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janvier 2011

3. Le Droit foncier chez les paysans paraguayens

Dominique Temple

L’importance des structures de réciprocité dans la genèse de l’identité guarani est bien connue. Dès le tout début de la Conquête de l’Amérique, Ulrich Schmidl [1] raconte, par exemple, que s’étant rendu compte de la valeur que les indiens Cario accordaient à leurs femmes et à leurs enfants (dans le système de réciprocité de parenté : symboles de la réciprocité d’alliance et de la réciprocité de filiation), le commandant Domingo Martínez de Irala, demanda à ses troupes de ne plus les massacrer mais de les faire prisonniers.

« Avant d’attaquer, notre capitaine ordonna que nous ne tuions pas les femmes et les enfants mais que nous les capturions ; nous accomplîmes l’ordre et il en fut ainsi : nous capturâmes les femmes et leurs enfants et tuâmes seulement les hommes que nous pûmes tuer [2]. »

« Et son plan fut excellent », dit Schmidl :

« Après que tout cela fût arrivé, Tabaré ainsi que d’autres autorités des Cario vinrent au campement et demandèrent grâce à notre capitaine, priant qu’on leur rende leurs femmes et leurs enfants [3]. »

Les Cario cessèrent de combattre les Espagnols, et pour tenter de sauver les matrices de leur être social devinrent leurs esclaves, et même leurs supplétifs. Mais à quel prix ? Ils reçurent l’ordre d’anéantir les communautés « ennemies » et durent s’en acquitter, pratiquant désormais non plus la guerre ritualisée par les règles de réciprocité de vengeance [4] mais la guerre coloniale selon les principes espagnols en vigueur.

Le succès des Espagnols tient au fait d’avoir maîtrisé, peut-être sans le savoir, la base de la société indigène : les structures de réciprocité de parenté. Au prix de l’esclavage s’installe un compromis au Paraguay car les structures de parenté indigènes ne sont pas totalement détruites. De même, les Missions vont supprimer la polygamie dans les Réductions [5] mais ne détruiront pas le principe de la réciprocité d’alliance (de parenté) comme base de l’économie domestique et de la définition du mode d’être guarani (teko). Ainsi, chaque famille guarani gardera la coutume de porter aide gratuitement à tout apparenté qui le lui demande et sans jamais revendiquer de contrepartie [6].

Cette entraide est un principe d’organisation économique, politique et social. La société guarani repose sur une indéfectible réciprocité qui outrepasse les limites imposées par les missionnaires qui désiraient adapter l’activité des travailleurs aux besoins de la famille nucléaire, d’une part, et d’autre part, aux besoins de l’Église. C’est ce que constate le père Antonio Ruiz de Montoya lui-même, fondateur de plusieurs Réductions guarani :

« Ils sont tous laboureurs et chacun a son champ à part, et dès qu’ils ont onze ans, les jeunes tiennent à être loués de s’aider les uns les autres avec beaucoup de désintéressement. Ils ne pratiquent ni vente ni achat parce que c’est avec libéralité et sans intérêt propre qu’ils se secourent pour leur quotidien, usant de la plus grande libéralité avec les voyageurs, et ainsi il n’y a pas de vol, ils vivent en paix et sans litige [7]. »

Par ailleurs, c’est sous une forme collective que les Guaranis devront travailler les champs de l’Église, mais dans ce travail collectif, ils garderont également en réserve le principe du partage.

L’ethnologue Branislava Susnik [8] souligne un fait symptomatique : lors de la fin des Réductions en Amérique latine (vers 1767), le gouvernement de Buenos-Aires envoie des messagers dire aux Guaranis qu’ils sont « libérés » de la tutelle missionnaire et du travail « collectif », et que les terres vont être privatisées, mais l’effet d’annonce est l’inverse de ce qu’attendent les « libérateurs » : les Guaranis s’enfuient, rapporte Susnik, terrorisés au point même d’abandonner leurs femmes et leurs enfants. Ils disparaissent dans la forêt.

