Ce texte se réfère principalement
aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

Répondre à cet article

février 2008

1. Aperçu de la Théorie de Lupasco

Dominique TEMPLE

Les origines de la notion de « contradictoire » : des Grecs aux sciences modernes

Les principes de la logique d’identité excluent par définition que deux états de chose contradictoires puissent coexister en même temps et sous le même rapport. Pourtant la philosophie grecque dès ses débuts en même temps qu’elle théorisait cette logique reconnaissait déjà ce qui est en soi contradictoire sous le nom de puissance (Platon) ou encore de matière (Aristote). La logique modale, aujourd’hui les logiques polyvalentes ou statistiques… introduisent un grand nombre de valeurs pour rendre compte d’états intermédiaires entre des contraires, par exemple le probable, l’aléatoire, l’incertain, etc. Néanmoins, le contradictoire lui-même est toujours reporté hors du cadre de ces logiques car si chacune de ces valeurs décrit un état plus ou moins contradictoire, cette description est en elle-même non-contradictoire, comme la photographie d’un corps en mouvement est immobile.

La fonction symbolique peut donc exprimer de façon non-contradictoire des sensations, sentiments ou valeurs tels que le doute, la liberté, etc. qui sont des expériences subjectives de la pensée et dont certaines peuvent être dites contradictoires. À plus forte raison peut-elle représenter des réalités non-contradictoires de la nature que l’expérience vient vérifier comme telles. On est fort tenté de conclure que la fonction symbolique ne fait que se conformer à une non-contradiction donnée par la nature et que la réalité ultime de celle-ci doit être constituée de phénomènes non-contradictoires : ainsi, la lumière fut imaginée tour à tour comme un phénomène continu ou discontinu mais jamais les deux à la fois. Or, le postulat qu’elle devait être nécessairement non-contradictoire, soit continue, soit discontinue, s’est trouvé un jour mis en défaut. Max Planck devait montrer, en étudiant le rayonnement des corps noirs, que l’on ne peut rendre compte des propriétés de la structure fine de l’énergie sans introduire au sein de celle-ci une contradiction irréductible. L’énergie lumineuse est en effet dans un état indécidé entre le continu et le discontinu, état que l’on doit nommer de façon nouvelle. C’est l’interaction de cet état en lui-même contradictoire avec l’instrument d’observation qui produit un phénomène non-contradictoire, et selon l’appareil de mesure requis un phénomène continu ou discontinu. Cette thèse fut généralisée par Louis de Broglie à toute structure élémentaire de l’univers. Tout phénomène physique quantique est donc un dynamisme qui tend vers l’un ou l’autre des pôles d’une structure contradictoire selon l’instrument de mesure utilisé pour l’appréhender.

Pour se représenter le contradictoire lui-même, Bohr propose de réaliser successivement les expériences qui le transforment en phénomène continu et discontinu et d’interpréter ces mesures comme complémentaires. Le quantum contradictoire est ainsi traduit par des observations non-contradictoires (un événement continu ou discontinu). Heisenberg observe qu’il est possible de garder la valeur de vérité de la logique classique pour signifier la non-contradiction que révèle l’expérience et de garder la notion de faux pour le contradictoire lui-même à condition d’établir entre l’un et l’autre des degrés de vérité. Chacun de ces degrés de vérité sera en lui-même une valeur non-contradictoire qui satisfera notre logique usuelle. Les degrés de vérité sont comparables aux valeurs modales ou aux valeurs des logiques polyvalentes pour représenter de façon non-contradictoire ce qui est plus ou moins contradictoire. Heisenberg note que le quantique lui-même, le contradictoire donc peut être défini comme la coexistence des potentialités de ces valeurs. La “coexistence de potentialités antagonistes” de Heisenberg est une formule qui nous permet d’approcher d’assez près la Logique du contradictoire  (lire la définition) de Stéphane Lupasco.

