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février 2008

1. La contradiction de l’imaginaire et du symbolique

Dominique TEMPLE

L’action missionnaire des Jésuites dans les Réductions du Paraguay a été le plus souvent louée pour avoir contribué à la défense des communautés indiennes. Nous aborderons la confrontation de l’imaginaire guarani et de la pensée religieuse des missionnaires de cette époque grâce à la relation que le Jésuite Antonio Ruiz de Montoya appelle lui-même : « La Conquête Spirituelle du Paraguay » [1].

*

Les Jésuites s’affrontèrent avec les chamans guarani, les pajé [2], qu’ils appelaient « sorciers ». Mais les combattirent-ils parce que leur Parole s’inscrivait davantage dans l’imaginaire de la réciprocité de vengeance  (lire la définition) que dans celui de la réciprocité des dons ?

Il va de soi que la condamnation de l’imaginaire de la vengeance impliquait la disqualification des structures de réciprocité de meurtre. Mais les Jésuites ont-ils dès lors célébré les structures de réciprocité d’alliance des Guarani ?

Le Père Ruiz de Montoya raconte l’anecdote suivante : Un Indien vint se plaindre au chaman Taubici du vol de deux pieds de canne à sucre. Celui-ci répondit qu’il enverrait un esprit de vengeance qui détruirait les voleurs. Et quelques jours plus tard, une épidémie de dysenterie frappa les coupables. Son prestige concurrença celui du missionnaire chargé de la région (le Père Simon), et l’affrontement eut lieu pour la fête de Corpus Christi. Taubici ordonna que la fête ait lieu dans son village, le Père Simon dans le sien. Montoya raconte :

« Le Père lui enjoignit, ainsi qu’aux autres et principalement à ceux qui étaient déjà chrétiens, qu’ils assistent d’abord à la procession et à la messe et qu’ils ne s’en aillent qu’ensuite. Il ne pu l’obtenir et avec un esprit plein de zèle, il leur dit : “Puisque vous ne voulez pas honorer notre Créateur et Seigneur et que vous méprisez mes admonestations, craignez que là où vous allez, il ne vous châtie très fort” ».

Il advint ce qu’il avait dit puisque :

« (...) Arrivant à son village qui était à une distance de 20 lieux de Saint Ignace, ils reconnurent des Indiens qui étaient dans leurs canoës sur le fleuve. Taubici fut à leur rencontre, les prenant pour des amis, mais eux, après l’avoir reconnu, le tuèrent pour venger l’un des leurs qu’il avait tué. Ses compagnons durent fuir en leurs embarcations et leurs adversaires les poursuivirent. Ils en blessèrent beaucoup, une partie d’entre eux gagnèrent la terre pour sauver leur vie dans l’épaisseur de la forêt, l’autre partie sortit du péril à force de rames. Ils revinrent sans leur chef, ayant bien appris avec ce châtiment à ne pas croire les ministres du démon et à croire ceux de Dieu, ce pour quoi l’Evangile acquit un grand crédit » [3].

Montoya n’hésite donc pas à faire pièce aux chamans sur leur propre terrain en exploitant la coïncidence des faits et des paroles (la mort de Taubici et la menace de châtiment) dès lors que cette coïncidence est favorable à son propos.

Mais aussitôt, il soumet l’imaginaire des chamans à l’épreuve de la réalité :

