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juillet 2018

Le principe du contradictoire et l’affectivité : “Un nouveau postulat pour la philosophie”

Dominique Temple

Publié dans “Un nouveau postulat pour la philosophie”, collection Réciprocité, n° 10, 2018.
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“Un nouveau postulat pour la philosophie”

Pour les biologistes qui cherchaient dans les années 60 un fondement théorique à la vie, la perspective était obscure. Tous les essais d’interprétation s’en remettaient à la physique pour la définir comme une propriété de la matière.

L’épistémologie de Lupasco, axée sur les découvertes de la relativité et de la mécanique quantique, faisait exception en escomptant que la vie puisse déroger au principe d’entropie et se fonder sur son contraire. C’est comme dynamisme antagoniste de l’énergie au sens de la Physique classique que Lupasco interprète et généralise le Principe de Pauli. Tout événement obéissant au Principe de Pauli est une dualité constituée de pôles opposés, liés de façon nécessaire comme les deux bouts d’un crayon par le corps de celui-ci (l’opposition en question, l’opposition corrélative, est distincte donc de celle des contraires). Qu’un événement ainsi structuré par l’opposition corrélative rencontre un autre événement du même type, si leur interaction obéit au Principe de Pauli ils forment un complexe (en croix pour reprendre notre image) dont les propriétés sont irréductibles à celles de ses composants, et ainsi de suite, d’où l’organisation de la matière vivante.

Mais Lupasco prête à toute manifestation de l’énergie, qu’il appelle actualisation, d’être simultanément la potentialisation de son contraire et d’être la conscience (élémentaire) de ce contraire. D’une telle thèse on peut déduire qu’il existe des états d’équilibre entre les deux matières-énergies qui pour Lupasco seront donc aussi des consciences de consciences [1].

Lupasco a voulu généraliser cette idée en une théorie de la connaissance. Nous avons tenté de montrer les limites de cette théorie dans la critique du dualisme antagoniste [2]. La Physique contemporaine n’a pas seulement mis en évidence une deuxième matière-énergie avec le Principe de Pauli, avec les relations d’indétermination de Heisenberg, elle a mis en évidence une troisième matière-énergie, source ou limite des deux autres. C’est donc devant un devenir tripolaire de la nature (et non pas seulement bipolaire) que le chercheur est aujourd’hui convoqué, alors que cinquante ans plus tôt il ne se représentait qu’un seul devenir, énigmatique dans son univocité.

L’énergie psychique qu’étudient aujourd’hui les neurobiologistes se caractérise par les mêmes paradoxes que l’énergie quantique au point que l’on peut penser qu’elle résulte du déploiement de celle-ci. Il suffit d’analyser le mécanisme de la vision d’un point de vue chimique et non pas optique pour retrouver un niveau d’expérience quantique [3]. Le système nerveux opère la transcription des informations biologiques et physiques en énergie de caractère quantique et fait confluer ces transcriptions dans les différentes régions du cerveau où elles interagissent entre elles grâce à l’arborescence des connexions neuronales. L’énergie psychique qui en résulte, et où se nouent la conscience objective et la conscience affective, se développe alors de façon autonome vis-à-vis de la physique et de la vie. Cependant, décrire comme indépendantes ces trois scènes où se distribuent les énergies physique, biologique et psychique est impossible. Elles ne tiennent leur autonomie que de leur relation. Quelle est la relation des trois énergies du monde ?

« La démarcation des régions supérieures de la réalité et la détermination de leurs rapports réciproques est une tâche à laquelle personne sans doute ne devrait encore se risquer aujourd’hui. Car en dépit de tout ce qu’on a dit et pensé sur cette partie du monde, les recherches dans ce domaine ont dû se limiter presque toujours à décrire et à agencer ce dont on pouvait faire l’expérience, et seules quelques tentatives isolées et peu nombreuses ont été faites pour traverser une obscurité quasi impénétrable et parvenir jusqu’à l’arrière-plan où se situent les connexions qui lient ces régions de réalité entre elles et avec les régions inférieures [4]. »

Ce constat de Heisenberg est toujours pertinent. Néanmoins, une nouvelle avancée est possible grâce à la logique dynamique du contradictoire.