La destruction des structures de réciprocité encore préservées dans les Réductions se traduit par une perte d’identité, une mort sociale des Guarani. Mais disparaissent-ils tous ? De nombreux Guaranis deviennent des paysans sans terre, errants d’abord, puis s’approprient quelques hectares de terrain et deviennent de petits agriculteurs. Le “champ”, comme le décrivait de façon précise Montoya, signifiait bien le travail personnel, mais pas pour engendrer une propriété privée. Pourtant, il a été souvent interprété ainsi, comme par exemple dans l’étude des deux systèmes économiques des Paî Tavyterã (indigènes guaranis) et des Koygua (paysans créoles) du nord-est du Paraguay, que nous propose Georg Grünberg [9].

Grünberg observe bien que le système guarani (Paî) est fondé sur la réciprocité et la redistribution :

« L’économie paî est une économie de subsistance basée sur l’agriculture, c’est-à-dire un régime de production dans lequel la circulation des biens se fonde sur la distribution, la redistribution et la réciprocité [10]. »

Il reconnaît l’antagonisme de deux systèmes économiques :

« Au principe du profit est substitué celui de la meilleure répartition possible des risques pour pouvoir assurer la survie de la communauté ».

Mais lorsqu’il étudie l’usage de la terre, principal moyen de production pour la société paraguayenne, il oppose l’usage des paysans et celui des indigènes en interprétant la petite propriété paysanne comme une propriété privée à l’origine de la propriété capitaliste, et en confondant la parcellisation de la propriété familiale avec la privatisation qui permet au contraire leur expropriation par des sociétés anonymes, alors qu’elle est, comme Gérard Barthélémy l’a démontré dans son étude chez les Bossales et les Créoles de Haïti, une procédure de lutte contre cette privatisation.

« La différence majeure entre l’économie des paysans créoles et les Paî se trouve justement dans leurs relations de propriétés distinctes : tandis que les uns entendent “propriété” comme un droit exclusif et personnel pour son usage et l’échange (la vente) dépendant seulement de la volonté de son “maître”, pour les Paî une propriété est toujours subordonnée aux normes du “teko porã”, valeurs avant tout sociales [11]. »

Georg Grünberg situe l’interface de système à cette question de la propriété de la terre.

« C’est un système sans classe qui continuera tant que les moyens de production, en premier lieu, la terre, ne s’approprieront pas individuellement [12]. »

C’est cette thèse qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui pour les capitalistes comme pour les anti-capitalistes. Il suffit que l’on prononce le mot propriété pour qu’il soit entendu qu’il s’agit de la conception occidentale de la propriété, même si de toute évidence les “indigènes” entendent tout autre chose, et même s’ils pratiquent, sous le manteau d’une législation occidentale, le contraire de ce que celle-ci prétend leur imposer.

Lorsqu’il décrit le mode de production paî et qu’il le compare au mode de production des paysans créoles, Georg Grünberg observe que les pratiques sont les mêmes, c’est-à-dire que les paysans paraguayens ont les mêmes formes de travail, de production et de répartition des récoltes que les Guaranis – et il observe également que les uns et les autres se réfèrent au principe de réciprocité !

León Cadogan auquel il fait référence, décrit :

« Pour débroussailler la campagne, pour couper et brûler la forêt comme également dans les travaux de débroussaillage, on recourt à la “minga” ou “media”, termes qui s’utilisent pour désigner le travail coopératif ou en équipe. Les groupes d’agriculteurs s’organisent dans chaque compagnie sans exclure nécessairement les voisins d’autres compagnies. Avant que ne commencent les travaux, on fixe un jour pour chaque intéressé qui devra en règle générale assurer le petit déjeuner et le déjeuner du groupe. Les équipes de 10 à 20 hommes sont fréquentes. Le même système mais à plus petite échelle s’utilise pour rassembler le troupeau, le marquer, etc. [13].

Georg Grünberg estime cependant que par le moyen de relations commerciales ordonnées au profit et à l’accumulation :

« […] entre les paysans, l’exercice du pouvoir économique se transforme en domination, parce que le puissant s’approprie l’excédent sans redistribution équivalente [14]. »

Ce qui laisse entendre un passage continu du système de réciprocité au système capitaliste, mais la continuité en question paraît bien ici extrapolée et marquée par l’a priori d’une évolution de l’humanité monophylétique.

