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août 2012

III. Georg Simmel – La valeur dans “Philosophie de l’argent”

Dominique TEMPLE (Forum de discussion : 2 commentaires)

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G. Simmel a reproché à Marx (et à ses devanciers) d’avoir fondé la valeur d’échange sur le travail “de façon substantielle”, et de ne pas s’être contenté de la seule interaction des choses entre elles puisque l’échange, selon lui, suffit à motiver la production pour la jouissance du pouvoir. Pour Marx, en effet, le travail est production, la production expression de la vie, et, à ce titre, de la subjectivité qui est incommensurable puisque aucun paramètre ne peut rendre compte de la singularité de chacun et de son œuvre. De ce point de vue, Marx respecte le travail autant qu’Aristote lui-même comme œuvre d’artiste.

Mais ce n’est pas au travail que Marx ramène la valeur d’échange. Il forge un autre concept : celui de forme de la valeur, et il rapporte la valeur d’échange au travail que pour autant que le travail est produit dans une relation qui permet de quantifier sa production [1]. Marx ne définit pas la valeur d’échange par le travail mais par le travail-social-abstrait [2].

Or, c’est par une abstraction analogue que Simmel propose sa conception de la valeur sauf qu’il prend comme origine les interactions des désirs humains qui sont tout aussi incommensurables que la qualité de leurs travaux, et qui devront donc être également mesurés par leur interaction normalisée par le rapport des choses entre elles.

Selon lui, l’argent est la réification de la représentation abstraite de la valeur d’échange, mais celle-ci a pour raison la jouissance, ou tout au moins le pouvoir de se la procurer, et ce pouvoir se confond avec le pouvoir de domination des uns sur les autres par la possession des choses et de leur propriétés. Il traite la valeur d’échange comme l’expression d’interactions qui traduisent des rapports de forces entre les hommes dans la mesure où les choses qui les représentent satisfont leurs désirs, sans apporter une importance décisive au fait que l’exploitation du travail provoque une rupture du cycle économique à partir de laquelle la plus-value est accumulée dans le puits sans fond de la propriété privée.

Le système que dénonce Marx impose des conditions qui dénaturent le travail vivant par l’intermédiaire de la privatisation de la propriété, et plus précisément la privatisation des moyens de production : dès lors le travail vivant est aliéné parce que subordonné au profit capitaliste. Cette relation est plus précisément l’exploitation du travail, l’exploitation de l’homme par l’homme qui permet de transformer le travail en marchandise. Le travail mutilé de sa finalité est mesuré par le temps de travail salarié qui permet de normaliser tous les travaux des uns et des autres et d’en séparer la part vivante (la plus-value) accumulée dans le capital (mort) : le temps de travail n’est plus une représentation du travail mais la représentation du travail social abstrait dans un système de production capitaliste, c’est-à-dire d’un rapport de force entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas les moyens de production.

Simmel reconnaît que les choses nécessaires à la conquête du pouvoir imposant leurs contraintes, les rapports des choses entre elles finissent par mesurer les interactions des hommes. Mais l’impasse sur l’exploitation du travail le conduit à privilégier pour expliquer les relations des hommes entre eux la jouissance du produit du travail [3] plutôt que la souffrance du travail [4]. Il nous semble que Simmel sous-estime le processus qui permet d’expliquer la consommation comme une forme de développement de l’exploitation de la production (et non pas seulement de la production). Il peut donc réactualiser l’analyse de la valeur à partir de la consommation (bien qu’il décrive lui-même comment la monnaie en est venue à représenter une capacité de production, la production et la consommation ayant interverti leurs rôles depuis l’Antiquité pour mesurer la valeur). Il n’y a sans doute qu’une fausse antinomie entre la conception de la valeur-travail et celle de la valeur-jouissance car l’une prend le relais de l’autre dès lors que la consommation du prolétariat n’est autorisée que pour autant qu’elle multiplie la production capitaliste.

L’opposition qu’il propose entre valeur substantive et relativiste pourrait n’être également qu’un faux semblant pour une autre alternative : celle de valeur de réciprocité et valeur d’échange. C’est à Aristote que l’on pourrait attribuer l’idée de fonder l’économie “de façon substantielle” sur le travail concret, la valeur sur la valeur d’usage, ainsi que l’observation que toute œuvre est incommensurable puisque la manifestation d’un être vivant doué d’une irréductible singularité. Qu’entendre en effet par valeur d’usage ? Celle-ci serait-elle seulement l’utilité telle qu’elle est définie aujourd’hui, ou est-ce pour Aristote autre chose ?

