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février 2008

2. La valeur dans le système Aymara

Dominique TEMPLE

Dans sa thèse, M. Fernández [1] mentionne un “mythe” de la communauté aymara de Sica Sica qui dit en quelques mots que la société Aymara se construit à partir de deux principes.

« Un autre mythe en relation avec les origines de l’église, que relate don Patricio Perez Paco, donne à penser que depuis toujours l’actuel village de Sica Sica s’est assumé comme le microcosme politique et territorial de la “marka” : “Sica Sica vient de Sik’i Sik’i, d’autres disent aussi Chika Chika qui veut dire “moitié” (…).
Nos aïeux avaient coutume de conter que les Anciens construisirent l’église et que les deux tours représentent les deux moitiés d’en haut et d’en bas, une tour est la moitiée “aransaya” et l’autre tour la moitié “unrinsaya” : en chacune des tours sont enterrés les corps de trois anciens, qui soutiennent l’église pour qu’elle ne s’effondre pas” (“Pikiñani”, Juillet 16 1998).
Au travers de ce témoignage (commente Fernández) nous voyons comment se sont conjuguées l’idée de la bipartition et de la tripartition : “aransaya” et “urinsaya” sont symbolisées dans les tours de l’église de la “marka”, tandis que les six anciens enterrés dans ses fondements symbolisent les trois frères Jiliita, Taypüta et Sullküta qui synthétisent le sens ample de la territorialité conformée par les trois mondes “araxpacha”, “akapacha” et “manqhapacha” » [2].

Ne peut-on aller plus loin ? Les deux tours rappellent la Parole d’opposition (urinsaya/aransaya), mais l’église est le lieu de la Parole d’union des colons qui prétend se substituer à la Parole d’union des Aymara.

La Parole d’union est comme son nom l’indique polarisée par l’unité, mais si deux Paroles d’union se confrontent, l’une s’impose à l’autre. Ici, la mission religieuse chrétienne s’impose. Les Aymara n’ont d’autre ressource que d’enfouir leur Parole d’union morte dans les fondations de l’église nouvelle. La Parole d’union reste néanmoins le fondement de la religion nouvelle et sa définition est la même, symbolisée par ce que Fernández appelle une tripartition. Dans toutes les parties de l’église on doit retrouver l’unité, et cette unité est donc reproduite dans chacune des deux tours. Il est bien dit que cette unité soutient la parole religieuse elle-même car sinon elle s’effondrerait. La tripartition est l’image de l’union de tout ce qui peut être conçu comme le monde : l’en-dessous de la terre, le dessus de la terre et la terre (la surface de la terre) qui ne forment qu’un, ce que dit le fait que les trois fondateurs sont frères et le suffixe pacha (la Terre dans le sens de l’espace-temps). La tripartition signifie, me semble-t-il, l’unité entre le haut et le bas, entre le centre et la périphérie. Elle explicite ce dont rend compte la figure originelle : Pachamama la mère Terre ou matrice universelle.

Nous allons essayer de reconnaître plus précisément ce principe d’union  (lire la définition) en suivant Fernández dans une autre communauté : la marka Yaku : La place centrale de la marka Yaku érait :

« le point centrifuge ou d’expansion vers l’extérieur et, en même temps, le point centripète ou de contraction vers l’intérieur en vertu duquel on la considérait “awki y tayka marka”. Le pouvoir politique se résumait dans la figure des trois cabildos, les “jilacatas” et les “alcades de campo”, et acquerrait l’aura de la sacralité avec l’église de San Juan de Yaku, construite durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Durant les fêtes, les cinq “ayllu” se distribuaient territorialement aux coins de la place : en fonction d’une vision microcosmique toponymique et topographique, ils se reconstituaient symboliquement ».

Que la colonisation ait réduit le nombre des ayllu à cinq importe peu. Ce qui est déterminant est le principe des quatre sommets de la place (carrée, il va sans dire) qui impose le principe dualiste  (lire la définition) à l’organisation des ayllu entre eux. Mais la description de Fernández montre que le rassemblement de toutes les autorités de tous les ayllu constitue la totalité de la marka et fait de celle-ci un autre principe d’organisation qui est, encore une fois, enfermé ou recouvert par la Parole d’union missionnaire de l’église occidentale.