« Nous arrivâmes à un autre village que gouvernait un cacique réputé désireux d’entendre les choses de son salut. Le démon prétendit faire obstacle à ses désirs et excita un de ses grands ministres, grand prédicateur de mensonges, qui allait en mission de village en village trompant ces pauvres gens, en prêchant qu’il était Dieu, Créateur du ciel et de la terre et des hommes, qu’il délivrait les pluies ou les retenaient, faisait en sorte que les années fussent fertiles, quand (cependant) on ne le mettait pas en colère : que s’ils le faisaient, il arrêterait les pluies et rendrait la terre stérile, et d’autres niaiseries de ce genre, avec quoi il attirait à lui pas mal de sots. Ce magicien s’en vint visiter le cacique (appelé Maracana), lequel prévint trois de ses parents pour qu’ils le ligotent. Le magicien sauta de son embarcation et ayant mis pied-à-terre commença à prêcher une grande harangue et avec une voix très haute (antique coutume de ces bêtes). La matière en était la sottise obstinée avec laquelle ils se font passer pour Dieu. Il arriva à la maison du cacique, présenta ses hommages selon la coutume ; le cacique lui demanda qui il était et pour quoi il venait. “Moi, dit-il, suis le créateur de toutes choses, celui qui a fertilisé les champs et celui qui châtie ceux qui ne me croient pas avec toutes sortes de tracas et de maladies”. Le cacique fit signe aux trois jeunes gens qui le ligotèrent quoique non sans y mettre du temps car il se défendit un long moment leur disant qu’avec sa salive il pouvait les tuer et il leur crachait au visage. Le bon cacique lui dit : “Je veux vérifier s’il est vrai ce que tu dis, que tu donnes la vie aux autres, et je le verrai si tu échappes à la mort que je vais à présent te donner”. Il le fit conduire au fleuve et le fit porter au milieu du courant et l’y fit jeter une grande pierre attachée au cou, où l’infortuné termina sa malheureuse vie »  [4].

Le récit est trop construit pour que l’on prenne à la lettre la version que Montoya donne de la prédication du chaman. Mais il est assez précis pour nous laisser de fortes présomptions sur le commanditaire du piège et du meurtre ! L’idée d’une vérification expérimentale d’une résurrection prise au pied de la lettre sied mal à un cacique guarani. Le texte confirme au moins l’opposition faite entre les caciques et les pajé vis-à-vis desquels il semble bien que tous les coups, y compris la trahison et l’assassinat, ont paru légitimes. On pourrait gloser sur l’honnêteté du Jésuite mais il est plus intéressant de comprendre ce que Montoya recherche dans cette épreuve de force : ne veut-il pas opposer la confusion de l’imaginaire et de la réalité, qui serait caractéristique de la pensée guarani, à la séparation du spirituel et du réel que réaliserait la pensée religieuse occidentale ?

Pour les Guarani, le spirituel et le matériel ne sont pas séparés et la Parole traduit une puissance spirituelle qui s’exprime matériellement. Brandir une croix, symbole de la résurrection, doit ressusciter les morts. Montoya force bientôt le trait : la Parole du chaman qui prétend tuer autrui sera réduite à la « salive » ! Si la salive peut tuer, alors elle peut ressusciter, et si elle peut ressusciter, qu’on le tue et qu’il se ressuscite... !

Pour Montoya, l’image témoigne du spirituel mais celui-ci a une efficience propre dans un domaine qui lui est propre. Il n’oppose donc pas un imaginaire à un autre imaginaire mais à l’imaginaire, le symbolique. Il qualifie de « démoniaque » la Parole des Guarani, et de « divine » la Parole chrétienne, du moment que l’imaginaire des Guarani est prisonnier de la réalité de ce monde et que l’imaginaire chrétien se rapporte à une sphère où les valeurs sont abstraites de toute contingence.

Cette séparation du symbolique et du réel, cette coupure, permet d’instaurer la valeur comme puissance autonome et souveraine. Qu’aucune force naturelle ne puisse donc déterminer la valeur spirituelle est souligné par le titre de « Toute Puissance », et que l’efficience de la valeur spirituelle ne se doive à rien d’autre qu’elle-même, par celui de « Créateur ». Montoya d’ailleurs situe l’affaire à l’approche de la fête de Corpus Christi. Le corps du Christ ne signifie pas la métamorphose de la nature en Dieu mais l’inverse, l’incarnation de Dieu dans la nature humaine.

Lorsque les missionnaires opposent le symbolique à l’imaginaire, ils font référence à une contradiction entre la valeur pure et les fonctions naturelles de la vie déclarées « animales » ou « démoniaques » ; entre un symbole qui est l’expression ou plutôt l’efficace d’une puissance éthique et un imaginaire disqualifié comme n’étant que le reflet de la nature entre l’« ange » et le « démon ».