Aristote distingue deux formes de l’échange : l’un spéculatif (qu’il condamne) et l’échange soumis à la réciprocité. La forme de valeur d’échange est alors hors de son propos. C’est dans le produit du travail que se trouve la valeur. Pour autant la critique de Simmel se justifie-t-elle ? Pour Aristote un habit cesse de n’être qu’une pièce de tissus que lorsqu’il est porté par son usager de la même façon qu’un discours n’a de réalité que d’être prononcé devant l’assemblée. En ce sens, Aristote voit dans la consommation la forme achevée de la production, l’acte qui réalise son accomplissement. Et la production est définie comme travail pour autrui : le médecin comme médecin, l’architecte comme architecte chacun s’accomplissant d’autant mieux dans son art qu’il bénéficie à son tour de la réciprocité. Le travail dans la réciprocité ne produit pas seulement une marchandise, il produit un objet dont la qualité est la signature du meilleur que l’homme puisse produire pour autrui. Aristote n’hésite donc pas à utiliser le même terme pour définir la qualité de l’objet créé par l’artisan et pour définir la vertu de l’homme vertueux : l’arétè. L’arétè d’une paire de chaussure ou l’arétè d’un acte d’un magistrat, c’est la valeur [5]. Mais qu’on dise la valeur “substantive” n’exclut pas qu’elle naisse comme la forme abstraite du travail à partir d’une relation intersubjective (forme abstraite qui n’est autre que celle à laquelle Simmel suspend les idées de Platon). Substantive donc si l’on appelle substance la valeur éthique de l’action humaine, et non pas la fonction d’utilité d’un objet [6]. L’objet est indissociable du travail qui lui confère une destination sociale [7].

Aristote considère que les valeurs éthiques sont produites par la réciprocité. On en a déduit généralement que l’économie politique traite de l’échange des choses, et l’éthique des valeurs éthiques, puis l’on établit une frontière entre ces deux disciplines. On oublie ainsi que c’est à partir de l’économie qu’Aristote découvre que la réciprocité est la matrice des valeurs éthiques grâce à l’analyse de la réciprocité égale ou proportionnelle qui engendre la justice :

« En ce qui concerne les partages, tout le monde est d’accord qu’ils doivent se faire selon le mérite (αξια) de chacun ; toutefois on ne s’accorde pas communément sur la nature de ce mérite (αξια), les démocrates le plaçant dans la liberté, les oligarques dans la richesse ou la naissance, les aristocrates dans la vertu (αρετε). (…) Ainsi le juste est, en quelque sorte, une proportion » [8].

Cependant, une nouvelle forme de développement du système capitaliste est apparue grâce au crédit. Comme l’a souligné J. M. Keynes si la spéculation sur les variations quotidiennes du cours des actions du capital est plus rentable que le crédit à long terme il est logique que les détenteurs du capital choisissent la spéculation plutôt que l’investissement.

Marx disait que la consommation des ressources et des énergies dans le travail est productive, et il opposait cette consommation productive à la consommation des ressources et énergies qui produisent notre vie biologique et psychique : cette consommation il l’appelait consommation vraie ou encore production consommatrice. Il voulait montrer que si toute production est consommation et toute consommation production, dans un système polarisé par le profit la consommation qu’elle soit productive ou productrice est inféodée à l’impératif de la production.

Que deviennent ces deux formes antithétiques de consommation face à la spéculation ? La consommation productive décroît au fur et à mesure que la technologie remplace l’ouvrier par la machine, tandis que la consommation vraie s’accroît. Il devient alors plus efficace de faire crédit à la consommation vraie qu’à la production, aux consommateurs qu’aux ouvriers [9].

Mais le crédit à la consommation n’est plus nécessairement une incitation majeure à la production, s’il est lui-même mû par la spéculation ! Autrement dit, la consommation vraie est toujours productrice de mieux-vivre mais ne se convertit pas nécessairement en consommation productive. Le consommateur n’a en effet aucun moyen de convertir sa consommation vraie en consommation productive autonome et souveraine, et puisque grâce à la technologie la part du capital s’accroît quand la part du travail décroît, ceux qui cessent de trouver du travail hypothèquent leurs moyens d’existence : le système capitaliste s’empare d’autant plus aisément des moyens d’existence de la société. On peut dire que le système se reproduit de façon néoténique. Jamais la contradiction entre le pouvoir comme substantif et le pouvoir comme verbe n’est apparue de manière aussi claire.