Ici, dans la marka, le pouvoir acquerrait une autre dimension que politique : religieuse (la sacralité, dit Fernández). Or, si les quatre pôles du carré de la place figurent bien l’organisation dualiste, l’organisation moniste  (lire la définition) qui résulte de la Parole d’union est également topographiquement marquée et symbolisée toponymiquement. C’est le point central de la place. Sur son schéma, Fernández le représente par un petit anneau qu’il nomme rollo ou picota. Lorsque Fernández parle de la kimsa kawiltu, l’autorité suprême de la marka, il précise :

« Le terme de “kawiltu” provient de “cabildo”, nom qui fut utilisé par le gouvernement de la politique espagnole dans la colonie. Au cours du procès historique, dans le contexte andin bolivien, cette parole prend différentes significations comme “assemblée communale”, “bureaux” ou “oficines” des autorités. Selon Rasnake, avec le nom de “cabildo”, on veut dire “rollo”, un élément qui synthétise l’“image de la totalité du groupe ethnique Yura” (1989 : 229). En d’autres lieux, comme à Yaku, il était également dénommé “picota” avec des fonctions multiples (Turner, 1967) ».

On ne peut mieux symboliser l’union que par le dessin de la place de la marka proposé par Fernández qui dessine au centre de la place un double cercle. Mais on ne peut mieux non plus définir logiquement cette unité que par la formule de Fernández : « C’est le point centrifuge ou d’expansion vers l’extérieur, et en même temps le point centripète ou de contraction vers l’intérieur ».

L’union évidemment est centripète, mais elle s’exprime par la Parole d’union dont l’efficience est centrifuge. Le sentiment religieux, né de la communion, s’exprime pour tous à partir du centre de la communauté car il n’y a qu’un porte-parole pour tous. Toutefois, en devenant centrifuge, la Parole d’union se dirige vers la périphérie de la communauté et même vers l’extérieur qui n’est pourtant rien au vu de ce qu’elle prétend rassembler (c’est à dire tout). Entre le tout qui se concentre vers l’intérieur et le rien de l’extérieur se forme une sorte de milieu propre aux organisations monistes d’où ce que Fernández appelle une « tripartition » : le supérieur, le milieu et l’inférieur. En réalité, cette tripartition est unie car s’il y avait la moindre contradiction qui s’immisçait entre des parties différentes, la Parole d’opposition, caractéristique du principe dualiste, reprendrait le dessus. L’unité est telle que le passage du centre à la périphérie ou de la périphérie vers le centre doit se concevoir sans opposition, c’est-à-dire par une différenciation continue que les Aymara ont coutume de se représenter par des dégradés et que, comme nous l’avons signalé, ils indiquent ici probablement par la fraternité des trois frères. Lorsque les Aymara se disent appartenir à une communauté formée de deux moitiés (urinsaya et aransaya), c’est la relation des deux moitiés qui les constituent comme Aymara. Mais cette relation n’est pas nommée. Elle est un Tiers invisible.

L’autre principe est la Parole d’union de la communauté qui dit sa totalité, la marka. Celle-ci est donc nommée : mais ce qui est nommé n’est pas le Tiers non plus c’est l’ensemble des deux moitiés. Or, la marka est une totalité qui, comme le dit Fernández, est centripète et centrifuge. Ce qui est entre le mouvement centripète et le mouvement centrifuge est à nouveau le Tiers engendré à partir de la Parole d’union et qui n’est pas nommé. C’est pourtant ce qui compte, puisqu’il est bien dit que la marka est à la fois centrifuge et centripète, et non pas, comme le penserait l’Occidental selon sa logique de non-contradiction, successivement centripète et centrifuge. “À la fois centripète et centrifuge” : de même que les deux moitiés sont “à la fois” amies et ennemies et non pas successivement amies ou ennemies. Le principe d’union est donc comme renversé sur lui-même puisqu’il devient centripète et centrifuge, comme le principe d’opposition  (lire la définition) se renversait sur lui-même pour donner naissance à deux moitiés qui ne sont plus opposées, comme le noir et blanc, mais égales (noir rayé de blanc et blanc rayé de noir).

