c’est l’idée de mutualité dans l’échange entre des humains qui s’estiment chacun eux-mêmes » [7].

Ce point de vue fait basculer le “besoin d’amis” sous les conditions de l’individu. Nous avons discuté de cette question dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines (1995) [8]. Selon notre thèse, la réciprocité est une relation entre la conscience de l’un et la conscience de l’autre, telle que leur résultante devient la référence autant de l’une que de l’autre. Puisque de l’agir de l’autre résulte le subir de l’un, la relation entre le subir et l’agir engendre pour chacun une conscience réfléchie sur elle-même, conscience de conscience qui est en même temps celle de l’autre, autrement dit qui donne sens à l’activité de l’un et de l’autre.

Cette thèse ne met pas en doute l’idée que l’individu ait un Soi ainsi qu’une conscience objective qui accompagne ses actions, mais que sa conscience soit subordonnée à ses objectifs alors qu’elle peut se déployer dans une relation de réciprocité où elle acquiert son indépendance vis-à-vis de ces limites, et une valeur universelle. Sans la réciprocité, le Soi reste rivé à la vie de l’homme mais ne satisfait pas à la définition « politique » de l’homme. Si le Soi était capable de se satisfaire lui-même, il serait, note Aristote, celui de Zeus [9], et s’il était privé de réciprocité, celui de la brute.

Si donc la réciprocité fait défaut ou si elle est défectueuse, la société peut certes souffrir de son manque, mais la réciprocité elle-même est fondée sur le besoin d’autrui qui ne signifie pas un manque. Le besoin d’autrui, la chreia d’Aristote, pas plus que l’obligation de Marcel Mauss, n’est sous la dépendance d’un désir de l’individu, mais de la nécessité de l’esprit, qui pour se manifester requiert l’un et l’autre pour constituer sa matrice.

Les hommes s’assemblent, dit Aristote, pour s’entraider, mais donc pour un autre motif que celui de leur intérêt. L’esprit en est le motif. C’est de l’entraide que naît la faculté de la conscience de se nommer elle-même, et de se reconnaître comme révélation de sens pour toutes les actions qui peuvent s’intégrer dans cette relation. Aristote fait procéder le noos – l’esprit – de la réciprocité, et non, à l’inverse, la réciprocité d’un esprit de l’individu qui serait finalement donné en propre aux humains.

Quoi qu’il en soit, Frédéric Lordon fait intervenir entre les hommes deux dynamismes (convergence et divergence) [10].

Si la force de convergence se heurte à la force de divergence, celle-ci proviendrait essentiellement de la différenciation des passions sous la forme de ce qu’il appelle disconvenance [11] produite par le tort que les uns peuvent faire aux autres.

« Les passions, emportant par principe variations et diversité, ne sauraient offrir aucune garantie de convenance des hommes entre eux. Non pas qu’ils ne conviendraient jamais en rien : mais que, ainsi conduits, il leur est hors de portée de convenir en tout – “en nature” » [12].
 
« En d’autres termes, il faudra faire avec l’ambivalence. Dont on ne trouverait d’ailleurs meilleur résumé que dans les possibilités les plus opposées du mécanisme élémentaire de l’imitation des affects. Car s’il peut être au principe de l’élan sympathique par émulation de la tristesse en pitié, il peut l’être tout autant de l’induction mimétique du désir et conduire les hommes à s’arracher des mains les uns des autres un certain objet quand celui-ci ne peut être possédé que d’un seul. Ou bien pousser à émuler la haine pour autrui d’un de nos semblables – ou que nous tenons pour tel. Soit le dieu et le loup enfermés ensemble dans l’unique opération du mimétisme des affects – et seule la situation concrète décidera duquel sortira de la boîte » [13].

Renversement donc de perspective ! Le mimétisme anime autant sinon plus la haine que l’amour. Et s’il existe toujours un même principe l’imitation, celui-ci a deux polarités antagonistes. L’affectivité serait-elle constituée de deux affects opposés dont l’équilibre serait dès lors peu probable ?

Devant cette improbabilité, Spinoza doit faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre, et semble-t-il en faveur du loup puisque les hommes lui paraissent à l’image des loups qui se dévorent entre eux mais s’assemblent entre eux sous la conduite du dominant qui devient leur dieu.

« Cependant l’ambivalence aux yeux de Spinoza n’est pas synonyme de symétrie, et l’affrontement des tendances centrifuges et centripètes n’est pas spontanément égal. Que les hommes “ne conviennent pas en nature”, selon le mot de Éth., IV, 32, entraîne à titre de quasi-nécessité qu’avec le temps viendra un moment où ils disconviendront, et ceci sans qu’on puisse préjuger ni de l’intensité de la disconvenance ni du nombre de ceux qu’elle va impliquer. On ne peut manquer de remarquer de quelle manière le Traité Politique, qui, lui, empoigne directement la question des formes de la coexistence collective, radicalise le propos de l’Ethique et brise la symétrie apparente qu’on pouvait être encore tenté d’y lire :“Dans la mesure même où les hommes sont tourmentés par la colère, l’envie, ou par quelque autre affect de haine, ils sont l’objet d’entraînements contradictoires, s’opposent les uns aux autres, et en cela sont d’autant plus redoutables qu’ils sont plus puissants, plus habiles, et plus rusés que les autres animaux. Et puisqu’ils sont pour la plupart soumis par nature à ces affects, les hommes sont donc par nature ennemis” » [14].

Et Frédéric Lordon de constater :

« Chacun cherche à rejoindre le groupe le plus puissant qui lui promet les meilleures garanties de protection, si bien que par éliminations successives, le nombre des blocs diminue, tandis que leur taille croît, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un » [15].