Si Marx annonçait que la technologie libèrerait l’homme de la pénibilité du travail, qu’elle soutiendrait l’effort créateur, et que la prise de conscience de l’aliénation de la valeur ouvrirait la voie à la réciprocité, l’histoire a surenchéri : elle ne dit pas seulement que l’homme devient plus vivant grâce au progrès de la technique mais que la technique échappant au contrôle de l’homme le délivre de son aliénation ! La révolution numérique est aujourd’hui motrice des forces productives, et l’information qui échappe au contrôle du pouvoir promeut la liberté dans l’égalité [10], en obligeant dorénavant tout le monde à respecter le principe de réciprocité [11]. Elle n’est plus au service de la valeur d’échange mais de la valeur de réciprocité.

Simmel voit dans l’argent un moyen de libération de toute sujétion et la garantie du libre arbitre. Il donne pour règle à l’économie politique de respecter des lois naturelles (les interactions de la physique ou de la biologie), et pense que le système de libre-échange s’autorégulera de façon objective. Simmel ne prévoyait pas que la technique dans le cadre du système capitaliste épuiserait de plus en plus rapidement les ressources de la planète Terre, et il sous-estimait leur privatisation. Pourtant, cette évolution négative conduit de façon paradoxale à sa conclusion car si ce n’est pas le progrès qui a pour conséquence l’équilibre des intérêts, c’est le danger.

Aujourd’hui si l’économie politique débat des avantages présumés du holisme et de l’individualisme auxquels tour à tour elle prête les caractères du Tiers, et si elle demeure tributaire du rapport de force entre intérêts privés et communs, c’est sans doute que le chacun pour soi est désormais relativisé par la nécessité de vivre ensemble sur un seul et même territoire dont les ressources s’épuisent !

À partir de l’interaction physique ou biologique, on peut donc s’attendre à ce que la société soit ramenée à la raison, et l’on peut même espérer qu’elle puisse, de surcroît ou par ailleurs, avoir le loisir d’accéder à des relations de réciprocité “choisie” !

La critique d’origine marxiste quant à elle dénonce la valeur d’échange rivée au rapport de force des intérêts privés, et prévoit que la technologie imposera à toute la société une réciprocité généralisée qui l’emportera sur l’intérêt.

La sortie du système capitaliste s’effectue sous nos yeux avec la complicité de ces deux critiques, chacune disposant de sa logique propre.

La réciprocité dictée par l’interaction des choses entre elles n’en est pas pour autant la même chose que la réciprocité anthropologique reconnue comme la matrice de la conscience éthique et de la valeur.

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FORUM DE DISCUSSION

❀ Bruno MALLARD dit :

Thu, 19 Jul 2012 17:13

Un texte profond, intéressant et stimulant, à l’instar de quantité d’autres présentés sur ce site. Cependant, en s’inspirant des analyses de Cornelius Castoriadis sur ce même sujet, on peut émettre quelques réserves et interrogations, concernant entre autres sur ce qui est dit de la pensée d’Aristote.

Dans le texte, il est affirmé :

« C’est à Aristote que l’on pourrait attribuer l’idée de fonder l’économie “de façon substantielle” sur le travail concret, la valeur sur la valeur d’usage […]. C’est dans le produit du travail que se trouve la valeur. »

Les idées du grand philosophe grec peuvent donner lieu à une tout autre interprétation, mettant en relief les points suivants :

1) La valeur n’est pas fondée sur le (produit du) travail, c’est-à-dire, dans la terminologie marxienne, sur le « travail concret » (source de la « valeur d’usage »).

