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janvier 2009

2. Polarités non contradictoires de la Parole

Dominique TEMPLE

Que ce soit la Parole d’union ou la Parole d’opposition, la Parole est d’abord rivée à ses conditions de naissance. Et bien entendu il y a là une sujétion  (lire la définition) .

Les hommes ont tenté de rompre cette sujétion : ils ont remplacé le système de réciprocité, le système de parenté, les relations d’alliance et de filiation, de guerre et de meurtre, en reproduisant la réciprocité dans la sphère d’un imaginaire qui ne dépende plus de la nature, mais qui soit le reflet de leur travail : c’est la deuxième terre, donc.

Aux signifiants imposés, on a substitué des signifiants inventés. Je crois que le don témoigne de cette substitution. Le gage d’une relation de parenté est devenu un don, et les dons sont devenus des équivalents dans toutes les relations de réciprocité ; et finalement, l’équivalent général de réciprocité, la monnaie, a permis de généraliser le marché de réciprocité.

Le marché de réciprocité est un lieu de rencontre pour les inventions des hommes et pour la répartition du produit de leur travail : d’abord du bétail et des fruits de l’agriculture. Je pense que la soif de valeurs humaines entraîne alors une confrontation entre deux passions : l’une pour l’efficience du symbolique, l’autre pour la genèse du symbolique.

Si je veux engendrer de la valeur, il faut multiplier les alliances productives de cette valeur : j’appelle ce comportement genèse  (lire la définition) . Si je veux m’identifier à l’efficience de la valeur, il faut que je m’identifie à la parole qui exprime cette valeur, la Loi. L’affrontement aura lieu entre les témoins de la Loi (les prêtres, les chefs) et les hommes qui produisent les conditions d’existence de la cité où la Loi peut se constituer. Les premiers vont naturellement contester aux seconds, qui sont déjà là, leur autorité, et ils leur contesteront à plus forte raison tout droit de contrôle sur leur propre autorité. Dès lors, ils seront tentés de donner une importance considérable à la logique de non-contradiction de la Parole, et par suite ils seront tentés de lui confier l’origine de la toute puissance de la fonction symbolique, une origine qui est située donc hors de la nature.

Mais ils postulent que la réalité de leur Dieu est non-contradictoire puisque définie par le vecteur de la Parole, c’est-à-dire de même essence logique que celle des polarités de la nature dont ils pensent qu’elle est à l’opposé du Dieu ! Ils ont pour cela de bonnes raisons : le sentiment à l’origine de la parole est si absolu que l’on confond aisément cette absoluité avec une non-contradiction logique. Et la Parole dont ils sont les détenteurs qui véhicule cette absoluité est, elle, réellement non-contradictoire. Si du contradictoire subsiste dans le symbole, il est comme résorbé par la polarité spécifique de la Parole d’union.

Cette fois-ci, il ne faut pas entendre le hors de la nature comme hors de la nature biologique et de la nature physique parce que situé entre l’une et l’autre, mais hors précisément de toute instance située entre la nature biologique et physique. Il s’agit là d’un nouveau principe donc de : non-réciprocité, et qui est situé dans une transcendance radicale. On dira que Dieu est le créateur du monde. On donnera au verbe créer le sens de définir à volonté la nature à partir de rien, mais l’on attribuera cette faculté à une entité extérieure à la création.

Les esprits religieux vont définir cette polarité non-contradictoire de la Parole comme le Bien. Il en résulte qu’ils nomment aussi le Mal ce qui s’y oppose (ce qui vient de la nature ou encore tout ce qui altère ou relativise la non-contradiction du Dieu créateur du monde). Les témoins de cette Parole religieuse considèrent (et cela logiquement) tout ce qui relève de ce que j’ai précédemment appelé genèse comme antagoniste de cette nouvelle origine et de ce nouveau principe non-contradictoire. Ceux qui auraient le malheur de leur rappeler quelles sont les conditions originaires de l’autorité spirituelle, c’est-à-dire la réciprocité, seront condamnés comme des anges du Mal. Je vais, pour illustrer ce thème, opposer ici ces deux visions à partir de deux interprétations de textes fondateurs. Ce que je mets en face l’une de l’autre ce ne sont pas les textes eux-mêmes, que cela soit bien clair, mais leurs interprétations.