D’entrée de jeu, Montoya annonce qu’il oppose la « pureté » de la valeur à laquelle se réfère l’intelligence symbolique au « Mal ». Il voit en rêve deux sortes d’Espagnols, les uns anges et les autres démons :

« (...) un immense camp de gentils et quelques hommes les armes à la main qui les poursuivaient et les rattrapant les frappaient à coups de bâtons, les blessaient et les maltraitaient, et tous ceux qu’ils rattrapaient, ils les faisaient prisonniers et les soumettaient à de durs travaux. Il (Montoya parle de lui-même à la troisième personne) vit en même temps quelques jeunes gens plus resplendissants que le soleil, parés de vêtements blancs. Il distingua qu’ils étaient de la Compagnie de Jésus non par la couleur mais par une sorte d’intelligence qui éclairait leur entendement. La blancheur (me dit-il lui-même, comme au plus intime qu’il eut eu en amitié du temps où il était séculier) était le signe de choses bien mystérieuses que je devrais laisser de côté pour ne pas perdre le fil de ma narration. Ces jeunes gens s’employaient avec acharnement à faire reculer ceux qui paraissaient des démons, comme dans un jugement dernier tel qu’on a coutume de le peindre : aux anges de défendre les âmes, aux démons de les outrager. Il vit que ceux de la Compagnie faisaient office d’anges et cette vision l’enflamma d’un ardent désir d’être leur compagnon en un si honorable emploi » [5].

Montoya n’oppose pas deux imaginaires, l’un du bien, blanc, l’autre du mal, noir. Il le dit expressément (non pour la couleur mais par une certaine intelligence qui leur éclairait l’entendement). Au cours de sa narration, il exploitera à nouveau cette image des démons pour ceux des Guarani qui pratiquent la réciprocité de vengeance, puis pour ceux qui refusent de se soumettre. Lorsqu’il évoque donc une certaine intelligence de ses compagnons, il oppose la vertu du symbolique tantôt à son indigence (des Espagnols) tantôt à son impuissance (des Guarani).

L’imaginaire des Guarani

L’imaginaire des Guarani est tributaire des structures de réciprocité dont la plus importante est sans doute la réciprocité d’alliance (la prohibition de l’inceste). Les Guarani s’interdisent les mariages de cousins parallèles et les contractent de préférence entre les familles qui n’ont encore aucun lien de parenté. Les hommes les plus prestigieux multiplient ces alliances pour créer l’être social le plus grand possible et la polygamie est le signe de la réussite sociale. La polygamie va devenir le point d’ancrage de la contradiction entre Guarani et missionnaires.

Montoya reconnaît l’importance de la prohibition de l’inceste :

« (...) car ils eurent un très grand respect à cet endroit des mères et des sœurs et traitèrent de cette chose (l’inceste) ne fut-elle envisagée qu’en pensée, que comme une abomination et, même après être devenus chrétiens, du fait qu’une femme soit parente à quelque degré de parenté, et même exempté ou licite, sans dispense, ils ne l’admettent pas pour épouse disant qu’elle est leur sang ».

Quelques lignes plus haut, Montoya donnait la raison de la polygamie sur laquelle, notons-le à son crédit, aucun anthropologue ne semble avoir jusqu’ici réfléchi avec autant de justesse. Ces derniers la justifient en effet tantôt par l’usage de la force de travail féminine, tantôt par le souci d’acquérir une force de reproduction, ou comme capital symbolique, enfin comme le moyen de multiplier les liens sociaux, mais jamais comme une conséquence du prestige de la Parole. Montoya observe que la Parole fascine les Guarani au point que l’éloquence est le critère de la hiérarchie sociale. Les relations de parenté se soumettent donc au prestige de l’éloquence, et les Guarani donnent leurs filles à ceux qui sont les « maîtres de la Parole ».