Marx lui-même est très clair sur ce point :

« “L’échange, dit Aristote, ne peut être sans l’égalité, ni l’égalité sans la commensurabilité”. Mais ici il hésite et renonce à poursuivre l’analyse de la forme de la valeur. “Mais il est impossible en vérité que des choses si dissemblables soit commensurables entre elles”, c’est à dire qualitativement égales/identiques […].
Ainsi Aristote nous dit lui-même contre quoi échoue la poursuite de son analyse, c’est-à-dire contre le manque/défaut/imperfection de [son] concept de Valeur. Quel est l’égal/identique, c’est-à-dire la substance commune que représente la maison pour le lit dans l’expression de la valeur du lit ? Pareille chose, dit Aristote, “ne peut pas en vérité exister”. Pourquoi ? Vis-à-vis du lit, la maison représente quelque chose d’égal/identique, pour autant qu’elle représente ce qui est effectivement égal/identique dans les deux. Et cela est – le travail humain.
Mais que dans la forme de la valeur des marchandises tous les travaux sont exprimés comme travail humain égal/identique et par conséquent comme équivalents, cela Aristote ne pouvait pas le lire dans la forme de la valeur elle-même, car la société reposait sur le travail des esclaves, et de ce fait avait comme fondement l’inégalité des hommes et de leur force de travail. Le secret de l’expression de la valeur, l’égalité/identité et équivalence de tous les travaux parce que et en tant qu’ils sont du travail humain en général ne peut être déchiffré que lorsque le concept de l’égalité/identité humaine possède déjà la solidité d’un préjugé populaire. » (Marx Le Capital, livre I, 1ère partie, chap. I : « La marchandise », 3 : La forme de la valeur ou la valeur d’échange).

Pour Aristote, les différents « travaux » et les « articles » qui sont mis en jeu lors de transactions sont « tout autres et non égaux ». Il n’y a rien dans l’absolu – par nature ou par principe – qui justifie leur « égalisation », égalisation que réalise pourtant l’échange, leur va-et-vient entre acheteurs et vendeurs (et, sur ce point, Aristote a raison contre Marx au regard des caractéristiques de la société antique où il vivait : au sein de cette dernière, il n’y avait aucun « secret » de la valeur à déchiffrer autre que l’absence de réalité substantielle de la valeur, ce qu’il énonce explicitement). Le philosophe grec relie la « valeur » des articles impliqués dans un échange, une transaction quelconque à la chreia, habituellement traduite par « usage » ou « besoin ». Mais ce « besoin » ou « usage » ne correspond pas à la conception qu’en a l’économie politique classique (les besoins de consommation et les valeurs d’usage qui y répondent), ni à celle qu’en propose Marx.

2) La valeur n’est pas une substance

Dans la pensée de Marx, le besoin est défini sur une base individuelle (« À chacun selon ses besoins », chaque individu étant juge de ce qui contribue à sa satisfaction). Le besoin renvoie – non pas expressément, mais de facto (c’est-à-dire conformément à ce que sous-tendent ou impliquent ses analyses de l’auteur) – à une physis transhistorique, une « naturalité » méta-sociale (l’individu a de « vrais » besoins qu’il connaît, et il y répond en vue d’assurer son épanouissement comme être humain).

La chreia est autre chose, en ce sens qu’elle fait référence à ce qui « tient la cité ensemble » (« é panta sanechei »). Elle est nomos, convention, institution sociale, norme instaurée par la collectivité pour son bien vivre, et non une caractéristique individuelle spontanée, une propriété inhérente à l’être singulier et d’emblée clairement définie. Quant à la « valeur d’usage », elle n’est pas davantage une propriété autonome des objets, une qualité intrinsèque qu’ils posséderaient par essence. Elle est une dimension que l’on associe ordinairement au produit fabriqué ou échangé, mais qui n’est en fait que l’expression d’un jeu de relations porté par un contexte social et historique donné. Ce que l’économie dénomme « valeur d’usage » repose, chez Aristote, sur la bonne appréciation de la chreia, les articles/produits devant être égalisés « suffisamment quant au besoin/usage » (« pros tén chreian ikanós »). Et cette appréciation est fondée sur l’exercice de la phronésis, la sagesse grecque.

Il paraît donc difficile de soutenir qu’Aristote fonde la valeur de façon « substantielle », qu’il voit dans la valeur une « substance » puisqu’elle est manifestement chez lui convention, qu’elle n’est pas stabilisée dans une essence. Bref, si Marx estime que cette essence/substance est le travail humain, Aristote, lui, n’y croit pas ; il ne fait pas ce postulat métaphysique (et, encore une fois, il n’a pas à le faire). Certes, le plus souvent, la pensée d’Aristote adhère largement, comme toute la culture occidentale, à une métaphysique des essences, à une « ontologie » au sens étroit du terme. Mais, sur le point particulier ici évoqué, elle fournit assez d’indices qui déstabilisent cette approche.