Voici comment Peter Sloterdijk interprète le début de la genèse biblique :

« Nous comprenons à présent qu’entre l’inspirateur et l’inspiré il ne peut exister un clivage ontologique aussi aigu qu’entre un maître animé et son outil inanimé. Là où entre en vigueur le pacte pneumatique entre celui qui donne l’insufflation et celui qui la reçoit – c’est-à-dire là où s’immisce l’alliance communicative ou communionale – se forme une intériorité bipolaire qui ne peut rien avoir de commun avec la disposition autoritaire que l’on a sur un sujet par le biais d’une masse objective manipulable. L’insufflant et l’insufflé peuvent bien venir en premier et en deuxième d’un point de vue temporel, il n’empêche que dès qu’est accompli le déversement du souffle vital dans l’autre forme, androïde, s’établit une relation réciproque, synchronisée et tendue de part et d’autre, entre les deux pôles de l’insufflation en fonction. Cela semble constituer la partie essentielle de l’artifice divin : lors de l’insufflation, on prend immédiatement en compte une contre-insufflation. On pourrait dire sans détour que ce que l’on appelle l’existence d’un créateur ne préexiste pas à l’œuvre pneumatique, mais s’engendre en synchronisation avec cette œuvre même, comme un face-à-face intime avec son semblable.
 
Le souffle relève donc d’emblée de la conspiration, de la respiration, de l’inspiration ; dès qu’il y a respiration, on respire à deux. Puisque les deux sont présents au commencement, il serait absurde d’arracher par la force une indication sur celui des deux pôles qui a commencé à l’intérieur de cette dualité. Bien entendu, le mythe doit se donner pour but de dire comment tout a commencé et ce qui a été en premier – ici comme partout. Mais dans la mesure où il tente de le faire sérieusement, il doit aussi, désormais, parler d’un va-et-vient originel, pour lequel il ne peut exister de premier pôle. Tel est le sens du discours biblique sur la création de l’homme à l’image de Dieu. Il ne signifie pas que le créateur ait été un mystérieux androïde solitaire qui, à un moment donné, sur un mouvement d’humeur, s’est mis à décalquer son apparence – apparaissant à qui donc ? – sur des corps terrestres ; ce serait tout aussi absurde d’imaginer que Dieu pourrait avoir désiré la compagnie de figures d’argile non égales à lui, mais présentant une similitude formelle avec lui. Ce n’est pas la poupée humaine creuse que désigne la création de la subjectivité et l’animation réciproque. Le fait d’être “à son image” n’est qu’une expression rigidement optique et attaché au jargon des artisans, pour désigner un rapport de réciprocité pneumatique. La faculté intime de communiquer au sein d’une dualité primaire : voilà la marque de Dieu. Elle n’implique pas tant une similitude visuellement perceptible entre l’image originelle et la reproduction que le complément originel apporté à Dieu par son Adam, et à Adam par son Dieu. La science du souffle ne peut se mettre en marche que sous la forme d’une théorie des couples » [1].

Sloterdijk conçoit la naissance de l’homme à partir d’une relation de réciprocité, et si la parole de l’auteur de la genèse doit payer un lourd tribut au caractère non-contradictoire des signifiants de la Parole, tous ses efforts sont orientés dans le même sens : échapper à cette malédiction pour faire ressentir ce dont il est question : que le souffle même de la Parole, l’inspiration ou le sentiment qui fait que les hommes sont hommes, ce souffle naît d’une relation de réciprocité.