La logique des Aymara fait appel à deux principes : le principe d’union et le principe d’opposition. Mais ces deux principes obéissent à une loi interne : ils se “renversent” sur eux-mêmes de façon contradictoire et donnent naissance à des organisations dualiste et moniste dont les enjeux sont à nouveau “contradictoires”.

Que se passe-t-il donc dans ce “renversement” ? La création systématique de cet “à la fois” (“à la fois” centripète et centrifuge), (“à la fois” noir et blanc et blanc et noir – si l’opposition première était noir et blanc). Ce “à la fois” est un Tiers par rapport aux deux pôles de l’opposition, et un Tiers plus difficile à définir dans le cadre de l’union mais qui se trouve néanmoins perceptible au cœur de celle-ci.

De nommer le Tiers, l’esprit de la communauté, avec des expressions non-contradictoires oblige à associer des expressions non-contradictoires de façon contradictoire entre elles : “à la fois centripète et centrifuge”. Cela est possible puisque le Tiers ne peut se constituer sans la participation des polarités non-contradictoires dont il est le milieu. On peut en effet faire appel à ces polarités pour le désigner symboliquement, de façon métonymique en quelque sorte. Cet “à la fois” est la demeure du sentiment communautaire, un sentiment exclu par les membres de la société occidentale qui se fonde, elle, sur l’indépendance et la liberté des individus, non seulement des uns vis-à-vis des autres mais surtout vis-à-vis de toute tierce personne morale qui correspondrait à une valeur indivise, donc vis-à-vis de toute communauté. Ici, la logique autochtone se démarque radicalement de la logique usuelle des colons.

Selon la logique des Occidentaux, en effet, une chose est ou n’est pas, mais si elle est, toute autre éventualité la concernant est sans consistance. Par exemple, s’il est vrai que l’union est centrifuge, il est faux qu’elle soit centripète, s’il est vrai qu’elle est centripète, il est faux qu’elle soit centrifuge, et dans les deux cas il est faux qu’elle soit à la fois centrifuge et centripète. Sans entrer dans le problème de logique qui est ainsi posé, disons que les Occidentaux qui commentent les données Aymara ne conçoivent que les pôles des relations qu’ils étudient sans se rendre compte que leurs interlocuteurs ne les mentionnent, eux, que pour rendre sensible autre chose : le Tiers qui peut en résulter.

On comprend donc pourquoi les colons sont “exclus” de la représentation de la marka, comme l’observe Fernández. Ils en sont exclus au moins parce que leur propre logique exclut qu’ils puissent se reconnaître dans l’espace construit par les structures en question.
 Le symbole géométrique de la place de la marka que nous venons de commenter est pourtant la demeure de la chuyma, ce que l’on peut traduire par cœur à titre d’image, c’est-à-dire la conscience affective  (lire la définition)  ; une conscience affective dénuée de dimensions biologiques, construite par le verbe, une affectivité donc suprasensible que l’on peut nommer immédiatement l’affectivité des valeurs éthiques.

Qu’en disent les auteurs ?
 Commençons par Fernandez :

« Les qualités les plus valorisées sont l’humilité, le respect et la solidarité ».

Nous sommes, ici, dans l’ayllu Laymi-Puraka.
 Dans l’étude de la marka Yaku, il dit de l’alcade ordinario :

« Comme il s’agit de la charge la plus élevée des charges de pouvoir qu’il occupe, il doit être un exemple d’autorité et d’humilité ».

Et à propos de “l’alcade mayor” :

« Les qualités requises pour arriver à cette charge sont les mêmes que pour l’“alcade ordinario” : posséder une expérience quasi accomplie pour ce qui concerne l’administration et la justice, ce qui en aymara se dit “jacha ancha chuymani” : jouir du consensus des habitants de sa communauté ».