Une logique dynamique et dialectique

Une démarche intuitive nous permettra de prolonger la perspective de Heisenberg par celle de Lupasco [1] : si l’on multiplie à l’infini les valeurs intermédiaires entre deux contraires, ou encore les degrés de vérité, on peut remplacer cette infinité par un vecteur qui signifie le passage d’un contraire à l’autre. La manifestation progressive d’un contraire sera dite actualisation. Mais on peut aussi bien envisager cet événement comme la dynamique de l’autre contraire, c’est-à-dire comme une désactualisation de celui-ci. Lupasco propose d’envisager que la désactualisation soit définie de façon positive : la potentialisation. Le postulat qui fonde la Logique du contradictoire (le principe d’antagonisme) énonce que toute actualisation est conjointe à une potentialisation antagoniste. Chaque état intermédiaire sera donc constitué d’une dynamique s’actualisant conjointe à sa dynamique antagoniste se potentialisant. Les valeurs peuvent ainsi être ramenées à différents moments de cette actualisation-potentialisation et il paraît cette fois que chacune est constituée par un degré d’antagonisme entre deux non-contradictions opposées (actualisation et potentialisation). Chaque degré sera défini par trois paramètres : par l’actualisation et la potentialisation de chacun des contraires et par son quantum d’antagonisme, alors que dans la logique classique il ne peut être défini que par sa non-contradiction. Le quantum d’antagonisme, c’est le contradictoire exclu des logiques traditionnelles ainsi réintroduit au cœur de toute expression logique.

Est exclue dans cette logique du contradictoire l’actualisation absolue de la non-contradiction car l’actualisation absolue d’une dynamique interdirait toute conjonction antagoniste. Les relations d’indétermination de Heisenberg montrent comment toute actualisation tend asymptotiquement vers la non-contradiction absolue mais sans jamais l’atteindre.

Il est important de noter que le quantum d’antagonisme, le contradictoire lui-même que Lupasco appelle le Tiers inclus, peut s’accroître aux dépens de l’actualisation-potentialisation des pôles contraires. C’est donc trois pôles que cette logique dialectique reconnaît : deux pôles définis par chacun des contraires et un pôle qui résulte de leur relativisation réciproque.

Le principe d’antagonisme s’applique enfin à la contradiction qu’il recèle et à la non-contradiction qu’il recèle également comme à deux contraires : si la contradiction s’actualise, elle potentialise la non-contradiction (les potentialités coexistantes de Heisenberg). Si la non-contradiction s’actualise, elle potentialise la contradiction. De même que la logique d’identité réussissait à parler du contradictoire de façon non-contradictoire, à son tour la logique de Lupasco réussit à rendre compte de la non-contradiction de façon contradictoire.

Lupasco représente la matrice originelle de cette logique ainsi :

Figure 1
Figure 1

qui se lit : e s’actualise en potentialisant non-e ; e ni ne s’actualise ni ne se potentialise, et non-e de même pour engendrer un état contradictoire (T) ; non-e s’actualise, e se potentialise [2]

Une logique de l’énergie et une logique formelle

Il est possible de donner à cette logique un contenu intuitif : on dira par exemple que l’actualisation de l’homogène est conjointe à la potentialisation de l’hétérogène, etc. Ces notions intéressent des réalités physiques et biologiques. Ainsi, les notions de champ, d’onde, d’inertie entrent dans le domaine de l’homogénéisation de l’univers, celle de matière et anti-matière, de corpuscule, d’atome, de vie, dans celui de l’hétérogénéisation.

Le raisonnement suivant permet alors d’accéder à une logique formelle : en vertu du principe d’antagonisme, l’actualisation absolue d’un événement est impossible : le principe d’identité qui s’exprimerait (e implique e) et le principe inverse d’altérité absolue (e exclut e) sont en fait reliés par le principe d’antagonisme. Si l’un s’actualise, l’autre se potentialise :

Figure 2
Figure 2
1ère ligne : (e implique e)A est conjoint à (e exclut e)P 2e ligne : (e exclut e)A est conjoint à (e implique e)P

(e implique e) et (e exclut e) pouvant être n’importe quel couple de contraires, il est possible de ne tenir compte que des relations qui les caractérisent. Le principe d’antagonisme porte alors sur ces relations logiques, on obtient ainsi la Table des Déductions suivante :