L’un des obstacles à l’adoption de cette logique est que si la conscience résultait d’une dialectique de ce qui est en soi contradictoire, il faudrait expliquer que toutes ses représentations soient au contraire scellées par la non-contradiction. Selon la thèse du dualisme antagoniste, ce qui est en soi contradictoire n’est, au mieux, qu’une contradiction dynamique sans consistance propre, toute consistance appartenant aux actualisations/potentialisations non-contradictoires des deux énergies reconnues par la science. Le “contradictoire” – le Tiers inclus de la logique dynamique du contradictoire – se dénoue systématiquement dans la non-contradiction de dynamismes antagonistes.

Pourtant la Table des déductions apparue sur la page blanche sur laquelle Lupasco formalisa ses propositions révèle que la dialectique du “contradictoire” est dotée d’une polarité propre au même titre que les deux autres dialectiques de l’univers (l’homogénéisation et l’hétérogénéisation, dans les termes lupasciens). Mais si cette énergie contradictoire ne se résout pas en deux actualisations/potentialisations antagonistes, en quoi consiste-t-elle ?

L’affectivité selon le dualisme antagoniste

Le dualisme antagoniste de Stéphane Lupasco décrit la nature sous un mode logique qui prétend rendre compte de l’existence et de la connaissance. Mais qu’en est-il de l’affectivité ?

« Si par la notion d’être l’on entend ce qui a la propriété de se suffire à soi-même, de ne se donner ni comme possédant un passé ni comme possédant un avenir, ni donc comme relevant de l’espace ni comme relevant du temps, si l’“ontologique” ne peut posséder le moindre devenir, s’il ne peut accepter de rationalité, quelle qu’elle soit, s’il ne peut être ni virtuel ni actuel, ni statique ni dynamique, s’il ne peut contenir de phénomènes, et ni même de “chose en soi” à vrai dire, puisque la chose en soi se définit par ce qui n’est pas en soi, par la chose “en autre” que soi, par son contraire donc, si le conflit doit en être rigoureusement exclu, il nous faut reconnaître que l’ontologique se confond, dès lors, avec l’affectif [5]. »
 
« Nous sommes donc obligés de conclure non pas que la connaissance rationnelle ou intuitive a pour objet l’élimination de l’affectivité ou de ce qui porte les caractères de l’être – nous ne nous prononcerons pas dans cet ouvrage sur ce problème qui est du ressort de la métaphysique pure – mais qu’elle constitue, de par son élaboration, les conditions de disparition du sein de ce qui la fonde, c’est-à-dire du devenir logique, de cette donnée ontologique affective [6]. »

Lupasco raisonne ici avec des concepts philosophiques. Il suggère que l’affectivité est l’être, que son avènement a lieu chaque fois que l’existence, qui appartiendrait au logique, disparaît. L’existence, liée à la conscience, devient alors non-être.

« Mais précisément parce qu’il y a devenir il y a donc conflit à transcender à n’importe quelle étape atteinte par ce devenir ; ce conflit, seulement, au fur et à mesure que le devenir se développe, et cela ne se peut que sur un devenir inverse, a lieu entre des dynamismes de plus en plus actualisés au sein de leur devenir respectif. Ce dernier fait est très important pour le problème de l’affectivité puisque c’est précisément le conflit d’une inhibition réciproque des deux dynamismes devenant, par là, tous deux de plus en plus virtuels qui permet une affectivité de plus en plus pure, autrement dit de plus en plus douloureuse... [7]. »
 
« Mais selon nos conceptions le conflit peut exister sans affectivité : ce serait lorsqu’il aurait lieu entre dynamismes actualisés. Plus l’antagonisme, en effet, se précise entre les termes davantage virtualisés de la dualité contradictoire de l’existentialité phénoménale, et plus l’affectivité est douloureuse, positive, pure. Plus le conflit, au contraire, s’établit entre dynamismes passés vers l’acte, comme dans les divers degrés de la conscientialisation et des devenirs inverses, plus l’affectivité est diffuse, pâle, rare, moins elle trouve pour ainsi dire de place pour son irruption [8]. »

Il faut comprendre, semble-t-il, que l’antagonisme entre les actualisations s’accompagnant de leurs virtualisations respectives suffit à rendre compte du monde objectif tandis que la crise entre des actualisations inhibées, leurs virtualisations étant également inhibées, conduirait à une absence du logique que l’affectivité pourrait remplacer.

