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janvier 2011

2. Le Droit foncier chez les Bossales de Haïti

Dominique Temple

Culture de domination et Culture de non-domination

Gérard Barthélémy, dans son travail sur l’esclavage aux Antilles [1] traite, d’une part, des Bossales, c’est-à-dire des esclaves amenés d’Afrique, et d’autre part, de leurs descendants, les esclaves Créoles.

Le contexte haïtien permet d’isoler les différents acteurs de l’histoire et de suivre leur destin sans confusion ni mélange. On relève la surprenante irréductibilité de deux systèmes qui chacun se déploie à sa manière, d’une manière non dialectique donc et sans rester à un stade primitif du fait du développement de l’autre. Il est dès lors nécessaire de faire appel à deux ensembles de catégories différents pour interpréter les équilibres sociaux, économiques, politiques en Haïti, et de considérer à chaque moment de l’histoire leur “interface”.

Première observation de Gérard Barthélémy : les relations de réciprocité de parenté des communautés africaines auxquelles appartenaient les esclaves de première génération, les Bossales, sont totalement détruites par la traite et l’esclavage. Toute référence à une identité originaire d’Afrique est impossible pour les esclaves de deuxième génération, les esclaves créoles. La disparition des structures de réciprocité communautaires les oblige à obtenir une reconnaissance sociale, une identité, dans le statut que leur confèrent les colons et selon les critères de référence de la société coloniale. La violence apparaît comme un catalyseur de l’intégration parce qu’elle condamne la victime à ne se trouver un nom que dans l’image que lui accorde le vainqueur.

À Haïti, il n’y a pas de compromis. La destruction de toute référence à des structures de réciprocité d’origine est systématique. La pratique des langues africaines est interdite et les esclaves sont donc intégrés à la société coloniale : la deuxième génération ne peut faire autrement que de se conformer aux normes occidentales.

« Une relecture de l’histoire d’Haïti nous permettra de mieux situer les termes du problème. Nous verrons ainsi que, dès la fin des luttes pour l’indépendance et immédiatement après celle-ci, l’agression coloniale classique contre le milieu bossale fut reprise en charge, presque à l’identique, par le milieu créole lui-même et que dans les années suivantes cette réaction quasi instinctive non seulement provoqua un balancement permanent entre culture créole et culture bossale, mais aussi déclencha entre les deux un antagonisme qui constitue depuis lors l’une des constantes de la société haïtienne [2]. »

Cependant, comme « la durée moyenne de survie d’un esclave ne dépassait pas sept années », pour compenser ces pertes effrayantes, de nouveaux Bossales sont amenés de leurs communautés d’origine [3]. Deux logiques différentes sont donc constamment confrontées pour les esclaves. Celle des esclaves créoles et celle des esclaves bossales.

Deuxième observation de Barthélémy : Nombreux sont les Bossales qui se heurtent aux esclaves créoles, s’enfuient et deviennent errants ou, dans la classification coloniale, sans travail et voleurs, désignés sous le terme d’esclaves “marrons”. On s’attend néanmoins à ce que les Bossales disparaissent aussitôt que cessera la traite. Or, non seulement ils ne disparaîtront pas mais au contraire une part non négligeable d’esclaves créoles fuient les plantations et vont rejoindre la société bossale. Le mouvement est clair : il ne s’agit pas de la résistance des laissés-pour-compte ou des victimes de la dialectique coloniale mais d’un mouvement d’une partie de la société fascinée par un autre pôle de développement que celui des colons.

L’exemple haïtien donne à réfléchir sur le sort d’une partie de la population qui ne s’intègre pas à la colonisation ni sous la forme de l’hacienda (exploitation agricole) où les esclaves deviennent peones (ouvriers), ni sous la forme de la chacra (ferme individuelle) où ils deviennent de petits paysans. Mais on peut avancer la conclusion suivante : la destruction des relations de réciprocité génératrices des valeurs éthiques d’une communauté entraîne l’intégration d’une partie de la communauté à la société coloniale et la fuite ou la résistance de l’autre partie qui choisit de s’organiser autrement.

