Accueil du site > Réciprocité > 1. Théorie de la réciprocité > 6. Échange et réciprocité > 3. Etudes sur la réciprocité > 1. Amérique > Contributions > Oppression paternaliste et exploitation capitaliste au Brésil. (Par Eric (...)

Glossaire


Haut de page

Répondre à cet article

juin 2011

Oppression paternaliste et exploitation capitaliste au Brésil. (Par Eric Sabourin)

Éric SABOURIN

*

Douze ans après la publication de Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne, essai sur l’exploitation paternaliste (Karthala, 1995) et onze ans après le dossier de Lusotopie consacré à l’oppression paternaliste au Brésil (Lena et al. 1996), conformément au souhait de Christian Geffray, une version portugaise de son livre vient d’être éditée au Brésil grâce aux efforts de ses amis et avec l’appui de l’IRD et de l’Université Candido Mendes [1]. L’ouvrage compte deux grandes parties : une série d’études dans diverses situations en Amazonie brésilienne et une seconde partie de discussion et synthèse théorique sur l’exploitation et la culture paternaliste au Brésil. Parmi les études de cas, celle des récolteurs de caoutchouc – les « seringueiros » – analyse la spécificité de l’exploitation paternaliste, par rapport à l’exploitation marchande classique. Celle-ci, selon C. Geffray, repose sur l’absence de relation monétaire, sur l’exclusivité de la circulation des biens sous le contrôle du patron et, bien sûr, selon des équivalences entre latex et produits du commerce déterminées par lui seul. L’absence de monnaie confère, outre la non-transparence des transactions, un caractère paternaliste à la domination patronale, qui différencie autant le seringueiro du statut de travailleur salarié (pour la récolte de caoutchouc) que de celui de client (pour l’achat des marchandises au patron). En fait, ce cycle de dépendance est engagé par une avance du patron (biens de première nécessité, aliments ou outils, mais toujours surévalués) qui met le seringueiro en position de dette, même si celle-ci se reproduit également dans son imaginaire, faisant qu’il ne parvient pas à s’en libérer et, à terme n’essaie plus de le faire.

Le cas de l’exploitation des récolteurs de châtaignes du Pará fonctionne également sur le modèle de la dette initiale dans la boutique du patron ; mais l’activité étant saisonnière, si au terme de la saison l’ouvrier n’a pas remboursé le patron, il risque d’y laisser la vie. Le même système est utilisé dans les fazendas du Sud de l’état du Para pour maintenir les travailleurs « prisonniers » du patron. Il en va de même pour les Indiens chercheurs d’or de l’état de Roraima sous la dépendance du commerçant propriétaire des pistes d’atterrissage qui a le monopole de l’achat de l’or et des pierres précieuses, comme celui de la fourniture d’outils, aliments, faisant respecter sa loi par ses hommes de main. Geffray qualifie de « piège mercantile », ce système d’esclavage des plus violents, qui ne respecte aucune des règles du marché d’échange. Ce cycle constitue d’ailleurs le début de la privatisation de l’état par ces propriétaires, commerçants, patrons des entreprises de transport, des radios locales. Souvent, grâce à leurs moyens de contrôle et de redistribution, ils se font élire conseillers municipaux, maires ou députés, ce qui leur permet de poursuivre leurs activités dans l’impunité, voire de détourner également des ressources publiques.