Figure 3
Figure 3

Les observations de la Physique moderne paraissent s’inscrire aisément dans le champ de la logique de Lupasco puisque tout phénomène résultant de l’interaction entre l’instrument de mesure et la chose observée peut être interprété comme une actualisation. Le quotient d’antagonisme n’est sans doute pas observable mais les relations d’indétermination de Heisenberg décrivent l’impossibilité de l’ignorer en précisant les limites des actualisations-potentialisations antagonistes, c’est-à-dire les limites de chaque phénomène dans le sens de la non-contradiction.

La Physique a donc révélé contrairement à ce qu’elle prévoyait que la nature peut s’interpréter à partir d’une relation entre trois pôles dont l’un est ce qui est en soi contradictoire. Et l’on est conduit à se demander si ce n’est pas à ce niveau du contradictoire que peut s’instaurer une relation directe entre le réel et la conscience.

Une nouvelle théorie de la connaissance

La logique de Lupasco peut-elle résoudre l’énigme de la relation entre la conscience et le réel, entre le connu et le connaissant ?

Lupasco répond par un postulat d’une fécondité inouïe. Il nomme la potentialisation : conscience élémentaire, laissant à l’actualisation tous les attributs de ce que nous appelons le réel. À quoi peut bien servir de redoubler le réel de consciences élémentaires, ou l’inverse ? Et si la pensée rend compte du monde d’une façon ou d’une autre, pourquoi imaginer que ce soit à partir de consciences élémentaires inverses du réel ? Lupasco entend par conscience élémentaire une conscience qui n’a pas conscience d’elle-même. C’est à présent qu’il faut se référer aux contraires comme pôles d’une relation contradictoire et à ce qui est en soi contradictoire (exclu de toutes les logiques classiques et modernes et réinséré par Lupasco sous le nom de Tiers inclus). Le Tiers inclus est en somme la résultante de l’annihilation réciproque de deux contraires. Il n’est ainsi aucune réalité observable. Les physiciens l’appellent le vide quantique ou l’énergie du vide, ou encore le hasard pur. Ce vide peut alors s’envisager du point de vue de la potentialisation. Lorsque le contradictoire se développe à partir de la relativisation mutuelle des actualisations-potentialisations antagonistes, le caractère élémentaire de chacune des deux consciences élémentaires disparaît tandis que la résultante de cette relativisation réciproque devient une conscience contradictoire en elle-même seulement occupée à s’apprécier elle-même, une conscience d’elle-même. Mais il suffit que la symétrie des contraires qui se relativisent ne soit pas parfaite pour que demeure à l’horizon de cette conscience de conscience une part de conscience élémentaire. La conscience de conscience parfaite qui ne peut être qu’une conscience d’elle-même, donc un pur sujet, devient alors conscience de cette conscience élémentaire, une conscience objective.

Ce que nous avons appelé le hasard pur et qui se présente comme une conscience en elle-même contradictoire est un avènement dont on ne pourrait avoir aucune idée s’il ne se révélait lui-même d’une façon spécifique puisqu’il n’est pas une conscience objectivante, puisqu’il n’est pas conscience de quelque chose. De cette expérience subjective, de cette révélation spécifique de la conscience de soi, nous ne pourrions avoir la moindre idée si nous n’en étions le siège. Or, nous en sommes le siège... La logique du contradictoire de Lupasco n’est donc pas seulement une logique de l’énergie vérifiable par l’expérience, elle n’est pas seulement une logique formelle, elle est aussi une logique de la conscience qui propose une théorie des rapports du réel et de la conscience, c’est-à-dire une théorie de la conscience de soi et de la connaissance.

*

Lire la suite : Des trois applications

Haut de page

Répondre à cet article


Notes

[1] LUPASCO, Stéphane. Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie. Paris : Hermann, 1951, 2de éd. Monaco : éditions du Rocher, Coll. L’esprit et la matière, 1987.

[2] LUPASCO S. (1951) Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, op. cit., 1987, p. 51.


Répondre à cet article