Être le Tiers, pour l’homme aymara, c’est d’être chuymani. Possesseur de la chuyma, voici donc la catégorie aymara capitale et nous ferons appel à Jacqueline Michaux pour préciser en quoi consiste le fait d’être chuymani [3].

Jacqueline Michaux part de la prestation de base, la réciprocité la plus immédiate, celle qu’ordonne la simple rencontre de l’autre, le face à face qui donne naissance immédiatement à une entraide réciproque l’ayni.

« Mais l’“ayni” est plus qu’un mécanisme pour l’obtention de valeurs matérielles. Moyennant le donner et recevoir, deux familles créent un lien affectif qui perdure et surpasse la satisfaction des nécessités matérielles immédiates. Aider une famille pendant les semailles, la récolte ou lui apporter des dons de nourriture ou de boisson pour une fête, engendre une affectivité partagée qui s’exprime par le terme “chuyma”.
 La “chuyma” est le signe de la conscience affective de l’être humain, qui s’amplifie tout au long de la vie jusqu’à être “complète” dans la vieillesse. Un ancien sera appelé “chuymani” (celui qui possède la “chuyma”) et considéré comme le garant de la conscience communautaire après avoir accompli toutes les charges politiques et festives existantes ».

Le “jouir du consensus de la communauté” de Fernández devient ici la “révélation d’une conscience communautaire” dont on n’est pas le propriétaire mais le dépositaire. Tout le monde peut et doit autant que possible accéder à cette charge suprême, et dans la communauté étudiée par Jacqueline Michaux le nombre de communariens est assez réduit pour le permettre. La transmission de la charge doit être cependant assez rapide : annuelle. Le malku sortant initie le malku entrant. Rien n’est plus clair que le rituel lui-même. Jacqueline Michaux poursuit :

« La conscience affective (“chuyma”) des futures autorités est représentée avec un nœud (“qulu”) qui doit être dénoué (“jarjaña”) pour que commencent les préparatifs nécessaires à l’accomplissement de la charge. Le “jaiyiri” est une personne qui est unie par les liens antérieurs au futur “malku”, soit des liens de filiation (oncle, par exemple) soit une relation spirituelle (un compadre supérieur) ou un parent par alliance (beau-frère ou beau-père). En général, le “jaiyiri” reproduit un don qu’il reçut de quelque parent du futur “malku”, et à son tour, le donataire devra reproduire ce don en devenant “jaiyiri” d’un fils ou d’un neveu du “jaiyiri”. En ce sens, nous voyons que l’intervention du “jaiyiri” permet de dénouer la “chuyma” du “malku” parce qu’elle l’insère dans une structure de réciprocité ternaire qui libère un nouveau sentiment, un sentiment de responsabilité. Être “jaiyiri” de futurs “malku”, c’est se dire le garant de la circulation de cette charge pour les futures générations ».

La spiritualité chez les Aymaras

Très clair est l’effort des Aymaras pour situer sinon dans l’abstraction du moins dans une sémantique qui n’a plus de limites cette relation elle-même.
 Après avoir reçu les symboles de son autorité qui, comme le dit Fernández, sont investis d’une force symbolique si puissante qu’on peut les interpréter comme doués d’une présence réelle, la présence du Tiers, le malku et la t’alla assistent à une ultime cérémonie, comme le conte Jacqueline Michaux à Jichwiri :

« Le jour suivant, les nouveaux couples d’autorités entrantes se réunissent très tôt pour “faire passer” une offrande (“waxat’a”) aux divinités de la communauté (“kuntur Mamani, Achachilas, Pachamama”) (...). Ce rite est réalisé par un “yatiri” (prêtre Aymara) sollicité expressément pour l’occasion. Le “yatiri” intervient au centre d’une structure de réciprocité ternaire entre les autorités et la nature qui représente la Donatrice par excellence (donatrice de l’eau, de la chaleur, de la nourriture, etc.).
 