Dans la seconde partie C. Geffray expose son hypothèse de l’exploitation paternaliste brésilienne. Il confirme l’héritage des pratiques coloniales à travers l’extorsion du produit du travail et de la valeur marchande par le contrôle de la terre, de l’espace ou du commerce. Cet héritage colonial est doublé d’une continuité de l’esclavagisme après son abolition officielle, via le capitalisme sauvage associé au paternalisme : éducation de jeunes domestiques et redistribution d’aliments ou autorisation d’usage de la terre afin de maintenir les travailleurs salariés ou métayers captifs de cette terre de travail (Garcia Jr 1990). Mais ces travailleurs ne sont ni esclaves (les esclaves étaient mieux traités pour assurer la reproduction de la force de travail) ni des salariés, ni des prolétaires, reconnaît justement C. Geffray, car il ne peuvent, ni ne pensent à se révolter. C’est ce qui lui fait dire « le paternalisme est, de fait, une forme d’exploitation distincte du capitalisme et en même temps intimement dépendante ». Il constate également comment cette redistribution paternaliste se justifie par des solidarités respectives, associées à des dispositifs collectifs sur le plan du réel, mais surtout sur le plan symbolique ou imaginaire. L’explication du mécanisme réside en ce que la valeur marchande du produit du travail des « obligés » est toujours supérieure à celle des biens indispensables à leur subsistance. C’est la condition de l’accumulation des patrons, qu’ils soient capitalistes ou paternalistes. Mais les travailleurs croient qu’ils sont endettés : ils perçoivent la valeur du produit de leur travail comme inférieure aux biens de première nécessité qu’ils doivent au patron. Plus que le marché prédateur ou la prédation mercantile évoquée par C. Geffray, il y a association et complémentarité entre une aliénation propre au système d’échange (l’exploitation capitaliste) et une autre forme d’aliénation spécifique du système de réciprocité : la réciprocité asymétrique via la redistribution paternaliste et la fixation des statuts sociaux qui conduit à la domination illimitée des subalternes.

Sans doute, C. Geffray n’a-t-il pas eu le temps de prolonger son exploration de cette thématique. Mais il a montré comment sur un plan théorique général, les formes d’autorités dites traditionnelles – clientélisme, patrimonialisme, colonelisme, paternalisme –, sont différentes de la logique de l’échange capitaliste, même si, parfois, intimement liées à lui. Elles relèvent d’une forme non capitaliste (patrimonialiste ?) de circulation des richesses, qu’il ne nomme pas, même s’il montre comment elle a déterminé non seulement les modalités de la production et du commerce, mais également les formes et fonctions de la manière de faire de la politique et d’utiliser l’état au Brésil. Un recours aux catégories de la réciprocité et de la redistribution, identifiées par Mauss et caractérisées par Mauss (1924), Polanyi (1975), Lévi-Strauss (1967) et, plus récemment, par Temple & Chabal (1995) permet d’expliciter les transactions qui ne relèvent pas de la catégorie de l’échange marchand. Les catégories d’oppression ou d’exploitation paternalistes analysées par C. Geffray renvoient à des formes d’aliénation spécifiques aux systèmes de réciprocité et de redistribution, qui s’ajoutent à l’exploitation capitaliste, sans offrir le flan à sa critique.

Au-delà de l’hommage aux travaux pionniers et à la mémoire d’un chercheur qui fut, loin des sentiers battus, un débroussailleur des mythes et des misères de l’Amazonie, cette traduction intervient au Brésil dans un moment particulièrement propice. Du côté social et politique, le Brésil prend conscience et dénonce la corruption et l’exploitation esclavagiste, sexuelle ou du travail, que celui-ci concerne les enfants, les femmes, les domestiques, les travailleurs ruraux ou urbains. La société brésilienne tente, malgré la résistance farouche de son élite, de sanctionner ces actes et de réformer les institutions. Du côté de l’académie, l’avancée récente des travaux sur le don et la réciprocité (Martins 2006, Martins & Nunes 2004) permet d’examiner des alternatives à une lecture par le seul modèle de l’échange marchand et de la critique marxiste de son aliénation (l’exploitation capitaliste). Cet élargissement de la vision des relations socio-économiques intervient dans le sillage de chercheurs brésiliens qui accompagnent le mouvement d’économie solidaire, de ceux qui conduisent une réflexion sur l’éthique ou encore dans celui des écrits des membres brésiliens du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). Cependant, les tendances de ces travaux oscillent encore entre deux interprétations extrêmes : d’une part, une idéalisation du don et de la réciprocité comme le contraire de l’échange marchand (courants de l’économie solidaire et de l’associativisme) et, d’autre part une explication par la recherche d’intérêts cachés derrière le don et l’altruisme.