Auparavant, Sloterdijk avait montré que c’est à partir de la glaise et du métier de potier, de la fonction de l’artisan, que se construisent les premiers corps comme si le mouvement de la genèse ne cessait de mobiliser depuis le commencement toute la nature, l’eau et la terre et le feu. Sloterdijk montre ensuite que dans l’embryogenèse, c’est comme si toute expérience humaine recommençait la genèse. C’est dans une réciprocité fondamentale et acoustique que l’enfant commence en effet à discuter au stade du fœtus avec sa mère dans l’eau de la cavité amniotique. Il montre ensuite comment le placenta est l’autre, et comment il est universellement reconnu comme signifiant de l’altérité.

On pourrait ajouter à ses observations celles de Jacqueline Michaux [2] chez les Aymaras qui montrent que le placenta est célébré par les hommes et les femmes des communautés andines comme le frère jumeau du nouveau-né, et qu’il est considéré ensuite comme le frère perdu. La perte du placenta pour les peuples andins c’est un peu comme la perte du paradis : l’altérité est désormais conçue comme une perte irremplaçable et que nul ne pourra plus combler, c’est-à-dire d’une nécessité irréductible.

Cela voudrait dire que l’altérité est requise comme condition sine qua non de la réciprocité dans la Parole : comme la condition de l’interlocution. On ne s’étonnera donc pas de la célébration des jumeaux et de certains rituels destinés à dire que cette altérité ne devra jamais être annulée.

La polarité non-contradictoire de la Parole d’union

Sloterdijk interprète ce que je cherche à faire apparaître à partir d’une vision que j’appelle la genèse.

En sens inverse, voici comment est perçu le rôle de la Parole lorsqu’elle est happée par sa polarité non-contradictoire. Cette interprétation est celle du philosophe Michel Henry [3] dans Paroles du Christ :

« Comment le Christ dénonce-t-il la réciprocité qui forme le tissu des relations humaines les plus habituelles, leur conférant ce caractère “naturel” d’où elles tiennent aux yeux de tous leur justification – cette réciprocité qui fait que, mus comme par une force invincible, nous aimons ceux qui nous aiment ? Pourquoi, à notre stupeur, le Christ brandit-il le glaive qui vient trancher ces liens familiers où la vie cherche et trouve son accomplissement et sa joie ? Comment ? Par une affirmation radicale de la non-réciprocité. Pourquoi cette affirmation ? Parce que la non-réciprocité est le trait décisif de la nouvelle relation fondamentale que nous venons de découvrir, la relation intérieure et cachée de l’homme à Dieu, plus exactement de Dieu à l’homme. »

Il célèbre ainsi la non-réciprocité :

« La non-réciprocité de la relation intérieure qui nous lie à Dieu signifie l’intervention d’une autre relation que celle qui s’instaure entre les hommes, prenant son point de départ en nous, trouvant en eux le principe de ses vicissitudes. La non-réciprocité désigne la génération immanente de notre vie finie dans la vie infinie de Dieu. Elle ne prend son sens que référée au procès interne de cette vie absolue et infinie de Dieu lui-même. Car dans le procès interne de cette vie infinie chaque vivant est apporté dans sa propre vie, en sorte que la relation entre ce vivant et la Vie qui le fait vivre ignore toute réciprocité en effet ».

« L’anti-réciprocité » : Dans un colloque International autour de Michel Henry, à Montpellier, on a entendu cette formule : « La réciprocité de l’amour est la marque du néant », dite par un orateur venu tout exprès de l’Université du Latran [4]. Et l’on peut dire que la formule est légitime parce que pour la logique de non-contradiction dans laquelle est happée la Parole religieuse (qui n’est autre que la Parole d’union devenue principe), le contradictoire, en effet, est le néant.