Le rite engendre une force spirituelle considérable, comme surnaturelle, comme un esprit, l’esprit du don qui alimente la conscience des autorités pour qu’elles accomplissent avec justice, équité et responsabilité, leur année de charge (...) Le “yatiri” – appelé “taniru” à Jachwiri – prépare l’offrande qui sera adressée aux esprits de la communauté et des Andes, sollicitant une bonne récolte, le bien-être des familles et l’abondance de vivres pour tous. (...) La Nature devient donc pour tous, la représentation pérenne de l’esprit du don, se métamorphosant en dieux (Pachamama, Achachillas). L’élément spirituel, la force engendrée par le don rituel, sera représenté par un don de nourriture réel (un bouillon, en général) distribué par le couple de “malku” à toutes les autorités. Ce moment montre que le sens de l’offrande rituelle est le don lui-même, c’est-à-dire que le “malku” reçoit sa force, son nom, des dons divers qu’il offrira à tous, commençant par son “membre” (“les “malku” qui l’accompagnent pendant cette année”) (à ce qu’il me semble, cette expression montre que les autorités se conçoivent bien comme un ensemble conjoint, une seule personne, un seul corps).
 
Cependant, le rituel permet également de rappeler à chacun, et en particulier au “malku”, que seulement la réciprocité nourrira l’humanité des hommes. Preuve de cela, la grande fête de redistribution de nourriture qui suit l’offrande rituelle. En premier lieu, les autorités, et plus qu’aucune autre le “malku”, invitent toute la communauté avec coca, alcool et repas préparés par les t’alla, de telle manière que tous partagent, assis en cercle, une même nourriture. Mais quand tous ont terminé, les “malku” et toutes les autorités reçoivent une série de dons de la part de leurs “munasirinaka” qui, un après l’autre, viennent leur apporter des trophées alimentaires (“ch’uñu”, fruit, pains, etc., rafraîchissement et alcools).
 
Ici, toutes les structures de réciprocité pratiquées tout au long de la vie, les parrainages, les compagnonnages, l’“ayni”, les relations matrimoniales, etc., vont participer à l’élaboration d’une structure neuve que nous appellerons “centralisée”. En effet, tous les “munasirinaka” vont offrir de la nourriture au couple de “malku”. Tous ces dons s’accumulent de manière solennelle sur une table (“tari”) tendue devant chaque autorité. La donation de ces produits constitue la “apxata”, littéralement “mise au sommet”, superposition ».

Cette relation indique assez le contenu de la réciprocité. La réciprocité engendre bien la conscience éthique, l’esprit de justice, la responsabilité et l’humilité. Et par ailleurs cette relation indique le moyen ordinaire de cette réciprocité, et ce moyen est le don. Ici, la réciprocité devient le principe de l’économie politique andine : la réciprocité des dons, à commencer, indique le rite par la réciprocité du don des vivres qui se poursuivra avec la redistribution foncière, c’est-à-dire des moyens de donner (les moyens de production du don).

Puisque, par définition, la conscience affective est une conscience qui ne se connaît pas mais seulement s’éprouve, la “représentation” de la structure qui lui donne naissance est le moyen de dire de façon objective sa naissance… Cette “représentation” est l’affaire d’un médiateur extérieur, si l’on peut dire, à la communauté elle-même, le yatiri.

Le yatiri est un personnage clef de ce rituel, dépositaire de cette compétence objective sur le vécu de la communauté. Il reproduit dans l’offrande rituelle comme dans un miroir la structure de base, c’est-à-dire ici le repas communautaire. Le yatiri est un médiateur, un catalyseur si l’on veut d’une relation mais qu’il tente d’extraire de ses contingences. Les valeurs de la réciprocité vont être alors délivrées de toute image : ce sont des esprits. En tant que valeurs pures, ces esprits sont des moments sans présent, sans passé, sans futur, hors des temps, tout aussi indiscutables que tout autre moment de vérité entre les hommes, que ce soit d’amitié ou de justice, dont nous faisons l’expérience quotidienne. Cependant, le yatiri situe sa propre expérience à un niveau de langage qui non seulement rend compte des valeurs constituées au niveau du réel mais les réinvestit à un autre niveau. Certes, à ce niveau, comme le dit Fernández, les valeurs sont constituées, mais le yatiri n’est pas seulement le dictionnaire de la communauté, la bibliothèque des histoires mémorisées par le rituel pour être dispensées aux nouvelles générations lors des fêtes, il est un créateur, le créateur du monde spirituel, et même l’étrave de la genèse aymara, de la chuyma des chuymani. Dès lors, le rituel n’est pas seulement un miroir, il peut devenir la reproduction de l’ordre de la réciprocité dans le symbolique. Le yatiri tente d’investir le champ de la vie spirituelle. Les relations des esprits forment la communauté de réciprocité des Achachillas et de la Pachamama.