Il conclut son analyse sous le titre de « Les deux systèmes » :

« En résumé nous pouvons constater que dans le cas des paysans créoles (Koyga), il s’agit d’une “économie de subsistance” dans un régime dans lequel les unités de production et de consommation sont pour la plus grande part identiques et que la circulation est marchande. Dans le cas des Paî Tavyterã (dans leur forme traditionnelle), il s’agit d’une autre “économie de subsistance” dans la quelle les unités de production et de consommation sont identiques et partiellement collectives avec une circulation marchande très réduite. La différence entre les deux modèles ne réside pas dans les moyens de production (terres outils) dans la division du travail, dans les formes de coopération (“minga, mba’e pepy, jopói”) ou dans les relations d’échange extérieur de produits et services (changa) mais dans les conceptions de propriété et dans des relations de pouvoir distinctes [15]. »

Il faut donc préciser ici que la notion de propriété, qui semble opposer le Guarani créole au Guarani traditionnel, n’est peut-être pas une frontière précise. Elle ne signifie pas l’intégration au système capitaliste mais un compromis. Dès lors, l’on n’associera plus sans réserve la petite propriété et la grande propriété comme deux niveaux de pouvoir dans un système capitaliste sans se poser la question de savoir si elles ne correspondent pas plutôt à deux cultures différentes et à deux systèmes économiques différents, l’un organisé sur la propriété, et l’autre sur la privatisation de la propriété.

De même, la question du marché et du commerce devra être reconsidérée à partir de deux interprétations différentes faisant droit aux catégories de l’économie de réciprocité tout autant qu’à celles de l’économie capitaliste. Et comme les travailleurs des haciendas (exploitations agricoles) ont instauré à l’intérieur de celles-ci des comportements de réciprocité avec leurs patrons, la notion de frontière de civilisation elle-même se compliquera. Peut-être vaudrait-il mieux parler d’interface de systèmes  (lire la définition) , cette notion permettant d’interpréter chaque segment de la réalité dans non pas une théorie, mais deux.

Faut-il en effet interpréter la tripartition des riches, des classes moyennes et des pauvres comme un rapport de forces dans un seul système économique, avec pour symbole de la médiation de l’inférieur au supérieur le titre de don attribué par les colons à ceux des indigènes qu’ils intègrent dans leur théorie [16] ? Ou bien doit-on concevoir plusieurs pôles de différenciation de la société dont les rapports sont complexes ? Si les uns donnent le titre de don à ceux qu’ils veulent intégrer dans leur système colonial, les autres ne donnent-ils pas le titre de karaí (seigneurs) à ceux des Occidentaux qu’ils veulent intégrer dans un système de réciprocité [17] ?

Doit-on tout interpréter en termes de capital, d’échange et d’exploitation, ou doit-on découvrir un autre développement qui résiste à la colonisation et se développe de façon masquée ? Ne serait-ce pas dans les relations entre deux évolutions antagonistes que la société trouverait ses différents équilibres (y compris sous forme de paradoxes) ? Quel serait alors le véritable front d’émancipation des populations du Paraguay, de Haïti ou du Brésil ?

On se méfiera donc de l’alternative : intégration à l’économie de profit/organisation communautaire traditionnelle, car elle oppose un système capitaliste contemporain à un système de réciprocité d’une époque ancienne. Une observation plus attentive doit opposer au capitalisme moderne, l’économie de réciprocité telle qu’elle se présente aujourd’hui. La structure de l’exploitation agricole de ces petits agriculteurs guaranis est apparemment la même que celle des petits agriculteurs haïtiens. Les paysans guaranis fuient la privatisation de la terre lorsqu’elle leur est imposée par l’État. Par contre, ils reconstituent ce que Montoya observait déjà dans les Réductions : l’usage personnel de la terre par leur travail – ce qui peut être interprété comme une propriété individuelle mais dans un contexte de réciprocité, et qui ne relève donc pas de ce que les Occidentaux appellent propriété privée : « Ils ont tous chacun leur champ à part et s’entraident les uns les autres ».

