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mai 2008

Essai sur le code, le label et la clef de la Réciprocité. II - La Rose des peuples

Dominique TEMPLE

7) La “Rose” des peuples

Nous avons parlé du Code de la réciprocité, nous avons vu qu’il se dédouble avec la prise en compte de la réciprocité négative, et enfin qu’il devait prendre en compte au moins deux sphères d’actualisation : la première dite le réel (le marché, la redistribution, le partage), la seconde comprend l’imaginaire et le symbolique (l’information, l’éducation, la communication).

Au niveau du réel, le Code de la réciprocité doit s’accorder avec les paramètres qui définissent les conditions d’existence, par exemple, le teko’a guarani, et au niveau de l’imaginaire, il doit respecter les choix culturels, par exemple, l’Entrada del Gran Poder aymara.

Comment unifier de façon simple la représentation du code et indiquer la qualité de la Vie Bonne ?

J’emprunte la suggestion suivante à une initiative d’une équipe mexicaine parrainée par l’ONU et qui est déjà bien connue en Bolivie : l’IWA 4. Les critères d’évaluation mis en place par l’IWA 4 concernent les conditions d’existence et il propose que ces critères soient définis par les communautés de base elles-mêmes. Aujourd’hui, de nombreuses équipes participent à cette entreprise de définition des critères d’évaluation de la vie.

L’on pourrait classer les facteurs principaux de la vie en deux ensembles : les conditions naturelles d’existence et les conditions dues à l’entreprise des hommes.

1 - Les premiers facteurs seraient définis en vertu du principe qu’aucune organisation politique ne peut se justifier si elle n’est pas capable de garantir aux hommes ce que la nature leur accorde à leur naissance. On attribuera à chaque facteur d’existence reconnu et apprécié comme indispensable un chiffre de 0 à 100, par exemple, 0 indiquant son inexistence, 100 son intégrité, et les nombres intermédiaires permettront de mesurer chaque condition particulière.

Figura 1
Figura 1

La prise de conscience des indicateurs permettra d’apprécier son mode d’existence de façon plus objective. Elle permettrait par exemple aux paysans brésiliens de ne pas brader leur terre à des entreprises de production de soja pour des sommes d’argent qui ne leur assurent pas d’autres conditions d’existence comparables. Elle permettra de prendre conscience que certains quartiers de La Paz ne disposent plus d’un air non pollué, de l’eau courante, de sources d’énergie…

On peut aussi interpréter ces nombres (indicateurs de facteurs d’existence) par des couleurs (en réservant les couleurs lumineuses pour le maximum et les couleurs sombres pour le minimum) reportées sur un disque partagé en autant de rayons que de critères d’évaluation retenus. Chaque village ou région, chaque ayllu, chaque marka, chaque teko’a, etc. disposera donc d’un emblème, un petit disque coloré permettant de signaler immédiatement sa qualité de vie.

2 - Les seconds facteurs sont définis en fonction du patrimoine créé par l’humanité : ce sont les droits humains. Les critères d’évaluation des acquis sociaux sont dotés d’indices de performance dont la somme pourra à son tour se représenter par une couleur donnée.

Figura 2
Figura 2

Le nombre de subdivisions de ce deuxième disque sera bien plus important que pour le premier. Aussi peut-on envisager de le reporter à la périphérie du premier afin de pouvoir disposer d’une circonférence suffisamment grande pour pouvoir y insérer toutes les subdivisions retenues. Une communauté, un village ou un quartier d’une ville qui obtiendrait le maximum de points dans tous les secteurs sociaux aurait pour emblème un disque d’une seule couleur : solaire si le jaune est pris pour symbole du maximum ; dans le cas inverse où elle n’atteindrait que le minimum, un disque noir.

Figura 3
Figura 3

L’ensemble des deux disques superposés aura l’allure d’une fleur, caractéristique de la situation d’une communauté donnée que l’on pourrait appeler la “Rose des peuples”, comme en d’autres circonstances on parle de la Rose des vents.

Cette Rose des peuples devra ensuite être entourée d’un troisième cercle coloré. Celui-là n’aura que deux couleurs possibles et opposées :

– soit l’activité est non réciproque, privatisée donc,

– soit elle est intégrée dans une relation du Code de réciprocité.