La filiation est également tributaire du prestige de la Parole :

« Beaucoup s’ennoblissent par l’éloquence dans la Parole (tant ils estiment leur langue et avec raison car elle est digne de louange et d’être célébrée parmi les plus renommées). Avec elle, ils s’agrègent des gens et des vassaux avec lesquels ils restent ennoblis eux et leurs descendants. Les plébéiens les servent pour faire leurs brûlis, semer et récolter les moissons, faire les maisons et leur donner de leurs filles quand ils les apprécient, en quoi ils ont toute liberté païenne » [6].

La séparation du spirituel de ses contingences entraîne-t-elle l’abandon et le rejet des structures de réciprocité qui transforment toutes les fonctions naturelles en activités douées de sens ou de valeur ? Avec la condamnation de la nature, les structures de réciprocité qui la métamorphosaient en vie spirituelle sont-elles détruites ?

Le refus de la réciprocité

Montoya a bien situé le problème : la polygamie est le symbole de ce que la Parole, chez les Guarani, naît de la réciprocité. L’affrontement doit viser cette image décisive : il décide donc d’organiser la Mission à partir du préalable de la monogamie et de substituer à la relation d’alliance le sacrement du mariage : le serment de mariage n’est plus prononcé par les contractants mais par le prêtre. La condition d’entrée dans les Réductions des Jésuites sera la répudiation de toutes les concubines à l’exception de celle qui recevra le sacrement du prêtre lui-même.

C’est ici que Montoya nous indique comment il entend dissocier l’imaginaire guarani (qu’il appelle celui du démon) du symbolique. Montoya cite la profession de foi d’un cacique (Miguel Artiguay) qui s’oppose à la Mission sur la polygamie en dépit des avantages extraordinaires que lui offre la Mission (sauvegarde de l’esclavage et du génocide, le don des techniques occidentales (la hache de fer...). La profession de foi de Miguel Artiguay est rapportée trois fois ; ce qui est extraordinaire dans un texte aussi ramassé que celui de la Conquête. Une première fois :

« Les démons nous ont amené ces hommes parce qu’ils veulent avec de nouvelles doctrines nous retirer de l’antique et bon art de vivre de nos Anciens, lesquels eurent de nombreuses femmes, de nombreuses familles et la liberté de les choisir selon leur goût et maintenant ils veulent que nous nous attachions à une seule femme. Il n’est pas sage que cela se produise mais plutôt que nous les chassions de nos terres ou que nous leur ôtions la vie » [7].

Une seconde :

« Vous autres, vous n’êtes pas des prêtres envoyés par Dieu pour notre salut, mais démons de l’enfer envoyés par son prince pour notre perdition. Quelle doctrine nous avez-vous apportée ? Quel repos et quelle satisfaction ? Nos ancêtres vécurent avec la liberté, ayant pour leur honneur les femmes qu’il voulaient, sans que personne n’ait la main sur elles, et avec elles ils vécurent et passèrent leur existence dans l’allégresse, et vous, vous voulez détruire leurs traditions et nous soumettre à une charge aussi lourde que de nous lier avec une seule femme ».

Lors de cette apostrophe, les missionnaires tentent de maîtriser celui qu’ils appellent un loup, mais il se débat et réussit à s’enfuir. Puis, il rassemble les siens leur disant, et c’est la troisième fois que Montoya lui donne la parole :

« Frères et fils, il n’est plus temps de supporter tant de maux et calamités comme ceux qui nous viennent de ceux-là que nous appelons Pères. Ils nous enferment dans une maison (Église, eut-il dû dire) et là ils crient et nous disent le contraire de ce que nos ancêtres firent et nous enseignèrent ; ils eurent de nombreuses femmes, et eux veulent nous les enlever et ils veulent que nous ne nous contentions que d’une. Cela n’est pas bien, cherchons le remède à ces maux » [8].