3) Le propos n’est pas fondamentalement économique

Avec Marx, l’aspiration à formuler une critique de l’économie a dérivé vers l’élaboration d’une économie politique critique, bornés par des concepts indépassables (besoins, travail, production, valeur, consommation…) et de facto transhistoricisés et transculturalisés dans l’analyse, quand bien même ils sont partiellement redéfinis.

À l’inverse, on peut estimer que, pour sa part, Aristote ne cherche pas, à strictement parler, à bâtir une théorie économique, mais, conformément à la tradition intellectuelle grecque, à livrer une réflexion politique. Il s’intéresse à la manière dont s’organise la cité, à ce qui la tient ensemble et la fait vivre dans une relative cohérence et harmonie, alors même que les objet, activités et personnes sont fondamentalement incommensurables, et donc qu’aucun calcul de valeur ne peut justifier cette cohérence. Autrement dit, quel est le nomos, l’institution historique, la « loi sociale » qui permet à une collectivité de faire société, qui égalise ce qui est, essentiellement, « tout autre et non égal » ? La « vérité » de la Grèce antique d’Aristote n’était pas « économique » (et, en particulier, elle ne connaissait pas la « substance travail », qui ne s’affirmera pleinement comme signification opérante qu’avec l’avènement du régime capitaliste). L’« économique » n’est qu’un aspect dérivé de la « science ou pouvoir faire » (épistémè é dunamis) beaucoup plus fondamentale et englobante qu’est la politique, articulée autour d’un telos voulu pour lui-même : le bien et le bien suprême.

Bruno Mallard


❀ D. TEMPLE dit :

Pour en revenir à la citation :

« C’est à Aristote que l’on pourrait attribuer l’idée de fonder l’économie “de façon substantielle” sur le travail concret, la valeur sur la valeur d’usage […]. C’est dans le produit du travail que se trouve la valeur. »

Vous m’accorderez que c’est à condition d’oublier la réserve ajoutée sur le terme « substantiel » :

« Substantive donc si l’on appelle substance la valeur éthique de l’action humaine, et non pas la fonction d’utilité d’un objet. L’objet est indissociable du travail qui lui confère une destination sociale »

et que le terme de valeur s’entendait au sens aristotélicien (arétè)… que la phrase que vous citez peut-être équivoque.

De même sur la notion de valeur d’usage :

Qu’entendre en effet par valeur d’usage ? Celle-ci serait-elle seulement l’utilité telle qu’elle est définie aujourd’hui, ou est-ce pour Aristote autre chose ?…

Ces réserves appellent les développements que vous avez donnés à cet article et auxquels je souscris.

Il me semble que la divergence s’il y en une ne concerne que l’idée que l’économie construite sur l’échange (l’économie actuelle donc) serait dans l’Antiquité grecque encastrée dans des relations plus vastes de nature politique. Cette perspective oblige à distinguer deux structures de base distinctes par leur finalité : la réciprocité dont la finalité serait l’éthique, et l’échange dont la finalité serait la production/consommation des biens matériels. Marcel Mauss soutenait cette thèse… mais ne peut-on aller plus loin ?