Si à la réciprocité on attribue la couleur jaune et à la non réciprocité la couleur violette, par exemple, chaque rayon du dernier cercle de la Rose des peuples sera terminé soit par une couleur jaune, soit par une couleur violette.

Figura 4
Figura 4
Ejemplo de rosa de un pueblo

Dans peu de temps, on verra apparaître des cartes sur Internet sur lesquelles on aura reporté ces fleurs-emblèmes ou ces blasons qui susciteront l’émulation des uns et des autres pour les améliorer. Toutes les communautés ici représentées peuvent commencer à établir les Tables des facteurs d’existence, à définir les indices nécessaires pour l’évaluation de leur situation et à les soumettre au Code de la réciprocité, soit en respectant les couleurs proposées par l’IWA 4, soit en définissant sa propre palette [1].

8) Les Labels de réciprocité

Nous avons souligné que les valeurs produites par les structures élémentaires de réciprocité ne sont pas les mêmes, et, selon que les communautés donnent la préférence à l’une ou l’autre, se posent des questions de préséance éthique.

La difficulté peut être résolue par l’articulation entre elles des structures élémentaires de réciprocité grâce à des institutions dotées de territorialités distinctes, par exemple, la séparation de l’Église et de l’État. Mais la question rebondit : il y a différentes modalités d’articulation ou d’organisation de ces structures élémentaires que nous avons présentées comme systèmes  (lire la définition) , et la Vie Bonne recevra une définition différente selon ces systèmes. Il en est de l’organisation sociale comme des structures moléculaires à partir des atomes. On peut construire de nombreuses sortes de molécules aux propriétés spécifiques à partir d’un petit nombre d’atomes identiques. De même, il est possible de construire un nombre important de systèmes de réciprocité à partir de quelques structures élémentaires.

Jacqueline Michaux et ses collaborateurs ont étudié le système de réciprocité des communautés aymaras. Cet essai : “Territorialidades andinas de reciprocidad : La comunidad” a été publié dans la revue de sociologie politique espagnole RIDDA de l’INAUCO, (Université de Valencia) en 2000, et en Bolivie dans Las estructuras elementales de la reciprocidad en 2003. Ce travail montre comment peuvent être organisées entre elles des structures de réciprocité élémentaires pour constituer un système semi-complexe. Le système est composé de trois structures élémentaires : premièrement, la réciprocité binaire simple (l’ayni) pratiquée avec plusieurs partenaires de façon à constituer un capital de redistribution ; deuxièmement, ce capital est investi dans une structure de réciprocité ternaire centralisée, c’est-à-dire de redistribution correspondant à une charge communautaire ; troisièmement, ces charges communautaires sont reproduites entre les uns et les autres par réciprocité ternaire simple. La valeur de référence produite par ce système est appelée chuyma, valeur de référence de la Vie Bonne, Suma Qamaña aymara, et Sumaq Kawsay quechua. Si l’on devait analyser la chuyma, il faudrait recourir aux notions de l’amitié produite par l’ayni, de la confiance et de la solidarité produites par la redistribution, et de la responsabilité produite par la structure ternaire, mais ces valeurs sont alors unifiées en un seul sentiment spécifique.

La configuration d’un système de réciprocité conduit donc à définir un label de réciprocité, comme par exemple celui du système spirale, étudié par les auteurs cités, ou celui du système hélicoïdal ou du système pyramidal, etc.

Si les critères du Code de la réciprocité sont publics et s’imposent comme universels, les critères d’évaluation des labels appartiennent aux membres des communautés qui le revendiquent ou le définissent. Ainsi, il sera possible de revendiquer une appartenance communautaire non pas en se référant à une identité raciale ou de coutume mais à un système de réciprocité spécifique : chacun pourra participer à la communauté de réciprocité de son choix dès lors qu’il respectera les critères de son label.

9) Les nouveaux enjeux du débat démocratique

Au niveau national, les indicateurs qui permettent de quantifier la compétence de telle ou telle communauté dans tel ou tel domaine (santé, éducation, sport…) sont du ressort de chaque ministère.