« On peut toutefois aussi considérer cette culture bossale non comme une donnée mais comme une conquête progressive, comme l’expression commune du même refus de la culture esclavagiste. De façon plus générale, cela signifierait que certaines agressions culturelles particulièrement graves, au lieu de déclencher des phénomènes de régression ou d’adaptation de type créolisation, auraient déclenché des réactions de rejet absolu et facilité l’émergence de cultures neuves, sorte d’anticultures [4]. »
 
« Ainsi allaient désormais se construire et se développer deux cultures séparées, dont aucune ne pourrait ni dominer totalement l’autre, ni l’éliminer. Mais la volonté hégémonique n’étant pas de son côté, la culture bossale ne pouvait se perpétuer que selon des modèles proches de ceux des noirs marrons tels que les décrit Price (1981), c’est-à-dire en termes de culture-riposte ou d’anticulture retrouvant et incorporant au passage d’anciens mécanismes africains [5]. »

Avant de discuter la question de la petite propriété paysanne, il faut souligner cette dernière observation de Gérard Barthélémy qui pourrait bien être une idée majeure pour l’interprétation de l’histoire des sociétés post-coloniales : « La volonté hégémonique n’étant pas de son côté, la culture bossale… ». Si une société rejette la notion d’hégémonie et fait tout pour interdire la domination et l’exploitation des uns par les autres, elle ne pourra interpréter sa vision du même point de vue que celui d’une société où le critère de la réussite sociale est l’hégémonie ! Si la culture coloniale est une culture de la domination, il est normal que dans ses catégories, l’autre soit considéré comme vaincu, et que la vision des choses de cet autre soit dite la vision des vaincus. Mais cette vision des vaincus est une interprétation selon la perspective de celui qui se donne le titre de vainqueur !

Face à une culture qui prise au plus haut point la domination, la contre-culture de la non-domination sera certes sur la défensive mais sans pour autant se référer à une vision de vaincu ou de dominé. Elle cherchera par contre à préserver et organiser les espaces qui échappent au contrôle de la culture de domination en espaces de convivialité. Contrainte à la riposte, elle réinterprètera dans son espace les pratiques de la société dominante, et les réutilisera de façon paradoxale.

C’est ce que montre Gérard Barthélémy en Haïti : une pratique coloniale, l’héritage (“l’éritaj”), permet aux Bossales de se référer aux principes de réciprocité et de redistribution pour organiser leurs rapports humains. L’éritaj sera pratiqué sous une forme dite égalitaire mais sera réservé aux membres de la communauté familiale. Il deviendra une nouvelle forme de régulation des moyens de production dans un système que Barthélémy n’hésite pas à appeler la contreplantation.

« La contreplantation commença avec l’éparpille-ment, la fuite, l’émiettement. Elle s’installa d’abord sur les zones les plus proches des villes pour s’étendre peu à peu au détriment des terres sans droit avéré de propriété que l’État avait nationalisées au lendemain de l’Indépendance et qu’il allait distribuer progressivement par petits lots de sept hectares dont il ne pouvait empêcher l’occupation de fait. Mais l’extension s’opéra également par le rachat progressif des terres aux citadins et aux grands propriétaires éprouvant de plus en plus de difficultés à mobiliser une main-d’œuvre et des capitaux suffisants pour assurer la mise en valeur de leurs exploitations (…).
 
Simultanément, pour se protéger d’un éventuel retour de la grande plantation, on développa un mode de propriété collective indivise qui permettait de sécuriser ces lopins individuels en les inscrivant dans une structure plus large et plus sûre, laquelle interdisait a priori la vente de terre à quelqu’un d’extérieur au clan. Au sein de cette structure, appelée “éritaj”, la propriété individuelle n’était plus qu’un droit de viager d’exploitation, puisque la terre ne pouvait être ni accumulée (à cause de l’héritage égalitaire) ni vendue librement à des étrangers au groupe [6]. »

En Haïti non seulement l’accumulation est donc enrayée par la pratique de l’éritaj, non seulement la propriété est circonscrite dans une sphère supérieure de partage, mais, dans la contreplantation, l’exploitation de l’homme par l’homme est impossible.