L’affectivité selon le principe d’antagonisme et le Tiers inclus

La Physique quantique révèle une énergie source qui peut donner naissance à l’énergie physique et à l’énergie biologique liées entre elles par une contradiction (la matérialisation et la dématérialisation de l’énergie) que Lupasco traduit par le principe d’antagonisme. Mais aux deux systémogenèses physique et biologique précédentes il ajoute une troisième systémogenèse, celle du contradictoire entre les contraires, qu’il interprètera comme l’énergie psychique. Que devient l’affectivité à partir du moment où le principe d’antagonisme substitue au dualisme antagoniste le développement arborescent de trois dialectiques où le contradictoire peut se développer en une systémogenèse spécifique ?

Peut-on maintenir l’idée de deux natures, l’une pour l’existence qui relève du logique et l’autre pour l’être qui relève de l’affectivité ?

La résultante de la relativisation des contraires ne peut se définir par aucun des caractères des contraires : elle est non physique, non biologique, sans espace et sans temps, hors univers en quelque sorte. Or, ce que Lupasco a repéré comme échappant à tout caractère du dualisme antagoniste, et qui néanmoins peut se définir comme un absolu, est l’affectivité. Aussi peut-on se demander si l’on ne pourrait pas considérer l’affectivité comme l’expression spécifique de ce qui est en soi contradictoire.

Si l’affectivité est ce qui est en soi contradictoire, elle doit disparaître avec l’actualisation/potentialisation. C’est ce que l’on observe dans le moment de toute découverte : un vif sentiment succède à l’inquiétude qui prévaut tant que la connaissance est empêchée par la contradiction (la crise) ; et cette inquiétude cède au plaisir qui accompagne la solution à la question, mais aussi à la joie de la découverte. Il est difficile d’analyser ces affectivités de peine, de plaisir et de joie qui se succèdent rapidement. Lorsque le chercheur s’écrie “eurêka !” il en oublie même que ce terme veut dire “j’ai trouvé !” Il dit une affectivité pure qui se dissipe aussitôt au bénéfice de la représentation de ce qu’il a trouvé. La joie s’efface devant l’avènement d’une certitude logique : la connaissance. Une connaissance de plus en plus objective remplace par la non-contradiction la contradiction qui précédait dans l’instant où l’inconnu passe au connu, instant plus que bref puisque contradictoire et donc sans temps et sans espace, pure affectivité, que traduit néanmoins l’eurêka !

Lupasco opposait à cette allégorie que de tels événements ne sont en rien significatifs, qu’ils ne font au contraire qu’illustrer le fait que l’affectivité prend siège dans la conscience de façon gratuite. Il objecte que l’idée que le contradictoire soit l’affectivité ne prend pas en compte le fait que la douleur et le plaisir interviennent de façon aléatoire dans le corps humain : certaines altérations provoquent des douleurs intenses alors qu’elles ne mettent pas en danger la vie, d’autres au contraire sont mortelles et ne sont habitées d’aucune douleur : que la douleur soit là ou le plaisir ici n’obéit à aucune loi. Il conclut qu’il n’y a pas de rapport logique entre l’affectivité et la vie à laquelle elle est assignée, et qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre le logique et l’affectivité.

Cependant Lupasco lui-même remarque que si le contradictoire est ployé par une paradialectique dominée par l’homogénéisation, l’affectivité s’accumule jusqu’à devenir intolérable et c’est l’angoisse, et que si l’actualisation de l’hétérogénéisation rétablit l’antagonisme, l’angoisse disparaît. En sens inverse, si l’hétérogénéisation devient despotique, c’est l’ennui jusqu’à la nausée. Le bien-être est à nouveau rétabli par le rééquilibre de l’antagonisme. Mais que l’affectivité normale soit là ou bien que l’affectivité pathologique soit ici relève selon lui de l’arbitraire. Il n’y a aucune connivence de nature entre l’affectivité et le logique.

