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février 2008

Paysans du Brésil

Dominique TEMPLE

*

Dans la présentation du livre, Maxime Haubert dit :

« Cet ouvrage propose une analyse socio-anthropologique et agronomique des sociétés rurales et paysannes du Brésil et des transformations qu’elles ont connues ces dernières décennies, en particulier face aux interventions de l’État et à l’expansion du marché capitaliste (…).
 
Le livre pose d’abord l’hypothèse de l’existence, souvent contestée, de paysans et de communautés paysannes au Brésil. La seconde hypothèse, complémentaire, est celle de la permanence de pratiques et de règles relevant de la réciprocité et de la redistribution (telles qu’elles ont été théorisées par Karl Polanyi) et non pas de l’échange marchand. Ces pratiques et structures sont, pour Éric Sabourin, observables à divers niveaux : production, gestion du travail et des ressources naturelles, organisation des agriculteurs et attitude face aux interventions externes, construction de l’innovation, commercialisation et valorisation économique des produits, négociation de politiques publiques.
 
Pour autant, Éric Sabourin distingue dans les projets des agriculteurs et de leurs organisations deux tendances opposées et parfois complémentaires. D’un côté, ils peuvent poursuivre essentiellement le développement de la production de valeurs matérielles destinées à l’échange marchand. D’un autre côté, ils peuvent se consacrer à la production de valeurs matérielles d’usage, associée à la production de valeurs affectives (amitié, respect) et éthiques (confiance, responsabilité, justice, équité, etc.). Mais l’identification des relations et structures relevant de la réciprocité permet de rechercher leur articulation avec les relations et structures relevant de l’échange marchand, lesquelles sont omniprésentes et survalorisées par la lecture univoque de l’économie politique (…). »

Maxime Haubert conclut :

« Enfin cet ouvrage sera évidemment d’une très grande utilité aux différents facteurs du développement rural, en les invitant à réexaminer, comme l’a fait l’auteur, la pertinence des moyens de connaissance et d’action qui leur sont nécessaires pour aider efficacement les paysans à sortir de l’invisibilité ».

L’ouvrage de Éric Sabourin m’a passionné : il remet en question la politique actuellement proposée – l’intégration au système économique capitaliste – aux “sans-terre” et aux “paysans invisibles” du Brésil. Mais sa thèse n’est pas seulement critique : elle révèle dans la résistance du peuple les structures et relations inventées ou ré-inventées pour se constituer comme sujet face au pouvoir. Éric Sabourin constate que cette résistance reste néanmoins empirique et que le combat est donc inégal puisque si le pouvoir dispose de moyens d’interprétation univoque comme dit Maxime Haubert, les paysans ne disposent pas des moyens d’interprétation de leur propres réactions. Un problème non soulevé par Éric Sabourin (et on comprend que ce silence lui soit dicté par la déontologie vis-à-vis de ses camarades au sein de l’institution où il travaille) est le suivant : qu’en est-il des techniciens qui – par formation – sont rompus à l’univoque dont parle Haubert et qui n’ont aucune expérience vécue leur permettant de disposer d’une conviction du bien fondé de pratiques directement opposées à celles qui sont imposées par le pouvoir omniprésent de l’économie occidentale ? Ces techniciens ne sont-ils pas devant deux difficultés au lieu d’une : non seulement apprendre une théorie nouvelle, mais encore déprogrammer leur cerveau de leurs habitus vis-à-vis de la théorie ancienne ? Et ne constituent-ils pas dès lors un obstacle à la libre disposition des paysans de l’information nécessaire pour se constituer en sujets de leur propre développement ?

Ma question n’est pas destinée à “tourner le fer dans la plaie”, elle veut introduire la réflexion suivante : je soutiens que la technique échappe actuellement à la maîtrise des hommes, en particulier l’information. Dès lors que cette technique échappe à l’emprise du pouvoir de domination des hommes sur d’autres hommes et se met au service de tous les hommes, elle impose aussi ses règles de fonctionnement ! Et les règles en question sont celles de la réciprocité généralisée ! Voilà qui modifie en profondeur les rapports humains actuels. Comme nous en faisons la preuve avec cette note elle-même, l’information est désormais relayée par tous vis-à-vis de tous. De plus, comme l’or au fond de la battée, dans la mesure où elle est juste et vraie ou féconde, elle demeure gravée dans la mémoire de l’Internet tandis que toute information peu sérieuse, erronée ou tendancieuse rejoint immédiatement la poubelle de l’histoire : la petite corbeille en bas à droite ou en haut de votre écran !

Désormais, pour peu que les paysans accèdent à l’Internet – eux comme tout autre – ils accèdent à un pouvoir sans limites non pas de dominer autrui mais de servir autrui, ou de recevoir d’autrui. Nous y sommes ! Ne doit-on pas comme condition première de tout projet (pour employer une expression des techniciens) ouvrir à tous l’accès à Internet qui permet à chacun de se dégager de l’emprise de toute technique associée au “pouvoir sur” autrui ? Mais je n’ai pas trouvé beaucoup d’allusions à la cette révolution informatique qui change la donne… !