La thèse proposée par Christian Geffray ouvre justement la perspective d’une opposition dialectique entre le système d’échange capitaliste et un système de réciprocité économique et sociale, qui se manifeste ici principalement par des structures de réciprocité asymétrique, conduisant certes à la domination et à l’oppression des « assujettis », mais non à un mode d’exploitation réductible à celui du capitalisme. De fait, au Brésil, comme ailleurs en Amérique Latine, la critique d’essence marxiste ou ses applications révolutionnaires ou réformistes ne sont pas parvenues à s’opposer de manière efficace à l’oppression paternaliste. Au contraire, l’hypothèse de cette collusion des formes d’aliénation des deux systèmes, permet, entre autres, d’expliquer la permanence, voire le développement du clientélisme et du populisme en politique, de la redistribution centralisée, comme seules alternatives, réellement mises en œuvre à l’échelle continentale à la domination marchande néolibérale (de l’Argentine au Venezuela, en passant par l’Uruguay la Bolivie, le Brésil et l’équateur).

L’idée d’une dépendance de l’exploitation paternaliste de l’exploitation capitaliste utilisée par Geffray peut certes être associée à la notion de capitalisme périphérique (Amazonie et Nordeste par rapport au Sud du pays et Brésil par rapport aux pays du Nord), mais elle renvoie également à la notion d’interdépendance entre des sujets. C’est-à-dire à un lien social, affectif ou symbolique, certes asymétrique, mais créateur d’humanité et de réciprocité, même sous le joug de l’inégalité et du tribut. Selon Temple (1992, 2003), il existe un vide théorique de la critique qui peut disqualifier la réciprocité sous les termes du paternalisme (la réciprocité inégale) ou du clientélisme (la réciprocité centralisée). Il conviendrait de considérer deux notions distinctes : la réciprocité d’une part et l’inégalité de l’autre, ainsi que l’articulation de la réciprocité inégale (le tribut) sur l’accumulation capitaliste, à savoir le modèle de la sesmaria ou de la fazenda.

Ce modèle constitue également, depuis la colonisation des Amériques, un compromis historique, un « match nul » qui interdit la généralisation du système de libre échange, au prix d’un tribut qui a pu satisfaire l’accumulation improductive des senhores des fazendas, accumulation improductive des grands propriétaires, dénoncée par les mouvements des sans terre, qui se perpétue encore au Brésil. C’est, selon Temple, une forme de défense qui a prévalu dans les Andes et a permis de préserver des structures de réciprocité indiennes de leur destruction par l’échange capitaliste, en les maintenant sous la domination du joug de l’exploitation coloniale.

Références

– GARCIA Junior, A. 1990, O Sul. caminho do roçado, Brasília, Marco Zero–Unb–CNPq–MCT, 285 p.

– GEFFRAY, C. 1995, Chroniques de la servitude en Amazonie brésilienne. Paris, Karthala, 185 p.

– LENA, P., GEFFRAY, C. & ARAUJO, R., eds 1996, « L’oppression paternaliste au Brésil ». Lusotopie (Paris, Karthala), III, 1996 : 105-354.

– LÉVI-STRAUSS, C. 1967, Les structures élémentaires de la parenté. Chap. XXVII. « Les cycles de la réciprocité », La Haye, Mouton, 592 p. [1e éd. 1947].

– MARTINS, P. H. 2006, A polifonia do dom, São Paulo–Recife, Ed. UFPE, 332 p. MARTINS P. H. & Nunes, B. F. 2004, A nova ordem social, perspectivas da solidariedade contemporânea. Brasília–São Paulo, Paralelo 15, 241 p.

– MAUSS M. 2004, « Essai sur le Don ». Sociologie et Anthropologie. Paris, PUF, 481 p. (« Quadrige ») [1e éd. 1924].

– POLANYI K. & ARENSBERG C., 1975, Les systèmes économiques dans l’histoire et dans l’économie. Paris, Larousse, 348 p. [1e éd. : Trade and Market in the Early empires. Economies in History and Theory, New-York, Glencoe, The Free Press, Clencoe, 1957.].

– TEMPLE D. 1992, « Le quiproquo historique ». Golias, 31, 1992 : 12-34. Réed. 2003, Teoría de la Reciprocidad. II “La economía de reciprocidad”. PADEP (Programa de Apoyo à la Gestion Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza), La Paz : 376-392.

– TEMPLE D. & CHABAL M. 1995, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 264 p.

*

Haut de page

Répondre à cet article


Notes

[1] Christian Geffray, A opressão paternalista : Cordialidade e brutalidade no cotidiano brasileiro, Rio de Janeiro, Educam-Editora universitária Candido Mendes, 2007, 230 p., ISBN : 85-7261-042-1.


Répondre à cet article