En résumant les diverses propositions d’Aristote, de la Politique et de l’Éthique, on pourrait dire qu’Aristote connaît l’économie d’échange dont il précise les catégories : l’intérêt, l’accumulation, la propriété privée, le profit, la spéculation, le monopole. Il appelle l’économie que nous qualifions de capitaliste : l’accumulation sans fin, la chrématistique. Mais il ignore la séparation de la plus-value du travail de la force de travail, et la réduction de celle-ci en valeur d’échange. Il dit que la valeur (arétè) est incommensurable car pour lui le travail est œuvre d’art ou d’amour. Mais tout produit du travail n’en est pas moins une œuvre commune quand le travail est accompli dans une relation de réciprocité, de sorte que l’œuvre reçoit une même valeur ou une valeur égale pour chacun de ses protagonistes (de celui qui offre comme de celui qui reçoit). La réciprocité établit la commune référence du travail des uns et du travail des autres dont la dimension éthique est son arétè : la traduction de l’arétè dans la production des biens devient la justice, et dans les choses le prix juste. Dans le face-à-face, pas besoin d’équivalent, dans le partage et la communion, non plus, mais dans la réciprocité généralisée du marché comme dans la redistribution, une référence commune, la monnaie, reflète la justice dans la répartition des biens. Le salaire l’azia est le témoignage de l’entente autour d’une commune rétribution du travail de chacun en équivalent universel (la monnaie) : ce n’est pas le travail réduit à la force de travail qui est ici considéré comme la mesure d’une valeur d’échange qui n’existe pas, mais le travail lorsqu’il est inscrit dans la réciprocité, c’est-à-dire ordonné aux besoins de tous ; et l’équivalent de réciprocité procède non pas du travail pour l’échange, mais du travail pour la réciprocité : Si l’on emboîte l’économie telle qu’on la conçoit aujourd’hui (mais cette économie qui se fonde sur la chrématistique serait condamnée sans appel par Aristote) dans un autre système plus large qui serait celui de la réciprocité productrice de l’éthique, cela revient à encastrer l’économie d’échange directement dans une éthique : c’est le projet actuel parce que la chrématistique fait faillite. Cette option est quand même le signe positif que “le bateau coule et qu’on met les chaloupes à la mer”, mais le recours adressé à la bonne conscience ne résout rien (il y a d’ailleurs autant de bonnes consciences que de prétendants au pouvoir de dominer qu’assure l’économique capitaliste, ce qui entraîne des luttes redoutables, chacun dénonçant l’autre comme le mal).

La réciprocité formelle dans le corset de laquelle on prétend enfermer les échanges libres peut devenir aussi étroit que l’on veut (J. Rawls), l’échange peut même être rendu aussi égal que possible par la règle de réciprocité (Lévi-Strauss), l’échange n’en devient pas pour autant la matrice d’une valeur éthique. Il peut cependant se justifier d’un choix éthique lorsqu’il délivre des aliénations de la réciprocité inégale et de ses imaginaires, l’honneur et le prestige, rôle qu’il tint au cours de l’histoire, et pas seulement pour satisfaire des appétits égoïstes et sectaires, rôle qu’il joue plutôt aujourd’hui. La réciprocité réelle est une autre solution : dans ce cas, la réciprocité formelle conduit à la reproduction de la réciprocité réelle. Cette réciprocité est ce que nous avons proposé d’appeler la réciprocité symétrique qui donne à toute prestation sa dimension éthique. Cette réciprocité libère des imaginaires particuliers de la réciprocité positive (le prestige), comme de la réciprocité négative (l’honneur), mais aussi de l’égoïsme de l’échange et des peurs et des intérêts qui justifient le recours à l’échange.

Serait-ce la fin de l’économie, de l’“économie” que l’on écrit souvent avec des guillemets, ces guillemets qui disent l’économie d’échange, et si l’on se reporte aux temps d’Aristote, de la chrématistique ? En dénonçant la chrématistique, Aristote dénonçait-il toute économie ? Dans les relations de réciprocité qui embrassent les activités humaines depuis les prestations totales de l’origine, chaque activité poursuit sa fin propre qui lui confère sa valeur spécifique. Il faut reconnaître à l’art du médecin une spécificité qui le distingue de l’art de l’architecte, et à l’art de gérer les biens nécessaires à la communauté, une finalité qui définit le sens de l’oikonomia comme économie humaine. Lorsque les oikos se fédèrent pour former une cité, cet art devient l’art de gérer la production et la redistribution des biens entre les membres de la cité. Dès lors, n’existe-t-il pas un art de l’économie de la cité, l’économie politique, qui à la différence de la chrématistique est tout entier sous l’égide de la juste mesure au lieu de l’être sous celle de l’accumulation du pouvoir ? Ne peut-on reconnaître cette économie comme distincte de l’économie de libre-échange qu’Aristote condamne ?