Je voudrais dire à la suite de Maxime Haubert en quoi ce livre me paraît marquer le seuil d’un renversement de perspective important. Il était acquis que le Nord-Este brésilien était le territoire type où pouvait se déployer sans entrave le libre échange car toute communauté y avait disparu. Il ne restait plus trace de quoi que ce soit qui ressemble à une relation communautaire de réciprocité. Dans un tel paysage les techniciens du développement avaient beau jeu, et pouvaient escompter un succès des techniques de production, etc. qu’ils proposaient aux nouveaux colons, paysans sans terre… Le passage du livre retraçant la relation du technicien (Éric Sabourin lui-même) et d’un paysan qui va s’imposer comme le leader populaire des paysans de la région : Raimundo Lima da Silva (dit Nénem), va révéler que “l’invisible” (dont parle Maxime Haubert) est dû à la “transparence de l’immatériel” (comme disent les paysans des Andes) et que cet “immatériel” est d’une “résistance” terrible qui met à l’épreuve la technique des techniciens. Mais cette fois-ci, Éric Sabourin a pu répondre et a pu négocier en se prévalant de deux théories : l’une de l’échange et l’autre de la réciprocité. Dès lors, le dialogue au lieu de tourner à plein régime en faveur de l’économie libérale et de se solder par un effondrement social et pas seulement économique (celui-là, il est vrai, ne pouvait être pire) se remplit de questions dont quelques unes passionnent non seulement les paysans mais les pouvoirs publics et nous-mêmes. C’est au fond pas uniquement aux paysans que s’adresse ce livre mais aux techniciens occidentaux à qui il est proposé une autre mission que d’être les promoteurs de l’économicide  (lire la définition) .

Mais revenons aux invisibles !

« Il leur manque en effet encore une des composantes de l’interface entre systèmes : ils n’ont pas la connaissance de la théorie de la réciprocité que possèdent certains universitaires. Tant qu’ils ne domineront pas cette théorie et l’explication du quiproquo ou des contradictions à l’articulation entre échange et réciprocité, ils resteront des acteurs en position de faiblesse, sujets aux aliénations des deux systèmes, sans détenir la clef de lecture de leur différence et de leur spécificité. »

Soit ! Mais alors on peut dire que non seulement les paysans en resteront à la résistance affective, comme les ouvriers avant Marx, tandis que leurs adversaires connaissant, eux, désormais les ressorts de leur résistance, si bien analysés par Éric Sabourin, pourront… les contrôler.

Si donc ce travail dont Maxime Haubert dit – et je pense la même chose – qu’il est exemplaire par sa méthodologie, la très longue expérience de terrain qui lui donne une puissante assise expérimentale et l’empathie naturelle de Éric Sabourin à l’égard des populations paysannes, et peut être « d’une grande utilité aux différents acteurs du développement rural », il semble légitime de poser la question suivante : la conclusion que l’essentiel serait pour les paysans brésiliens de disposer de la théorie adéquate pour maîtriser leur avenir, n’impose-t-elle pas de la leur proposer – en brésilien bien entendu – afin de leur permettre de réfléchir et de procéder à l’analyse de leur situation et à la rationalisation de leurs choix avant que d’autres ne le fassent à leur place !

Un mot encore sur le sentiment que ce livre est un seuil, car si les questions peuvent lancer un débat elles ne disent pas suffisamment l’importance d’un travail d’au moins dix années de luttes qui se concluent par une remise en question profonde. On connaît bien les réponses de “la pensée unique” à l’altérité irréductible des peuples et des hommes. Lorsqu’ils sont acculés au débat les défenseurs de l’économie capitaliste disent qu’ils ne pouvaient pas savoir qu’il existait d’autres analyses possible et d’autres propositions que les leurs parce que les options de leurs interlocuteurs leur étaient présentées de façon incompréhensible, formulées de façon irrationnelle ou dans un imaginaire qui ne leur semblait pas contradictoire de l’interprétation rationnelle qu’ils en donnaient (voir Polanyi par exemple). Désormais nul parmi les techniciens du développement ne pourra se justifier ainsi : il lui faudra choisir ! puisque c’est de l’intérieur d’une organisation de techniciens du développement, dans leur propre langage et par l’un des leurs dont ils apprécient la notoriété que… Les choses sont dites : un seuil donc, comme celui franchi par Stiglitz dans la critique de la banque mondiale et du FMI.

Je voudrais enfin souligner que d’un point de vue théorique le livre de Sabourin apporte une contribution précise sur les aliénations de la réciprocité positive dont il montre les ravages ou encore qu’elles peuvent protéger du pire ! et comment elles sont associées à celles du système libéral et néolibéral soit pour les renforcer soit pour les orienter au profit de systèmes très particuliers. Tout un éventail complexe de situations apparaissent, ainsi que de nouveaux acteurs qui tirent bénéfice de ces situations : églises, sectes « syndicats », etc. et sur les enjeux desquels on verra plus clair lorsque les instruments d’analyse seront plus affinés.

Maxime Haubert conclut avec une expression qui a le fil d’un éclat de diamant :

« L’ouvrage de Éric Sabourin invite les différents acteurs du développement rural à réexaminer, comme l’a fait l’auteur, la pertinence des moyens de connaissance et d’action qui leur sont nécessaires… pour aider les paysans à sortir de leur invisibilité ».

Ce qui, on s’en doute, remettra bien des choses en question. Alors… continuons le débat…

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Note de lecture, parue dans Confins, Revue franco-Brésilienne de Géographie, 1 | 2007 http://confins.revues.org/1153, du livre de Éric Sabourin, « Paysans du Brésil : Entre échange marchand et réciprocité ». Paris, Editions Quae, 241p, (préface de Maxime Haubert), 2007.

Éric Sabourin, Paysans du Brésil : Entre échange marchand et réciprocité. Paris, Editions Quae, 241p, 30 euros, (préface de Maxime Haubert), 2007.

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