Et dans ce même colloque, l’efficience de la fonction symbolique a été présentée comme l’instance par excellence de la non-réciprocité. Entre la non-réciprocité de Dieu et la réciprocité des hommes, le combat y fut décrit en des termes explicites, empruntés essentiellement aux Évangiles, bien que ces emprunts nous aient paru assez raccourcis. Mais, alors, que faire du commandement que l’on trouve dès l’origine dans toutes les Traditions : le commandement de réciprocité ou encore le commandement d’amour réciproque ? Ce commandement dont nous avons dit qu’il est le secret emporté par la Parole à partir de sa naissance et comme la condition de sa fécondité, de sa renaissance donc, ce que j’appellerai la résurrection ? Car si la matrice du divin est invisible, le commandement, lui, est éclatant !

Selon Michel Henry :

« Pensée à la lumière de la bonté, la parole semble se réduire à une prescription éthique, indiquant en effet comment se conduire à l’égard des autres. Non plus selon la loi spontanée naturelle de la réciprocité, rendant le bien pour le bien, mais aussi le mal pour le mal, l’hostilité ou la vengeance pour l’insulte ou le dommage subi. Rendre le bien pour le mal, selon la Parole nouvelle, c’est faire en sorte que les relations dites naturelles sont détruites et la loi ancienne (œil pour œil, dent pour dent) renversée. Seulement, la Parole dit quelque chose de plus que le renversement des relations humaines, si important soit-il. Elle n’entraîne celui-ci, semant la division et la discorde là où régnaient l’entente et l’amour réciproque, que parce qu’elle bouleverse d’abord la condition humaine. La raison en est que cette dernière ne se définit plus sur le plan humain par le système des relations réciproques entre les humains mais par la relation intérieure de chacun d’entre eux à Dieu. C’est parce que la condition humaine est constituée par la relation à Dieu que celle des hommes entre eux ne peut plus obéir à des critères et à des prescriptions humains puisant leur origine dans une prétendue nature humaine qui n’existe plus. Ce changement de nature, cette transsubstantiation d’une nature humaine en une nature générée en Dieu, divine en son principe et dont les actions ne peuvent plus découler désormais que de ce principe et de cette origine divine, c’est ce qui se trouve signifié en un passage d’une extrême densité : “Faites du bien et prêtez sans attendre en retour, et vous serez les fils du Très-Haut” » [5].

« Sans attendre de retour », mais c’est le principe effectivement de toute valeur éthique qui naît d’une matrice de réciprocité. Le courage est sans condition, la générosité est sans condition, l’hospitalité est sans condition, la justice est sans condition, la responsabilité est sans condition. Mais encore faut-il que ces consciences affectives soient non pas comme la chair du monde entre les quarks, entre les ondes et les atomes, mais la conscience affective qui naît entre les hommes.

Désormais, la lutte est ouverte entre la non-réciprocité interprétée comme la marque de la Toute Puissance Divine et la réciprocité humaine qui pour être son contraire est, selon Henry, la marque du néant.

« Le fondement de tout amour, le fondement de la vie se dérobe quand on le demande tour à tour à des réalités, fussent-elles symétriques, dont aucune ne se suffit à elle-même, ne porte ce fondement en soi. La réciprocité est, ici, la marque du néant. Cette absurdité de la relation humaine réduite à elle-même, cette absurdité qui n’est autre que la négation de Dieu et qui constitue le blasphème, soulève la colère du Christ. Les paradoxes des Béatitudes sont l’équivalent de la déclaration passionnée : Abbah, Père ! [6]

La non-réciprocité devient une proclamation de foi, à la limite de la déclaration de guerre :

« Or, cette dissolution des liens familiaux, au premier abord si choquante, rend possible la division entre les membres d’une même famille dont le Christ, en un passage déjà rencontré, affirmait qu’elle était sa mission. “Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive, séparer l’homme de son père, la fille de sa mère” » [7].