Il précise que le commerce et l’échange peuvent servir de démultiplicateur aux prestations de réciprocité (Platon déjà disait cela), et il distingue ce commerce d’échange au service de la réciprocité du même commerce qui se met au service de l’accumulation. La traduction de Pierre Pellegrin (Aristote, Les politiques, Flammarion, 1993) a éclairé une difficulté qui intéresse cette question. Pellegrin a remarqué que l’interprétation selon laquelle le petit commerce (kapélikè) était la base de la chrématistique par opposition à la mise en commun qui caractérisait l’oikonomia était maladroite, de même celle qui distinguait une bonne chrématistique au service de l’oikonomia, et une mauvaise au service de l’accumulation sans fin ni raison. Sa traduction fait ressortir qu’il y a bien une production des biens au service de l’oikos (ktétikè) et que la chrématistique est le détournement de la production au bénéfice de l’égoïsme. Elle précise surtout que le petit commerce est d’abord un service rendu à la circulation des biens dont la valeur est établie dans le cadre des relations de réciprocité avant que d’être dévoyé par le libre-échange dans le but d’accumuler de la richesse. Voilà qui renforcerait l’idée que l’économie d’échange peut être enchâssée dans la réciprocité et qui étayerait le choix de réserver à cette économie d’échange le nom d’économie en laissant à la réciprocité le seul domaine du droit. Il faudrait alors appeler “politiques” les prestations générales qui intéressent la réciprocité et dans lesquelles s’inscrirait l’économie. Sans doute cette perspective peut-elle être envisagée comme le montre une thèse que nous n’avons lue que récemment (Arnaud Berthoud, Essais de philosophie économique, Villeneuve d’Ascq. Presses Universitaires du Septentrion, 2002). Mais est-il possible de séparer dans la réciprocité la dimension éthique de la dimension matérielle ? La philia n’est pas un sentiment évaporé. Et nulle part au monde on ne recevrait son hôte ou son ami sans lui offrir à boire ! Il est évident que la réciprocité motive la production de biens matériels nécessaires pour engendrer et exprimer la valeur éthique.

Il me semble qu’Aristote ne fait pas seulement de la valeur de justice un cas particulier de la valeur, car il considère la justice comme la seule capable de révéler la source de toutes les valeurs éthiques. La justice ne peut se constituer sans le recours à autrui et repose sur une quantité mesurable : l’égalité des biens (le partage) alors que ce n’est pas vrai des autres valeurs (comme le courage, etc.). Aussi reprend-t-il à son compte un vieux proverbe grec (“La justice est la mère de toutes les valeurs”), mais il l’explicite : la réciprocité mesurée par l’égalité des biens se traduit par une “bonne distance” entre les protagonistes, principe d’équilibre des relations humaines pour toute valeur (de l’“isotes” on passe à la “mesotes”). C’est donc à partir de l’économie que l’on peut construire le politique, car la prestation fondamentale qui sert de référence pour instituer l’objectif de la médiété, (le juste milieu) en toutes circonstances, c’est le principe de l’égalité dans la répartition des biens auquel contraint de se référer la réciprocité économique.

Dès lors, l’économie est ordonnée aux besoins de tous en évitant de définir les biens de tous comme la somme des besoins des individus égoïstes pour ne pas retomber dans l’ornière de la chrématistique : “de tous” signifie donc les valeurs humaines communes à tous et à chacun. L’économie politique devient le moyen de définir et produire les conditions les meilleures pour que chacun puisse déployer ses compétences vis-à-vis d’autrui : l’architecte, le médecin… Le politique en serait-il dévalorisé ou sans objet ? Bien au contraire. Il me semble qu’il lui appartient de définir la territorialité propre à chacune des structures de réciprocité matrice d’une valeur spécifique, de définir leurs interfaces et de rendre compatibles les différents systèmes de réciprocité possibles, enfin d’offrir le choix entre divers systèmes de réciprocité à tous (n’aurait-ce pas été l’un des buts du Traité des Constitutions d’Aristote, malheureusement perdu ?).

De même qu’à partir de quelques lettres on peut construire des discours sans fin ou qu’à partir de quelques atomes des organismes vivants, à partir des structures fondamentales de réciprocité il est possible de construire des systèmes de réciprocité dont le politique ne prendra sans doute jamais toute la mesure : il en restera pour l’histoire ! Mais au moins il lui sera possible de comprendre comment apparaissent des incompatibilités entre les peuples, d’éviter ou d’arrêter la guerre, et de lutter préventivement contre le malheur.

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Notes

[1] « Enfin dès que les hommes travaillent d’une manière générale les uns pour les autres leur travail acquiert une forme sociale. D’où provient le caractère énigmatique du produit du travail ? Evidemment de cette forme même ». MARX, Karl. Le Capital, 1ère section, “La marchandise et la monnaie” ; chapitre Ier La marchandise, IV - Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.