Si l’on reprenait à présent les notations de Fernández sur le rapport des colons et des Aymara, on mettrait en évidence la distorsion que la colonisation a fait subir à ce que les Aymara construisent, distorsion due à la façon dont les colons interprètent les sentiments Aymara. Sur le schéma de Fernández de la marka Yaku, il n’y a pas seulement les quatre coins de la place où se disposent les ayllu reliés au centre de la marka par des diagonales et pas seulement le rollo au centre de la marka. Il y a aussi, qui coiffe l’ensemble Aymara, au-dessus de la marka, l’église. Certes, l’église réinterprétée comme nous l’avons vu à propos de ses deux tours et de son fondement, mais l’église toutefois qui dans l’esprit du missionnaire doit supplanter ou remplacer la parole religieuse de la marka.

Quel en est l’enjeu ? Risquons ici, une polémique : À la césure du XVI-XVIIe siècle, le débat faisait rage en Europe sur ce que l’on appelait la présence réelle, la présence réelle du Dieu vivant. Pour les Protestants, cette présence était symbolique. Les Catholiques répondaient que la présence réelle est corporellement attestée par le vin et le pain consacrés. Cette présence réelle devient donc une réalité matérielle distincte de la conscience humaine, protégée dans le calice, lui-même enfermé à double tour dans le tabernacle, lui-même placé au sein de l’autel qui se trouve au cœur d’un bâtiment construit en pierres ou en briques.

Mais qu’est-ce que la présence réelle pour les Aymara ? C’est une évidence… si transparente qu’elle ne se voit pas avec les yeux ordinaires ni même par la connaissance. Elle est le Tiers autour duquel se trament les signifiants de la Parole d’opposition ou de la Parole d’union. Elle remplit tout ce que dessine la figure géométrique de la place de Yaku. Le schéma géométrique présenté par Fernández, qui ressemble à une sorte de mandala tibétain, était du temps des Aymara constitué des ayllu réels et d’une marka réelle, de communautés réelles, des gens (tama) et de responsables (pasados).

La présence réelle est la chuyma. Cette présence est le sentiment éthique qui peut être dit hors de la nature physique ou biologique, hors du temps et de l’espace et donc “éternel”. Pour les Aymara, la présence réelle est la chuyma. Et être chuymani, c’est “être homme accompli”, “atteindre une spiritualité transparente”, c’est “être humble, juste et reconnu de tous pour sa générosité”. Les apu, kuraka et mallku sont l’incarnation de la présence réelle puisqu’ils sont chuymani, qu’ils sont en possession de la chuyma. “Ressentir” la chuyma est indépendant de toute connaissance puisque c’est éprouver un sentiment. Mais ressentir la chuyma en étant soi-même chuymani, en incarnant la présence réelle, n’est possible que si l’on pratique la réciprocité !

Il y a ici un seuil : Qui ne participe pas de la réciprocité ne peut être le siège des sentiments qui en résultent. Ce qui explique que pour les Aymara, les Occidentaux se soient exclus de l’Histoire spirituelle du continent amérindien.

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Notes

[1] FERNÁNDEZ OSCO, Marcelo. La ley del ayllu. Práctica de jach’a justicia y jisk’a justicia (justicia mayor y justicia menor) en la comunidades aymaras, La Paz : Fundación PIEB, 2000, 364 p.

[2] FERNÁNDEZ OSCO, Marcelo. La ley del ayllu, op. cit.

[3] MICHAUX, Jacqueline. “Territorialidades andinas de reciprocidad : la comunidad”. In Las estructuras elementales de la reciprocidad. La Paz : Tari, Plural Editores, 2003.


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