De son côté, Bernard Morel [9], en étudiant les paradialectiques de la Table des déductions, montra que lorsque un état T est soumis à un devenir dominé par l’homogénéisation ou par l’hétérogénéisation, l’affectivité est modifiée. Les paradialectiques peuvent donc être des moyens pour soumettre l’affectivité à l’expérience. Il est par conséquent possible d’avoir une connaissance sur cette affectivité. On peut enfin soutenir que dans le contradictoire toute actualisation et toute potentialisation disparaissent. Il n’y a donc selon la thèse de Lupasco plus rien de perceptible. C’est au contradictoire qu’il appartient de se révéler et il n’a pas d’autre moyen de se manifester que l’affectivité. Mais ne sommes-nous pas le siège d’affectivités dont les conditions se révèlent à l’analyse en elles-mêmes contradictoires ? En d’autres termes, n’est-il pas logique que le dualisme antagoniste soit vide de sensibilité, et réciproquement, que le contradictoire soit dénué de toute relation objective telle qu’elle est définie dans le dualisme antagoniste ?

Cette thèse que l’affectivité et le contradictoire c’est tout un, Stéphane Lupasco me la résuma un jour d’une formule qu’il avait certainement méditée depuis longtemps : « Ce que vous proposez là – me répondit-il – est un nouveau postulat pour la philosophie ». J’entendis qu’il scellait le sentiment que le contradictoire est l’affectivité par ce postulat comme la conclusion de ses travaux.

L’impossibilité d’affirmer logiquement que le contradictoire se révèle par l’affectivité me semble alors due à la contrainte de la logique à laquelle est soumise la science puisque ses énoncés traduisent des représentations produites par des interactions polarisées par la non-contradiction.

Lupasco dit en effet que l’état T (le contradictoire) est constitué de demi-actualisations/demi-potentialisations des contraires qui tendent à se resserrer sous l’effet de la contradiction. Cette formule sacrifie à la contrainte de la représentation qui est de dire ce qui est en soi contradictoire sous une forme non-contradictoire en associant deux propositions antagonistes entre elles : on reconnaît ici le principe de complémentarité de Bohr.

Il ajoute :

« Dans la zone énergétique des états T de mi-actualisation et de mi-potentialisation, où domine le contradictoire, une affectivité nouvelle s’introduit – sans que l’on en sache la raison – puisqu’elle échappe aussi bien au rationnel qu’à l’irrationnel, dans sa singularité – une affectivité curieuse et diffuse s’introduit, qu’on appelle morale… [10]. »
 
« Qu’elle soit pénible, une souffrance, ou joyeuse en répondant aux mots de joie, gaieté, félicité, bonheur, elle n’a pas de localisation consciente précise, bien que son siège soit également dans les centres hypothalamiques et que l’idée en soit souvent une sorte de cause première [11]. »
 
« Ce mélange de douleurs et de plaisirs diffus, qui semble envahir tout l’être humain, est la souffrance et la joie dites morales. La mort et la vie y sont toujours amalgamées ; aussi l’être humain prend-il conscience de la conscience de la mort et de la conscience de la vie et en même temps, d’un être, qui l’habite, cette nature ontologique de l’affectivité qui est comme de tout temps et de toujours. C’est dans cette lutte de la vie et de la mort, à égal degré d’intensité que se constitue l’âme, dans sa contradiction et ses velléités non contradictoires, et qu’une affectivité générale s’insère, imposant non l’idée, mais le sentiment de l’immortalité. Que l’affectivité, notre seule réalité ontologique pénètre nos systèmes énergétiques, c’est une tout autre histoire. L’énigme s’apparente semble-t-il à cette obscure notion de grâce [12]. »

Si l’on s’en remettait au principe du contradictoire, c’est-à-dire au postulat que l’orthogenèse T se révèle par l’affectivité, la conscience de conscience serait seulement de nature affective. Selon Lupasco, on ne pourrait donc parler de conscience de conscience, car pour que la conscience soit conscience de quelque chose, fût-ce d’elle-même, il faut que la première soit sujet et la seconde objet, et l’on doit dire que l’affectivité apparaît comme pure grâce. La fusion du logique et de l’affectivité serait impossible puisqu’elle ne peut être réussie ni par un sujet vivant ni par un sujet mourant. Il faudrait que cette fusion soit réalisée par un être au-delà de la vie ou de la mort et qui serait alors divin. Mais cette imagination relève, dit-il, de la métaphysique.

Le sujet psychique

Lupasco admet cependant que ce qui est en soi contradictoire se développe en créant son propre espace hors de tout espace, et son propre temps hors de tout temps, ce qu’il appelle l’intériorité psychique. Il propose de distinguer cette intériorité de la conscience, seulement conscience d’elle-même, de l’extériorité psychique faite de la prise de conscience des potentialisations s’éclairant mutuellement.