Nous sommes déçus cependant par cette conclusion, il faut bien le dire, car certaines évocations promettaient des concepts nouveaux : l’émergence et l’excédence, et surtout l’ambivalence qui introduisaient de fait un Tiers, Un, indivisible, absolu, irréductible, apprécié comme l’axe de détermination du comportement social, et dont dépend la puissance souveraine – l’Imperium – Tiers un instant appelé force morale !

Comment l’affect social, qui peut à l’origine être celui d’une passion des uns et des autres, devient-il une force morale ? Celle-ci préexisterait-elle et s’accumulerait-elle par la similitude en une force collective ?

Lire la suite : Chapitre III – Ambivalence et Antagonisme


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Notes

[1] On ne peut pas ignorer que la similitude des affects a été largement exploitée par le fascisme.

[2] Lordon, Imperium, op. cit., p. 64.

[3] Ibid., p. 80.

[4] « La pluralité des groupements finis s’impose donc comme la solution d’équilibre entre tendances centripètes et tendances centrifuges, également présentes dans les possibilités de la vie passionnelle humaine – sous les figures du dieu et du loup ». (Ibid).

[5] Ibid., p. 81.

[6] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre. Paris, éd du Seuil, 1990, p. 218.

[7] Ibid., pp. 219-220.

[8] Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris, L’harmattan, 1995. Pour pouvoir interpréter le texte d’Aristote lui-même, comme Paul Ricœur, il faut donner au verbe sunaisthesthai (penser ensemble) un sens particulier : il voudrait alors dire “penser avec soi-même”. Dans une note, Paul Ricœur précise : « Le verbe sunaisthesthai, ici employé (IX, 9, 1170 b 4) préfigure très exactement le latin con-scientia. » (Ricœur, op. cit., p. 218). Nous avons soutenu que le “sun” renvoyait à la réciprocité des amis. C’est dans ce sens que l’on peut entendre aussi ce que dit Pierre Aubenque : « Dans le beau passage qui montre que le sage lui-même, même s’il n’en n’a pas à proprement parler besoin, redouble et intensifie par la conscience qu’il a de l’existence de ses amis le plaisir qu’il ressent à la sienne propre, Aristote montre que, pour les hommes, le “suzen”, le vivre ensemble, n’est pas seulement un “sunaisthesthai”, mot à mot un consensus, un sentir ensemble, mais un “échange de paroles et de pensées” (“koinônein logôn kai dianoias”). C’est ce qui différencie les hommes des bestiaux, dont le vivre ensemble consiste à paître ensemble dans le même pré. “Koinonein” ne peut avoir ici le sens passif de la participation à un ordre existant, mais nomme la communication active et réciproque qui permet de constituer un tel ordre. Que l’on appelle cela “logos communicationnel” ou “raison délibérative”, telle qu’elle se pratique dans une démocratie, cela nous achemine vers l’amitié, qui est l’exercice le plus haut du partage. » Cf. Aubenque, Pierre, “Amitié et communauté chez Aristote” dans Problèmes aristotéliciens, 2, Philosophie pratique. Paris, Vrin, 2011, pp. 208-209.

[9] La parole religieuse affirme aussi que la réciprocité est le fondement. Lorsque le Dieu biblique (référence religieuse obligée pour les penseurs occidentaux) se crée en l’Homme, il se rend compte que le pouvoir de celui-ci de nommer tous les êtres de la création ne lui sert de rien vis-à-vis de lui-même. C’est alors qu’il crée à partir de sa moitié l’autre : Eve. Et la structure de réciprocité entre Adam et Eve est dite à l’image d’Elohim ; ce qui signifie que la structure divine qui sert de modèle à l’image est l’entraide, la réciprocité.

[10] « Les forces de convergence cependant ne s’arrêtent pas aux nécessités de la reproduction matérielle. Sous d’autres rapports également “rien n’est plus utile à l’homme que l’homme”. Et les hommes se rapprochent sous le coup d’autres forces passionnelles. La plus puissante d’entre elles, on l’a vu, trouve son origine dans le mécanisme de l’imitation des affects puisque c’est lui qui est au principe du mouvement de la compassion (comme le suggère d’ailleurs son étymologie même). Si, en effet, le spectacle d’autrui affecté suffit à me faire éprouver par “émulation” un affect semblable, alors autrui attristé suscite en moi de la tristesse – cette tristesse même que l’on appelle pitié (Éth., III, 27, Scolie). » (Lordon, Imperium, op. cit., p. 82).

« Cependant, en l’occurrence, le point important est ailleurs. Il est dans la réalité du mouvement que fait faire vers les autres le spectacle de leur affliction. Force profondément sociale, même si elle opère d’abord localement, dans l’entre’affection des corps. Mais cette localité est très dépassable puisque, comme l’a montré le concept de genèse conceptuelle, le mimétisme des affects est toujours susceptible d’un effet de contagion de proche en proche, par quoi se forment des rassemblements de plus en plus grands de personnes communément affectées, réunies par exemple en défense d’un tort particulier fait à quelqu’un. Là encore à même l’étymologie, l’imitation des affects soutient un principe de sympathie, qui connaît l’une de ses réalisations sous la forme de l’entraide, et porte les hommes les uns vers les autres. » (Ibid., pp. 83- 84).

[11] « La division du travail pour repousser de conserve la perspective du dépérissement, et l’entraide sympathique : voilà des figures du dieu que l’homme, même quand il n’est pas sous la conduire de la raison, peut être pour l’homme. Et pourtant sans préjudice du loup. Qu’il sait être également. Le droit naturel, cet autre nom du conatus, ne détermine par soi aucun type d’action univoquement. » (Ibid., p. 84).

[12] Ibid., p. 85.

[13] Ibid., p. 86.

[14] Ibid., pp. 86-87.

[15] Ibid., p. 88.


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