[2] Marx qualifie le fait que la rapport des choses entre elles masque le rapport des hommes entre eux de fétichisme : « Le caractère des travaux humains acquiert la forme valeur des produits du travail, la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail. Enfin le rapport des producteurs dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail (…) c’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles ». Ibid.

[3] La consommation vraie que Marx appelle aussi production consommatrice.

[4] La consommation productive ou la dépense du travail.

[5] « La norme morale, écrit Gilbert Romeyer Dherbey, n’est pas un idéal inaccessible, une perfection qui n’est pas de ce monde ; elle appartient à un être réel, le “valeureux” (spoudaios) qui l’incarne autant qu’il est possible à une homme de le faire. Cet aspect de la conduite morale qui en fait une réalité assignable est d’autant moins niable que les concepts de vertu ou excellence (arétè), d’œuvre ou fonction (ergon) et de vaillant ou valeureux (spoudaios) sont appliqués indifféremment à l’homme et aux choses entendues comme objets inanimés. Aristote écrit en effet dans l’Ethique à Eudème : « un manteau, il a une vertu, puisqu’il a une certaine fonction et un certain usage, et le meilleur état du manteau est sa vertu ; et il en est de même pour un bateau, pour une maison, pour le reste et, en conséquence aussi, pour l’âme. » (II, I, 1219 a 2 sq ; trad. V. Décarie, p. 80). ROMEYER DHERBEY, Gilbert. La parole archaïque, PUF, 1999, p. 228.

[6] « Mais “to pragma” chez Aristote n’a pas seulement ce sens restrictif d’“objet” ; il l’a si peu que pour désigner une telle chose Aristote emploie le mot d’“upokeimenon”, qui se traduit par “subjectum”, “sujet” ! Et si la chose aristotélicienne n’est pas interprétée de façon moderne comme “objet” c’est que l’homme, pour Aristote, n’est pas encore essentiellement défini comme “sujet”, comme pour-soi, si l’on veut se servir à nouveau d’une notion sartrienne. On voit ainsi tout de suite l’embarras où l’on se trouve pour traduire le terme unique “to pragma” ne vient pas seulement d’une incertitude de vocabulaire qui requiert simplement que l’on s’entende sur les mots ; il vient plus profondément d’un changement complet de paysage philosophique d’Aristote à nous. Ainsi les choses ne sont pas chez lui radicalement opposées aux personnes, comme elles le seront chez Kant, pour qui les choses ont un prix et les personnes une valeur, prix et valeur n’ayant aucune commune mesure. La justice distributive aristotélicienne consiste au contraire à savoir articuler l’une à l’autre la valeur des personnes et le prix des choses ». Ibid., p. 222.

[7] « Les institutions, les mœurs, les œuvres reçoivent plus qu’une réalité mentale et sont plus que des croyances ; elles sont à l’anthropologie ce que les choses sont à la nature, et le grec peut leur donner le même nom ; Τα πραγματα, parce que ce terme reçoit aussi pour lui le sens anthropologique d’affaires publiques ou de cause commune. Dès lors les œuvres de l’homme, soit qu’elles ne se séparent pas de qui les effectue, comme en éthique, soit qu’elles s’en séparent comme en économie, reçoivent une consistance qui permet de les analyser comme des réalités autonomes ». Ibid., p. 234.

[8] ARISTOTE. Éthique à Nicomaque, livre V, chap. III (7), trad. Voilquin, Paris, Garnier 1940.

[9] Le prolétariat ne pouvait que se révolter contre l’exploitation de la production, mais il peut ne pas se révolter contre l’exploitation de la consommation, ce qui explique sans doute sa division idéologique entre un socialisme de collaboration et un socialisme d’opposition.

[10] La révolution numérique se déploie sans obstacle dans tous les pays du monde illustrant un thème majeur de la réflexion de Marx : le développement des forces productives entre en contradiction avec la stabilité des rapports de production.

Aujourd’hui, le développement des forces productives substitue à la propriété privée de l’information la propriété universelle de l’information. Elle impose la pratique de la réciprocité à tout le monde y compris à ceux qui défendent le système capitaliste.

[11] Internet relaie tous les hommes en réseaux de réciprocité généralisé, et aucun pouvoir – monétaire ou militaire – ne parviendra à endiguer sa croissance exponentielle.


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