Laissons parler l’auteur :

« Parmi ces comportements, l’un des plus frappants fut le refus du salariat, phénomène qui fut à la fois cause et conséquence de la gestion autonome de la production au niveau de la cellule familiale (…). Les prestations de main-d’œuvre étrangère au foyer familial ne pouvaient guère se réaliser que dans le cadre des échanges de prestations propres à la structure collective de travail appelée “coumbite” ou “escouade”, ou encore “avan jou” (…). Cette espèce de contrôle social aboutissait à une répartition équilibrée du travail entre les différentes unités de production (…)
Un dernier trait – qui pourrait bien être le premier puisque ce comportement est un véritable enchaînement – doit être souligné. Il concerne la cohésion du groupe lui-même qui en dernier ressort apparaît toujours comme l’ultime et infaillible garant de la survie individuelle [7]. »

La vie sociale de ceux qui se refusent à la culture de domination, mais qui doivent la subir, est donc organisée selon des catégories absentes de la doctrine de ceux qui prétendent diriger le monde.

Trois conclusions nous semblent se dégager de l’étude de Gérard Barthélémy :

1) Le développement communautaire fondé sur la redistribution et la réciprocité n’est pas une forme archaïque du système de l’échange. Même détruite de façon systématique, la réciprocité renaît non moins systématiquement comme riposte et pas seulement résistance au système occidental de l’échange.

2) Les membres de la communauté de réciprocité ne considèrent pas que l’individualité de chacun d’eux est sacrifiée à une quelconque forme collective d’existence, mais que, à l’inverse, la communauté est la meilleure garantie de leur autonomie et de leur liberté.

3) Le fait de renoncer à l’idée du pouvoir des uns sur les autres, à la domination face à une société qui prône la concurrence vitale et la domination, conduit à une riposte silencieuse qui se traduit par une interprétation et réappropriation paradoxale des directives de la société dominante.

Pour conclure, citons une dernière fois Gérard Barthélémy, fin connaisseur de l’histoire sociale d’Haïti :

« […] pour les catégories les plus défavorisées de la société esclavagiste, l’indépendance en 1804 a été, surtout, le rejet du type d’organisation sociale et d’économie qui, en le justifiant, avait imposé cet enfer de la spéculation sur le “bois d’ébène”.
S’il y avait aujourd’hui rejet du Développement, ce serait sans doute parce que :
1/ La société dont il s’agit, loin d’être une société archaïque, est en fait une société neuve qui n’a pas deux siècles d’existence.
2/ La société dont il s’agit n’est pas une société pré-capitaliste ou pré-libérale, mais en fait une société que l’on pourrait presque qualifier de post-capitaliste, née à la fois d’un excès monstrueux de l’histoire de ce système et d’une réaction contre celui-ci [8]. »
*

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3. Le Droit foncier chez les paysans paraguayens

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Notes

[1] Gérard Barthélemy, L’univers rural haïtien. Le pays en dehors, L’Harmattan, Paris, 1990. Lire aussi : « Le rôle des Bossales dans l’émergence d’une culture de marronnage en Haïti », Cahiers d’Études africaines, n° 148, XXXVII-4, 1997, pp. 839-862.

[2] Ibid., p. 840.

[3] « L’intensification de la traite permit de compenser les pertes et même d’augmenter rapidement le nombre des esclaves pour atteindre 450 000 vers la fin du XVIIIe siècle. » Ibid.

[4] Ibid., p. 840.

[5] Ibid., p. 849.

[6] Ibid., pp. 851-852.

[7] Ibid., pp. 852-853.

[8] Barthélemy, L’univers rural haïtien, op. cit., p. 19.


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