À défaut de se reconnaître comme le fruit de la réciprocité, le commandement divin de s’aimer les uns les autres devient une parole incluse dans la non-réciprocité, elle est le secret de la Parole, mais un secret caché au fond de la non-contradiction de la Parole pour lequel Henry invente le concept de intériorité réciproque.

« Comment ne pas observer alors que la non-réciprocité entre la vie absolue de Dieu et la vie de chacun des vivants auxquels elle donne la vie – dont elle est la vie – crée entre ces derniers une nouvelle réciprocité ? Celle-ci ne résulte plus du fait que les hommes entre lesquels elle s’établit ont une même nature, une autre nature humaine. Elle résulte de la relation intérieure de chaque vivant à la Vie en laquelle il vit ; et de cette façon, de la relation intérieure qu’il a, en cette vie, avec chacun des autres vivants qui puisent leur propre vie dans cette même Vie - qui est la sienne et qui est la leur, qui est leur vie à tous. Cette relation intérieure de tous les vivants entre eux dans la même Vie en laquelle chacun vit et qui vit en lui n’est autre que la nouvelle réciprocité fondée par le Christ, celle qui fait de chaque homme et de chaque femme un frère et une sœur pour son frère et pour sa sœur » [8].

La non-réciprocité qui oppose à la nature humaine une loi de réciprocité divine devient une proclamation de foi (religieuse) de la non-réciprocité.

« L’affirmation passionnée de la non-réciprocité qui caractérise la relation de l’homme à Dieu – bon pour les ingrats et les méchants – s’accompagne de l’affirmation inconditionnelle de cette relation. Loin d’être autonome, par conséquent, la condition humaine consiste dans cette relation intérieure à Dieu, n’existe qu’en elle, ne s’explique que par elle. C’est ce que signifie la non-réciprocité… » [9].

On comprend aisément que la passion de l’auteur le conduira à dévaloriser la réciprocité humaine en la réduisant à une lutte d’intérêts triviaux pour mieux réserver à la nature du Dieu le fait d’une réciprocité pure.

« Si l’on relit dans Marc et dans Matthieu la liste des maux issus du cœur, il est frappant de constater qu’ils s’inscrivent tous dans ce que nous avons appelé “le système de l’humain” et qui est en vérité un système de l’égoïsme. Chacun d’eux en effet – meurtres, adultères, vols, faux témoignages, diffamations – entre dans la ronde de la réciprocité dont on a vu qu’elle ne possède en elle-même aucune valeur puisqu’elle est aussi bien la réciprocité de la haine, du ressentiment ou de l’envie que celle de la bienveillance ou de l’amour. Pourquoi cependant toutes les modalités de l’existence citées dans ces passages relèvent-elles du mal ? C’est ce que l’analyse de la subversion du cœur humain nous a appris. Tenant pour rien la relation intérieure à la vie en laquelle il est engendré, le moi se prend pour cet ego-sujet qui subsiste par lui-même et ne doit rien à personne » [10].

Enfin ! Définir la réciprocité humaine par l’égoïsme, ce sera l’ultime tour de force de ce renversement, comme dit l’auteur, qui attribue désormais la réciprocité à la vie intérieure du Dieu. Mais dans ce retournement, on ne distingue que trop bien ce qui s’impose au raisonnement du philosophe : l’inflexibilité de la logique de non-contradiction depuis le commencement lui impose de n’interpréter la réciprocité humaine que comme un rapport de forces, c’est-à-dire en définitive un échange, et l’oblige à interpréter la réciprocité en Dieu comme ce qu’il appelle la Vie, c’est-à-dire un don unilatéral qui s’engendre lui-même.

Cette passion philosophique pour la non-contradiction s’entend comme la passion de libérer la parole symbolique de toutes connotations qui en voileraient la transparence, qui en altéreraient la pureté, ou encore qui en diminueraient l’efficacité. Mais à quel prix ! Au prix de l’arbre qui porte les vrais fruits, qui reste ignoré, et à plus forte raison ses racines ! Au prix de l’arbre de vie auquel est substitué un autre arbre, celui-là même de la connaissance du bien et du mal, et que l’on prétendait récuser comme étant celui de la réciprocité, ce qui est peut-être toute l’habileté d’un serpent !