Cette notion d’intériorité desserre l’étau du dualisme de la vie et de la mort et de celui de la contradiction et de la non-contradiction. Cette intériorité se constitue en sujet psychique. Lupasco réserve cependant la notion de sujet à l’actualisation car il ne la dissocie pas de celle d’objet qui appartient à la potentialisation.

« Et dans l’intériorisation qu’opère le système neuropsychique par opposition aux extériorisations afférentes perceptives et efférentes motrices, la conscience de la conscience et de la subconscience, développe l’univers de l’imagination, du concept et de l’imagination créatrice. (…) Tous ces événements et ces opérations se passent dans une intériorité du “système neuropsychique de l’homme”, que l’on peut, si l’on veut, considérer comme incommunicable autrement que par des signes et des symboles, dont le témoin est chaque homme pour lui-même. On pourrait donc considérer que ce serait là le domaine même du sujet. (…) On peut, si l’on y tient, appeler sujet cette intériorité, mais ce terme est préférable pour désigner l’agent opérateur, l’énergie qui s’actualise et qui, justement, en tant que telle, n’est pas consciente d’elle-même, sombre dans l’inconscient ou bien est consciente de sa conscience, c’est-à-dire des événements semi-actuels et semi-potentiels, “réels”, et “irréels” à la fois, intérieurs ; en d’autres termes, le sujet serait alors l’intériorité qui se connaît comme intériorité [13]. »

“On pourrait donc considérer…, que l’on peut si l’on veut…, on peut si l’on y tient…, le sujet serait alors…, en d’autres termes…” Lupasco consent mais avec réticence… Il précise toutefois que l’affectivité, en tant que donnée absolue, est irréductible et qu’elle enferme chacun en une entité sans porte ni fenêtre, incommunicable “sinon par signes ou symboles”. Cependant, les hommes communiquent “au moyen de signes”, de sorte que « cette présence affective incommunicable peut être indirectement induite à partir d’une solitude, à cet égard totale, d’un homme à un autre. » C’est dire aussi que l’être parlant ne parle pas seul, qu’il parle nécessairement avec autrui. Ainsi peut se reconstruire à partir de la Parole une structure entre l’irréductiblement soi et l’irréductiblement autrui. Nous avons vu que deux actualisations selon la Table des déductions peuvent manifester un état T sous forme non-contradictoire (les para-dialectiques des lignes 7 et 8 [14], que nous appelons l’Opposition et l’Union) [15].

Il considère donc la Parole comme l’actualisation non-contradictoire du Tiers inclus. Il estime qu’aussitôt elle devient un sujet.

La notion de sujet est ainsi restituée à la dynamique de l’actualisation, ce qui lui permet de conclure :

« Tout cela n’introduit pas la donnée affective, tout cela peut se passer d’affectivité. Mais elle peut y être. Et c’est à ce moment qu’intervient le mystère. Mystère de la donnée affective dans sa nature, et mystère de son apparition et de sa disparition. Rien de plus aisément constatable que la nature singulière – dans le sens le plus fort du terme – de la donnée affective, et pourtant rien de plus difficile à faire comprendre, et à faire accepter. Tout au long de mes travaux, dès mes premiers ouvrages, il y a longtemps déjà, je ne fais qu’attirer l’attention sur cette coupure de nature qui sépare la donnée affective de tout ce qui la conditionne et où elle apparaît, c’est-à-dire de tout ce qui relève de l’énergie et de ce qu’elle engendre [16]. »

L’unité de nature de l’affectivité et du contradictoire reste donc un “nouveau postulat pour la philosophie”. Mais rien ne s’oppose à le prendre en considération.