Les motivations de Miguel Artiguay sont bien perçues par Montoya. D’une part la liberté, et la responsabilité, qui sont deux valeurs liées à la réciprocité. Mais il lui faut se reprendre à trois reprises pour rendre compte de l’argumentation de son adversaire. À la troisième seulement Montoya reconnaît qu’Artiguay oppose la réciprocité d’alliance et de filiation (frères et fils) au principe religieux (Eglise aurait-il dû dire). Dans les deux précédentes citations, il dénonçait seulement la revendication de la responsabilité inhérente à la Parole libre (de discourir par monts et vallées).

Montoya en vient donc à préciser deux contradictions, l’une que nous avons déjà commentée entre la Parole religieuse et la Parole politique, l’autre qui porte sur le contenu de la Parole et que nous cherchons à préciser : (« ils nous disent le contraire »). La contrariété est rapportée trois fois sur la question de la polygamie. Il est clair que pour Artiguay, si la polygamie ne témoigne plus du prestige de la Parole (« Nos Ancêtres vécurent avec la liberté ayant pour leur honneur les femmes qu’ils voulaient... »), cela signifie que la réciprocité d’alliance et la réciprocité de filiation ne sont plus considérées comme les matrices fondamentales de la société. Artiguay, tout comme Montoya, a focalisé la contradiction en un point névralgique.

L’origine surnaturelle du symbolique

On ne pourrait ici prétendre que Montoya n’avait pas pris connaissance de l’importance des principes de la société guarani puisqu’il a précédemment reconnu que l’alliance matrimoniale était ordonnée à la plus grande gloire de la Parole. Mais s’il veut détruire la structure de base de la société guarani, c’est qu’il propose quelque chose qui lui paraît supérieur. La Parole, il en fait l’expression de la pureté de la valeur.

Il lui faut démontrer l’efficience des valeurs spirituelles. Montoya raconte alors une histoire édifiante :

« Le jour se leva et à ce moment arriva un cacique très important et il dit : “Père, marie-moi”. Le Père l’avait sermonné longtemps pour qu’il se marie car il était déjà chrétien et parce qu’il avait pour concubine une très belle Indienne, mais il ne se décidait pas à se marier différant chaque jour la chose. Le Père lui dit : “Fils ! qu’est-ce que cette nouvelle ?”. “Marie-moi”, répondit-il. Le Père insista sur ses raisons, étonné par la hardiesse avec laquelle il demandait la chose qu’il avait refusée avec tant d’entêtement. “Que tu me maries tout de suite (dit l’Indien) parce que je ne veux pas passer une autre nuit aussi éprouvante et harassante que la nuit passée. Sache que je suis allé dormir et, dans le premier sommeil, me blessant au côté de je ne sais qui, celui-ci me dit : “Marie-toi, pourquoi ne fais-tu pas ce que t’ordonne le Père ?”. Je me réveillai et je ne vis personne, mais vis que tous mes gens dormaient. Je me recouchai et à peine avais-je fermé les yeux qu’il m’arriva la même chose une deuxième, puis une troisième fois sans que je vois personne. “Laisse-moi, criai-je, et je te promets qu’à l’aube, j’irai demander au Père qu’il me marie”. Je restai si impressionné que je ne pus dormir désirant le jour pour venir demander que tu me remettes en état” (…) » [9].

Cet homme est marié selon sa foi, mais pour le missionnaire, l’épouse n’est encore qu’une concubine. Le mariage doit être prononcé par qui dispose du sacrement. Le Guarani résiste mais la Parole qui se soutient d’elle-même sans aucune justification et sans intermédiaire ni témoin (la nuit tout le monde dormait) se présente comme un commandement qui réveillerait un mort (deux fois, et même trois). Ce ne sont donc pas les adjurations du missionnaire qui emportent la conviction de ce cacique mais la force de la Parole pure en tant que manifestation de la puissance spirituelle. Et celle-ci est assez terrible non seulement pour le réveiller mais le blesser.

Le sacrement est une Parole d’en haut contre une Parole d’en bas, la Parole de l’Esprit contre la parole de la Nature, et le Guarani entend la Parole qui le frappe à la « côte d’Adam » d’où est née la femme : si la « femme » elle-même est « parole » divine, le mariage est aussi « parole » divine.