Une telle passion est peut-être aussi « Le péché de l’ange » [11].

On pourrait répondre à Michel Henry que le signifiant premier, le nom de la mère, est donné par la nature, il dit ce qui est parfait (le ciel). Le signifiant second, le nom du père, est inventé par l’homme à la sueur de son front (la terre), il dit ce qui est imparfait.

Au ciel, la femme est le signifiant premier, c’est donc la femme qui est mise à l’épreuve. La confusion de l’autre avec l’identique par la possession ou l’avoir, est l’erreur de l’Eve biblique qui s’écrie : « J’ai caïné de Dieu », ce qui s’entend comme « j’ai acquis de Dieu » [12]. Eve met le fruit de la réciprocité sous la tutelle d’une Parole d’union dont la polarité non-contradictoire absorbe l’avènement à lui seul ; l’acquisition n’étant en aucun cas une co-production mais la reconnaissance de la Toute Puissance de la fonction symbolique dans une Parole qui se donne unilatéralement (la Vie).

Le serpent n’est pas loin : la notion du Mal apparaît, en effet, l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire la non-réciprocité dont le fruit est le non-contradictoire. Eve transmet le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, d’un Dieu à l’homme, une Parole ronde comme une pomme, la Parole d’union ? Le serpent dit : « En mangeant de ce fruit, tu seras comme les dieux qui connaissent le bien et le mal » (comme si le Dieu était réductible à de l’identique) [13].

Continuons ! puisque l’interprétation est libre… Il est curieux que le philosophe catholique n’ait pas eu en mémoire que le Dieu biblique arrête le bras d’Abraham lorsque celui-ci veut témoigner de sa foi en l’absolu (adhésion non réciproque) par le sacrifice de celui qui est manifestement le fruit de la réciprocité d’alliance. Ce qui est manifestement rejeté ici avec l’interdiction du sacrifice, n’est-ce pas l’emprise de la Parole d’union sur le contradictoire ? Et ne pourrait-on dire que ce qui est condamné est la tentation (ou l’idolâtrie) du monothéisme ?

Que dire de cette confrontation entre ces deux visions de deux philosophes qui défrayent la chronique aujourd’hui sinon qu’elles témoignent toujours d’un antagonisme qui ne sera pas dépassé tant que l’on se contentera d’analyser avec la logique de la non-contradiction des choses qui relèvent manifestement de la logique dynamique du contradictoire ?

La polarité non-contradictoire dans la Parole d’opposition

On pourrait prendre d’autres exemples que la philosophie de Michel Henry pour la Parole d’union (dans l’Islam, par exemple), ou bien pour la Parole d’opposition, et montrer comment une Parole polarisée par l’opposition se retourne contre la réciprocité au nom de l’intérêt de chaque individu, un intérêt qui se dit supérieur certes puisqu’il aurait pour secret d’exprimer un impératif catégorique (la règle d’or) mais au nom de la singularité irréductible de chacun.

La Parole individuelle se dit aussi l’origine parce qu’elle est dynamisée par la logique non-contradictoire de son signifiant. Elle condamne aussitôt la réciprocité en tant que sa matrice comme une entrave à son actualisation et considère toute valeur éthique produite par cette réciprocité, toute valeur éthique caractéristique d’une communauté ou d’une culture constituée sur la base de la réciprocité, comme paralysant l’efficacité de ce qu’elle met en branle notamment sur le plan économique et donc antinomique de l’échange entre intérêts privés. Quitte à imposer ensuite la règle d’or comme règle de droit ou comme principe du contrat social... tout comme le philosophe religieux impose l’amour fraternel à partir de la non-contradiction de la Parole d’union.