Lupasco affirme même que la dignité de tout être tient à la présence de l’affectivité au sein de l’énergie contradictoire aux limites de la connaissance objective et de la science :

« Tout ce livre, peut-être aurions-nous dû le commencer par ce chapitre. L’affectivité est capitale dans les rouages à la fois profonds et superficiels de ce qui constitue l’existence de l’espèce humaine – sans doute, de toutes les espèces vivantes. Mais justement, nous ne pouvons l’appréhender, plutôt la constater directement, que dans l’homme, et même dans chaque homme individuellement par cet homme lui-même : seul témoin de cette étrange et ineffable donnée. Ce n’est, en effet, que par rapport à ce qui se passe en chacun d’eux, en chacun de nous, et au moyen de signes, de gestes, de réactions extérieures perceptivo-motrices, de vocables symboliques, différents dans chaque langue, aux phonèmes et aux sémantiques spécifiques, incompréhensibles d’un parler à un autre, que cette présence affective, agréable ou désagréable, joyeuse ou douloureuse, peut être indirectement induite, à partir d’une solitude, à cet égard totale, d’un homme à un autre. Il est difficile, dans ces conditions, de faire œuvre de science. (…) On dira que c’est là le cas d’une subjectivité absolue, que l’on est au cœur même du sujet, dans ce qu’il a, de par sa nature même, de plus incommunicable [17]. »

Un nouveau sujet apparaît, que Lupasco a défini comme une intériorité qui se connaît comme intériorité. Mais nous avons vu que s’actualisant par la Parole il se redéfinit aussitôt par l’actualisation [18].

Cependant, la relation à autrui peut être aussi polarisée par le contradictoire ! On ne peut faire l’impasse sur cette troisième dialectique qui recrée une intériorité entre les intériorités de soi et d’autrui (qu’elle relativise), et l’on en revient au sujet qui échappe à nouveau à la notion d’actualisation car il ne s’assujettit ni à la polarité de la Parole d’union ni à la polarité de la Parole d’opposition [19]. Le Tiers est ici sans parole ou du moins sans bruit. Il ne suspend pas pour autant la sensibilité au silence mais au rythme de mots.

Le terme qui conjoint contradictoriellement les deux autres est selon nous l’Esprit.

Dans l’orthogenèse contradictorielle se crée entre les univers de la physique et de la vie, hors de leur temps et de leur espace respectif, un troisième monde.

« Or, quoi qu’il en soit de la véracité de ces trois univers, il reste que, dans ces trois systématisations dialectiques dont nous faisons l’expérience, et que nous expérimentons scientifiquement, la systématisation dialectique neuro-psychique, préfigurant un troisième univers possible par-delà le nôtre, est centrale entre les deux autres systématisations dialectiques, engendrant le contrôle de ces deux dernières, par la conscience de la conscience, la connaissance de la connaissance, et comme une lucidité progressive d’une omniscience et d’une omnipotence en laborieux et perpétuel devenir. (…) On voit qu’il est tentant, à partir de ces considérations, d’extrapoler dans le domaine de la pensée religieuse, et d’imaginer ce troisième univers psychique comme quelque systématisation énergétique, je ne dis pas de Dieu, mais de la Divinité… [20]. »

La question du sens

Lupasco nous a conduit d’une thèse problématique, le dualisme antagoniste, à la logique du contradictoire grâce au « postulat fondamental de la logique du contradictoire » (le principe d’antagonisme). La logique du contradictoire permet de penser la naissance d’un sujet se reconnaissant dans l’absolu de son affectivité grâce à un nouveau postulat que nous avons appelé principe du contradictoire.

Les deux postulats sont-ils conciliables, quels rapports ont-ils entre eux ? Dans la deuxième colonne de la Table des déductions de la logique du contradictoire, on voit apparaître une représentation de ce que l’on pourrait appeler des événements d’événements.

Nous nous en tiendrons à la seule figure de l’implication contradictoire qui se développe de façon contradictoire. Si le contradictoire n’est pas issu comme précédemment de la relativisation des contraires, il apparaît ici ex nihilo. Sa dialectique est une matrice à laquelle on peut apposer l’idée de création.

Nous avons dit que la logique dynamique du contradictoire autorise le Tiers inclus à se manifester soit par l’un des contraires soit par l’autre, ce que nous avons appelé l’union et l’opposition (corrélative). Entre les protagonistes d’une relation de réciprocité, ces expériences sont celles de la Parole. Le point que nous voudrions préciser est que lorsque le Tiers s’aliène dans la Parole, dans l’extériorité de la non-contradiction, la notion de sujet peut être dévolue à la dynamique de l’actualisation, comme le propose Lupasco. Mais on peut dire aussi qu’il y a deux sujets. L’affectivité de l’un de ces deux sujets (le Tiers) est reliée à l’objectivité de l’autre (l’actualisation de la Parole). La conscience affective dont on disait qu’elle était l’absolu du sujet est en partie expatriée dans la Parole et devient l’âme de cette Parole. L’être porté à l’existence par la Parole se présente alors comme le sens de celle-ci.