Ces exemples, que l’on pourrait multiplier sur tout le continent, dénoncent la théorie occidentale qui n’imagine qu’une évolution linéaire à partir de la propriété jusqu’à la privatisation de la propriété, et qui applique à la terre et au travail son code civil. Non seulement deux systèmes cohabitent, mais lorsque le système occidental prétend s’imposer par la violence et faire disparaître l’autre, celui-ci renaît spontanément et se réinstalle très rapidement, parfois même en utilisant la législation de l’occupant. La forme de propriété que les paysans du Brésil et du Paraguay doivent respecter est fort ressemblante à la forme choisie par les agriculteurs de Haïti, car le travail n’est pas destiné à la propriété privée ou à l’accumulation, le travail est fondamentalement un rapport à autrui.

À Haïti comme au Paraguay, la démarcation est nette entre les plantations coloniales et les exploitations de ces petits agriculteurs. À Haïti comme au Paraguay, les petits agriculteurs sont des ouvriers des plantations qui s’enfuient devant la privatisation des terres de type occidental, en rupture donc avec la société coloniale-créole. Mais ces nouveaux Bossales, Bossales de culture et non plus d’origine, ne recréent pas des communautés indigènes. Ils ripostent aux capitalistes en réinterprétant leurs catégories de façon à en inverser le sens.

*

Lire la suite :

4. Le Droit foncier chez les Aymaras

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Notes

[1] Ulrich Schmidl, lansquenet allemand à la solde des conquistadors, participa à l’expédition de Pedro de Mendoza (1534-1554). À son retour, il rédigea ses mémoires [1567]. Trad. espagnole : Viaje al Río de la Plata, Emecé editores, Buenos Aires, 1997. (C’est nous qui traduisons).

[2] Ibid., pp. 99-100 (chap. XLIII).

[3] Ibid., (chap. XLIII).

[4] Cf. B. Melià & D. Temple, La réciprocité négative. Les Tupinamba (2004), publié dans la Collection « Réciprocité », n° 5, France, 2017.

[5] Les Réductions (Reducciones), communautés religieuses construites et gérées par les missionnaires catholiques en Amérique latine entre le début du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle.

[6] D. Temple, Le Quiproquo Historique, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 12, France, 2018.

[7] Antonio Ruiz de Montoya, Conquista espiritual hecha por los religiosos de la Compañía de Jesús en las Provincias del Paraguay, Paraná, Uruguay y Tape, [Madrid 1639], rééd. El Lector, Asunción, 1996, (chap. XLV). (C’est nous qui traduisons).

[8] Branislava Susnik (1920-1996), El Indio colonial del Paraguay, cap. 1 El Guaraní colonial, Museo Etnográfico “Andres Barbero”, Asunción, 1965-1966.

[9] Georg Grünberg, « Dos modelos de economía rural en el Paraguay : Paî Tavyterã y Koygua », Estudios paraguayos, vol. III, n° 1, Asunción, 1975, pp. 31-39. (C’est nous qui traduisons).

[10] Ibid., pp. 31-32.

[11] Ibid., p. 34.

[12] Ibid., p. 32.

[13] León Cadogan (1899-1973), « Algunos datos para la Antropología Social Paraguaya », Suplemento Antropológico 2 (2), 429-479, Asunción, 1967 ; cité par Georg Grünberg, op. cit., p. 37.

[14] Grünberg, op. cit., p. 38.

[15] Ibid., p. 39.

[16] Le titre de mburuvicha « celui qui est ennobli par l’éloquence de sa parole » [Montoya, 1639] a été transformé par l’attribution honorifique de don (se prononce ‘dône’) au statut de cacique dans le sens de celui qui reçoit délégation de pouvoir absolu sur ses vassaux, toutes notions très éloignées du système guarani. Cf. Melià, Mundo Guaraní, op. cit., pp. 195-196.

[17] Certains auteurs comme Alfred Métraux ont interprété le choc entre les chamans guaranis et les prêtres catholiques comme une « guerre de messies », cf. Melià & Temple, op. cit., p. 198.


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