Devrait-on gloser sur la contradiction de la Parole politique et de la Parole religieuse ainsi définies par leur polarité non-contradictoire ? L’actualité nous en offrirait l’occasion. Mais passons. Ce ne sont pas des exemples sujets à polémique que je souhaite commenter. Et je n’ai pas la prétention non plus d’interpréter des textes religieux ou politiques prestigieux. Je souhaite comprendre les choses d’un point de vue théorique à partir de la thèse que j’ai tenté de défendre.

Il me semble qu’avec une logique de non-contradiction, il n’est pas possible d’affirmer simultanément que la nature participe de la genèse des valeurs éthiques par la médiation de la réciprocité et que l’éthique est l’impératif catégorique d’une parole d’origine surnaturelle (ou encore d’affirmer simultanément que la fonction symbolique émerge d’une matrice qui serait la réciprocité et que la toute puissance de la fonction symbolique se doit à la Parole). Selon une logique de non-contradiction, l’une de ces propositions au moins est fausse car elles sont contradictoires entre elles. Mais ce qui est sans doute une erreur de base est de prétendre traiter ce type de question avec une logique de non-contradiction.

Je n’ouvrirai pas la question passionnante de savoir quel est l’avenir de la Parole qui échapperait à l’emprise de la non-contradiction, car ce serait l’enjeu d’un autre séminaire, mais je dirai ce que je pense d’une Parole qui se justifie comme actualisation non-contradictoire dans l’objectivité de la polarité non-contradictoire qui lui donne forme.

Ma dernière réflexion concernera donc la nature du pouvoir.

Chacune des deux Paroles  (lire la définition) , par le fait même d’être une actualisation d’une polarité non-contradictoire, conduit à définir objectivement le Bien et le Mal en fonction de cette polarité non-contradictoire.

L’efficience du symbolique est alors enchaînée à cette polarité. Elle n’est plus l’efficience de la raison éthique mais celle que lui confère cette polarité, et j’appelle alors son efficience le “pouvoir”. L’efficience de la fonction symbolique est désormais le pouvoir que peut exercer sur autrui celui qui se définit comme le Bien et qui définit son contraire comme le Mal.

L’antinomie du pouvoir et de la liberté, la liberté comme fruit de la réciprocité, cette antinomie commence avec la Parole, une Histoire qui est à la fois histoire du pouvoir des uns sur les autres, mais aussi histoire d’amour des uns pour les autres.

Ainsi, je suis revenu au principe de réciprocité comme matrice bien que cette fois d’un autre sentiment que celui de la liberté, une matrice qui engendre toujours du contradictoire, et donc aux premiers mots de ce séminaire. Je vous propose de m’en tenir là et de clore, ici, ma contribution.

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Notes

[1] SLOTERDIJK, Peter. Bulles. Sphères I. Paris : éd. Pauvert-Fayard, 2002, pp. 45-46.

[2] MICHAUX, Jacqueline. Santé de la femme et interculturalité. Une approche anthropologique de l’interculturalité dans le domaine de la santé chez les aymaras du département de La Paz (Bolivie). Thèse de doctorat en sciences sociales, mention anthropologie, Bruxelle, Université Libre de Bruxelle, 2000.

[3] HENRY, Michel. Paroles du Christ. Paris : Seuil, 2002.

[4] Colloque International Michel Henry, du 3-5 Décembre 2003.

[5] HENRY, Michel., op. cit.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Cf. D. TEMPLE (1999) L’imaginaire et le symbolique. Chap. 2 « Le péché de l’ange ».

[12] Cf. SIBONY, Daniel. “Premier meurtre”. In Écrits sur le racisme. Paris : Christian Bourgeois éditeur, 1986, pp. 225-227.

[13] Cf. BALMARY, Marie. Le sacrifice interdit. Paris : Grasset, 1986, pp. 260-261.


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