Le Tiers qui se déporte dans la Parole selon une direction décidée par la polarité de l’actualisation ne peut cependant être séparé de sa source (l’affectivité étant absolue), de sorte que son aliénation est seulement un effet de l’expérience en termes non-contradictoires. Le sens reste rivé à la conscience de l’être parlant, en d’autres termes au sentiment du sujet.

Enfin, le sens ne concerne pas seulement la vérité du sujet mais celle des choses. Il suffit que la matière psychique interagisse avec la matière physique ou biologique pour être affectée à son bord par leur non-contradiction et qu’apparaissent les potentialisations correspondant à leurs actualisations. Le sens devient signification des choses qui bordent la conscience. Mais aucune parole ne s’arrête à sa proclamation parce qu’elle est adressée à autrui sous peine d’être vaine.

Il y a donc genèse de l’être au sein de la Parole, genèse qui s’esquisse dans les figures qui se construisent dans la troisième colonne de la Table des déductions de la logique du contradictoire.

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Notes

[1] Précisons que les potentialisations que Lupasco appelle consciences élémentaires illustrées dans le domaine de la biologie par les tropismes, les réflexes, les défenses immunologiques, etc., sont inconscientes d’elles-mêmes.

[2] Cf. supra, La page blanche.

[3] De même pour l’ouïe et le tact, et donc pour toute sensation.

[4] Werner Heisenberg, Philosophie : Le manuscrit de 1942, éd. et trad. de l’allemand de Catherine Chevalley, Seuil, Paris, 1998, p. 112.

[5] Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, vol. II. Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance, op. cit., p. 283.

[6] Ibid., p. 287. À la fin du premier tome de sa thèse Du devenir logique et de l’affectivité, Lupasco disait déjà : « C’est dans la direction de quelque réalité qui ne soit ni permanente, ni éphémère, ni affirmative, ni négative, qui ne soit ni de la spatialité identifiante ni de la temporalité hétérogénéisante, ni l’un, ni le multiple, ni la synthèse, ni l’analyse, en un mot, ni l’extensité ni l’intensité que doit être cherché ce que contient la notion d’être. La nature de l’affectivité semble en indiquer la voie. » Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, vol. I “Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit”, op. cit., p. 306.

[7] Cf. Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, op. cit., vol. II, p. 227.

[8] Ibid., p. 248.

[9] Bernard Morel, Dialectiques du Mystère, avec une préface de Stéphane Lupasco, éd. du Vieux Colombier, La Colombe, 1962.

[10] Lupasco, Du rêve de la mathématique et de la mort, Christian Bourgois, Paris, 1971, pp. 222-223.

[11] Ibid.

[12] Ibid., pp. 224-225.

[13] Lupasco, Psychisme et sociologie, Casterman, Paris, 1978, pp. 82-83.

[14] Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, op. cit., voir fig. 3 La Table des Déductions de Lupasco.

[15] Cf. Temple Dominique, “Le principe d’antagonisme”, dans Stéphane Lupasco, L’homme et l’œuvre, op. cit., pp. 237-252.

[16] Ibid., pp. 82-83.

[17] Ibid., p. 81.

[18] « Nous savons cependant que le sujet est tout autre chose que cet univers clos, que cette sorte d’intimité ramassée rigoureusement sur elle-même, dans le mystère le plus infranchissable. Il y a certes mystère dans l’apparition de la donnée affective, quelle qu’elle soit, et dans sa nature même, telle qu’elle se donne précisément. Mais elle ne vient pas de la subjectivité, de la citadelle fermée du sujet. Car le sujet, nous l’avons vu c’est au fond l’actualisation des dynamismes et systèmes énergétiques qui l’engendre. Tout ce qui s’actualise se subjectivise, par là même, et cesse de constituer un sujet en se potentialisant et en engendrant de la sorte l’objet ». (Ibid., pp. 81-82.)

[19] Temple Dominique, Les deux Paroles (2003), publié dans la collection réciprocité, n° 3, 2017.

[20] Lupasco, L’univers psychique, Denoël/Gonthier, Paris, 1979, p. 231.


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