Non seulement Montoya disqualifie les noces de chair parce qu’il n’accepte pas de reconnaître qu’elles sont maîtrisées par une règle de réciprocité (s’il le voit, il n’en tient pas compte), mais il exige que les époux demeurent chastes et si possible vierges. Il raconte :

« On maria un jeune homme de la Congrégation avec une jeune fille de son âge, demoiselle de très bons partis. Le jour de son mariage, le chaste jeune homme parla à sa femme en ces termes : “S’il te plaît de concourir à ma détermination, je saurais que tu m’aimes et qu’en vérité tu m’as choisi pour époux ; sache que mon désir est de conserver l’intégrité de mon corps pour que mon âme se garde pure, et que je ne suis pas allé avec aucune femme et que je désire ne pas perdre ce bonheur. S’il te plaît que comme deux chastes frères nous vivions jusqu’à la fin de nos jours, ce serait pour moi la plus grande preuve que tu puisses me donner de ton amour, car tu as entendu ce que les Pères nous disent de l’intégrité, de sa beauté et de son prix ; l’ignominie de ce vice qui entraîne sans freins comme des fous ceux qui s’en imbibent, cela également tu le leur as entendu dire souvent ; une agnelle tu seras et nous nous dédierons au service perpétuel de la Vierge, Mère de la pureté et amoureuse de ceux qui en une si grande vertu l’imitent. Considère bien les choses, car le temps de cette vie est bref, celui de l’autre vie, éternel, le plaisir charnel très bref, sans fin sa peine, et s’il est vrai que le mariage est licite et bon, meilleur est (ainsi le disent les Pères) de vivre dans la pureté. Je vois bien que les Pères nous avertissent tous que notre perfection est de nous marier à l’aube de l’appétit, du plaisir, avant que nous enlève la nuit du péché. Déjà nous avons rempli notre devoir de nous marier publiquement, maintenant nous sommes frères en secret” » [10].

Le jeune homme meurt quelque temps plus tard ; le Père veut remarier la jeune femme qui lui répond que si elle a pu garder sa virginité mariée, elle pourrait tout aussi bien la conserver sans se remarier. Montoya s’émerveille et vante sa chasteté à l’encontre du paganisme « qui fut celui de ces gens la veille et dont l’idole commune était la chair » [11]. Le Père s’incline devant la pression publique : (il est licite d’être marié), mais il prend sa revanche aussitôt par le secret (en secret restez frères). Le sacrifice de la chair est à ses yeux nécessaire à l’élévation de l’esprit.

La non-reconnaissance de la réciprocité naturelle s’accompagne donc de l’isolement de la valeur dans l’idée de Pureté. La Virginité devient le symbole de cette Pureté. La Vierge sera l’image de cette pureté. (« Nous nous dédierons au service de la Vierge, Mère de la Pureté »). Le champ que Montoya veut dégager pour la défense de cette Pureté sera celui d’une Congrégation, qui aura pour nom celui de la Vierge. La Congrégation résultera d’une sélection de la vertu :

« ... ainsi nous tentâmes d’ériger une Congrégation de Notre Dame. Nous fîmes élection de seulement douze candidats ceux qui étaient le mieux établis dans la vertu » [12].

Si Montoya veut signifier la coupure radicale du symbolique et du réel, il doit néanmoins trouver des images pour se représenter la vertu que puissent recevoir les Guarani. Il choisit des images antagonistes de celles dans lesquelles s’expriment les valeurs des Guarani. À l’homme glorieux aimé d’une multitude de femmes sera opposé l’idéal une Vierge glorieuse honorée d’une multitude de bienheureux.

Pour préciser cet imaginaire, Montoya fait appel aux rêves de femmes mourantes. À chaque fois que l’une d’entre elles se réveille du coma et jouit de quelque répit, il emploie le mot de « résurrection » car sinon sans doute le rêve de l’agonisante eut été pris dans les rets de la tradition guarani selon laquelle l’âme distincte du corps peut s’en échapper provisoirement et y revenir. La « résurrection », pour Montoya, signifie l’intervention d’un Dieu créateur sur un phénomène naturel. La parole rapportée par la ressuscitée ne peut lui avoir été confiée que par Dieu pour être transmise aux fidèles.