Comme il y a des valeurs qui relèvent de l’une et l’autre des structures fondamentales, par exemple la solidarité, et d’autres valeurs qui relèvent seulement de l’une ou de l’autre, comme le sentiment d’amitié ou celui de responsabilité. Un débat politique va naître de ces limites.

Par exemple, la réciprocité de marché assure l’individuation de la conscience alors que la réciprocité de redistribution engendre le respect et la confiance qui se traduisent ensemble par l’obéissance vis-à-vis d’une autorité supérieure. Dans la réciprocité de marché, la responsabilité est assumée individuellement, dans la redistribution, la responsabilité est dévolue à un seul qui dispose d’une grande efficacité pour résoudre les problèmes d’intérêt général (comme les problèmes écologiques). Certains estiment que la transmission des connaissances et l’éducation doivent être confiés à la réciprocité de marché : crèches, collèges et universités devraient selon eux dépendre de l’entreprise responsable. D’autres estiment que ces fonctions doivent être séparées et qu’elles ne doivent pas être exposées à la menace d’une spéculation privée : l’enseignement sera confié à la réciprocité centralisée (l’État) afin d’être protégé (la laïcité), l’éducation sera confié à la réciprocité ternaire simple (la filiation) c’est-à-dire à la famille. L’État devrait donc distribuer programmes, diplômes, assurer la sélection des enseignants, pour l’enseignement, et respecter le rôle de la parentèle pour l’éducation.

Autre exemple : Les uns préfèrent donner d’importantes marges de manœuvre à la responsabilité, et donc à l’entreprise individuelle qui requiert la réciprocité ternaire généralisée (la réciprocité de marché), d’autres estiment que les risques encourus pouvant porter préjudice aux ouvriers et donnent la préférence aux entreprises communautaires. D’autres enfin soutiennent que la dimension communautaire est une limite préjudiciable à l’efficacité des entreprises dédiées à la défense nationale et développent le thème de la nationalisation. Quel est le type d’entreprise qui doit être laissé à l’initiative individuelle, à la communauté, à l’État ?

10) La réciprocité symétrique, clef de la réciprocité :

Qu’est-ce qui permet au Pouvoir politique de prétendre que l’équilibre de réciprocité est préférable à un déséquilibre ou l’inverse, la réciprocité négative préférable à la réciprocité positive ou l’inverse, ou encore que la réciprocité est préférable au libre-échange ou l’inverse, etc. ? Qu’est ce qui permet au Pouvoir de modifier le rapport de forces institué entre les deux Paroles  (lire la définition) par exemple, d’intervenir là où domine la Parole religieuse et là où elle est annihilée ? Comment peut-on justifier l’intervention du Pouvoir que ce soit au niveau des communautés de base ou de l’État pour modifier une situation donnée ?

Pour répondre à cette question, il faut envisager une dimension méconnue de la réciprocité qui joue pourtant un rôle d’une importance cruciale dans tous les rapports humains : celle de la réciprocité symétrique. Que faut-il entendre par symétrique et pourquoi la réciprocité symétrique est-elle le plus souvent ignorée si elle joue un rôle crucial ?

C’est l’une des découvertes les plus fondamentales de l’anthropologie que l’on doit à Mauss, Malinowsli, Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss, Evans-Pritchard et bien d’autres encore, Sahlins, etc. que d’avoir situé la réciprocité symétrique  (lire la définition) comme le fondement anthropologique de toutes les sociétés humaines.

Radcliffe-Brown a montré que dans les systèmes de parenté qui impliquent le mariage avunculaire (le mariage de la fille avec l’oncle maternel), les relations affectives positives et négatives associées aux relations de parenté sont toujours équilibrées pour chaque individu. Lévi-Strauss en déduit que cet équilibre révèle l’atome de parenté et il montre que celui-ci est fondé par l’exogamie : l’oncle maternel (c’est-à-dire l’étranger vis-à-vis du père) est constitutif de la famille originelle ; d’où l’affirmation qu’il faut deux familles pour en faire une, c’est-à-dire que le principe de réciprocité est au fondement des structures de parenté.

Entre les deux familles ou plusieurs, la relation de parenté doit être réciproque soit selon la réciprocité binaire soit selon la réciprocité ternaire. Lévi-Strauss a ensuite montré que la réciprocité non seulement équilibre des affectivités qualifiées antagonistes (par exemple la bienveillance et la malveillance), mais qu’elle engendre des affectivités non qualifiées qu’il dit mutuelles comme la tendresse, et il propose de les représenter sur un axe médian et perpendiculaire à l’axe qui permet d’opposer le plus et le moins (la malveillance et la bienveillance, par exemple).

Or, dans ces sentiments mutuels la conscience n’est plus tributaire d’un imaginaire particulier (le père sévère ou l’oncle protecteur, par exemple), elle est une conscience qui tend vers le bonheur. Cet axe de la mutualité est celui de la réciprocité symétrique.

Cependant, seules la réciprocité positive et la réciprocité négative sont reconnues parce qu’elles donnent naissance à des représentations objectives tandis que la relativisation de l’une par l’autre conduit à une réciprocité symétrique qui produit un sentiment éthique qui ne se voit pas, sans imaginaire donc, ce pourquoi la réciprocité symétrique n’a jamais été nommée comme telle. Les Grecs appelaient ce sentiment la charis, la grâce.

La réciprocité symétrique est l’équilibre vers lequel la société tend à partir des formes de réciprocité positive et négative qui elles produisent des sentiments qui se représentent objectivement dans le prestige et l’honneur : l’équilibre de la réciprocité symétrique est invisible, mais il est possible de qualifier les sentiments éthiques dont elle est la matrice et de montrer que ces sentiments naissent comme le juste milieu entre des contraires (cf. L’Éthique à Nicomaque de Aristote).

Le schéma anthropologique que nous appelons la clef du Code de la réciprocité est le même que le schéma philosophique du code de l’Éthique, le schéma aristotélicien.

Figura 2
Figura 2
Excès (exemple : l’intrépidité) | Valeur étique (exemple : le courage) | Le manque (exemple : la lâcheté)

La Logique dynamique du contradictoire permet de rendre compte du fait que la réciprocité symétrique est le siège des sentiments éthiques. Sur l’axe polarisé par le signe égal du schéma lévistraussien et aristotélicien se déploie une dynamique que seule la Logique dynamique du contradictoire peut interpréter sans l’altérer car ce qui est en jeu dans une telle dynamique est ce que l’on appelle le Tiers inclus, Tiers qui est exclu de la logique d’identité de non-contradiction, la logique que nous utilisons pour nous communiquer nos représentations mais qui n’est pas la logique de tout ce que nous voulons nous représenter. La Logique dynamique du contradictoire révèle que cette dynamique du juste milieu, de la médiété ou de l’intellect agent aristotélicien, cette dynamique que l’on dit aujourd’hui contradictorielle, est celle de la Conscience éthique qui maintient la société spirituellement et qui se traduit par les sentiments d’amitié, de responsabilité, de justice, de confiance…, en un mot les sentiments éthiques fondamentaux.

Figura 3
Figura 3

Homogénéisation (non-contradictoire) | T (contradictoire) | Hétérogénéisation (non-contradictoire).

Le schéma de la Logique dynamique du contradictoire, le schéma lupascien, est le même que le schéma lévistraussien et le schéma aristotélicien. Ils se recouvrent l’un l’autre parce qu’ils traitent du même problème : au niveau de la logique (Lupasco), de l’éthique (Aristote) et de la réciprocité (Lévi-Strauss).

Voilà donc la clef du futur, la clef qui autorise le pouvoir politique à servir la société en construisant les structures de production des valeurs humaines de façon systémique. Le pouvoir politique a un sens, il a une finalité : l’Éthique, et non plus le Pouvoir de domination des uns sur les autres. Il a un instrument : la réciprocité symétrique qu’il maintient équilibrée envers la réciprocité positive et envers la réciprocité négative et qu’il oppose au libre-échange. Le pouvoir politique est comme le pilote qui gouverne le navire en respectant l’équilibre que lui confère la quille invisible mais dont il connaît le principe.

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Notes

[1] l’IWA 4 propose une évaluation basée sur 3 couleurs seulement : le rouge pour le minimum, le jaune pour le médian et le vert pour l’idéal. Mais on peut suggérer que le choix des couleurs, qui dans chaque société ont des connotations différentes, reste à la libre appréciation de chaque pays.


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