« Mes fils, fils de la Congrégation de notre très Sainte Mère et Notre Dame, pour votre cause je reviens à mon corps. Je suis morte véritablement mais je dois maintenant vivre cinq autres jours parce que je viens seulement pour vous apporter quelques bonnes nouvelles de la part de Notre Mère et de Notre Dame la très Sainte Vierge et vous dire qu’elle est très contente de cette Congrégation et que beaucoup de ceux qui vivent en elle lui plaisent, et elle vous dit de la promouvoir et moi, de ma part, je vous en prie et que vous respectiez bien l’obligation que vous avez de continuer dans la vertu et de donner le bon exemple ainsi que de vous aimer les uns les autres et de suivre les conseils que vous donnent les Pères » [13].

Dans ce texte, on reconnaît un imaginaire guarani car c’est elle, femme, qui revient à son corps et qui dit le bien et exhorte les siens à suivre les conseils des Prêtres (je reviens à mon corps (…) et moi, je vous en prie…).

Montoya mentionne alors l’intervention du Père Juan Agustin. Il y a donc deux rapporteurs de l’événement, le premier probablement un Guarani, le second le Père Juan Agustin. Mais aussitôt la perspective change :

« Arriva le Père Juan Agustin et elle poursuivit disant : “après que j’eus terminé cette vie, je fus emmenée en enfer où je vis un feu horrible qui brûle mais n’éclaire pas et qui provoque une grande peur, je vis en lui quelques uns de ceux qui sont morts et qui vécurent dans notre compagnie, et nous les connaissions tous, lesquels souffraient de grands tourments. Ensuite on me porta au ciel où je vis Notre Mère si précieuse, si resplendissante et belle, si adorée et servie de tous les bienheureux, et en sa compagnie d’innombrables saints très très beaux et resplendissants tellement que tout ce qui est par ici paraît ordure, fumier et laideur, là-bas tout est précieux, tout est beauté et richesse. Là, je vis ceux qui sont morts de notre Congrégation très resplendissants vêtus de gloire. Après qu’ils m’aient vue, ils me firent mille compliments et principalement pour être, moi, membre de la Congrégation, et ils vous envoient de grands encouragements et principalement pour que vous promouviez cette Congrégation et que vous soyez de véritables chrétiens » [14].

La forme a changé, de l’actif on est passé au passif (je fus emmenée, on me porta... Ils vous envoient). Le rêve n’est plus qu’un récit pour une parole qui vient de l’au-delà. L’imaginaire féminin, les bienheureux et les saints adorant la Vierge resplendissante est bien le contraire de celui des Guarani et il est suspendu à la Parole qui vient d’en haut, une Parole qui se veut l’efficience de la valeur pure alors que la Parole, pour les Guarani, vient d’en bas et s’élève comme le produit de la structure sociale, de la communauté de réciprocité.

Lire la suite : 2. Le péché de l’ange

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Notes

[1] MONTOYA, Antonio Ruiz (de). Conquista espiritual hecha por los religiosos de la Compañía de Jesús en las Provincias del Paraguay, Paraná, Uruguay y Tape. Madrid : Impr. del Reyno, 1639. Réed. Asunción de Paraguay, (1876), reed. 1996.

[2] Payé en langue guaraní.

[3] MONTOYA, A. R. (de). La Conquista espiritual del Paraguay, op. cit., cap. IX.

[4] Ibid.

[5] Ibid., cap. IV.

[6] Ibid., cap. X.

[7] Ibid., cap. XI.

[8] Ibid., cap. XII.

[9] Ibid., cap. XV.

[10] Ibid, cap. XV.

[11] Ibid., cap. XLVII.

[12] Ibid., cap. XI.

[13] Ibid., cap. XL.

[14] Ibid., cap. XL.


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