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décembre 2012

2. Les Nuer : Le principe structural et le principe du contradictoire

Dominique TEMPLE

Valeurs politiques et équilibres

E. Evans-Pritchard ne souligne pas ce renversement de la logique de la non-contradiction en une logique qui inclurait le contradictoire au lieu de l’exclure. En bon ethnographe, il observe seulement :

« De là vient cette caractéristique de tout groupe politique, à savoir son immanquable tendance à la fission, et l’opposition de ses segments entre eux ; et cette autre caractéristique, la tendance à se fondre avec d’autres groupes de sa propre classe en opposition aux segments politiques plus grands que lui-même. Il s’ensuit que les valeurs politiques sont toujours en conflit, structuralement parlant. Une valeur attache un homme à son groupe, une autre à un segment de son groupe par opposition à d’autres de ces segments, et la valeur qui domine son action est fonction de la situation sociale dans laquelle il se trouve [1]. »

S’agirait-il de conflits de valeurs qui pourraient échapper à la contradiction ? Peut-être, mais :

« […] les rapports politiques sont relatifs et dynamiques. Le mieux qu’on en puisse dire, c’est que ces rapports sont des tendances à se conformer à certaines valeurs en certaines situations, et que la valeur est déterminée par les relations structurales des personnes qui participent à cette situation. Un homme va-t-il prendre parti dans une querelle ? Et de quel côté ? Cela dépend de la relation structurale des personnes qui s’y trouvent mêlées et de sa propre relation à chacune des parties [2]. »

La valeur qui est attachée à l’identité d’un homme et qui domine son action est déterminée par les relations structurales qui définissent sa situation dans le groupe… Le renversement est assez clair : c’est la structure sociale qui détermine la valeur, de même qu’elle détermine le sujet et l’action.

Evans-Pritchard a dégagé la théorie de ces observations :

« Les valeurs politiques sont relatives et le système politique est un équilibre entre des tendances opposées à la fission et à la fusion ; entre la tendance à se segmenter qui est propre à tous les groupes, et la tendance qui ne leur est pas moins propre à se combiner avec des segments du même ordre [3]. »

Voilà des tendances antagonistes qui tendent à l’équilibre entre l’une et l’autre, mais qui tendent vers la contradiction de l’une et de l’autre, et non pas à s’exclure !

« D’où il suit que fission et fusion dans les groupes politiques sont deux aspects du même principe segmentaire, et qu’il faut comprendre la tribu nuer et ses divisions comme un équilibre entre ces deux tendances contradictoires et pourtant complémentaires [4]. »

Il s’agit donc de tendances autant opposées aux tendances à la fission et à la fusion que de tendances à la fusion et à la fission puisque ce sont des tendances qui convergent vers l’équilibre contradictoire entre ces forces contraires. À la fission s’oppose la tendance inverse de la fusion, et à la fusion s’oppose la tendance inverse de la fission, et ce que l’on produit est une résultante qui n’est ni la fusion ni la fission mais ce qu’il appelle un « équilibre » d’où résulte le principe de segmentation :

« C’est comme un principe fondamental de leur structure sociale qu’il faut définir la tendance à la segmentation » [5]. »

Et que ce soit là le principe générateur, c’est aussi ce qu’il affirme clairement. Il s’agit d’un principe qui se déploie depuis la plus petite section tribale jusqu’aux rapports inter-tribaux, et même jusqu’aux étrangers :

« Par conséquent, il y aura toujours quelque chose d’arbitraire dans notre définition formelle d’une tribu par les caractères que nous avons dénombrés plus haut. Le système politique est une série de segments opposés qui se déploient depuis les relations intérieures de la plus petite section tribale jusqu’aux rapports intertribaux, et même aux relations étrangères : car l’opposition entre segments de la plus petite section nous semble être de même nature structurale que l’opposition entre une tribu et ses voisins dinka, quoique la forme de son expression soit différente. Souvent rien n’est plus difficile que de décider s’il faut considérer un groupe comme une tribu, ou comme le segment d’une tribu, étant donné la qualité dynamique de la structure politique. […]
Par conséquent, la valeur tribale est relative et se rattache à tout moment, sans toutefois en dépendre inévitablement, à une certaine extension d’une série de rapports structuraux en déploiement. […]
Nous proposons donc de définir les groupes politiques nuer, dans la mesure où nous parlons valeurs, par les rapports de leurs segments et par leurs interrelations, en tant que segments d’un système plus vaste dans une organisation de la société face à certaines situations sociales ; et non point comme des parties d’une sorte de système charpenté à l’intérieur duquel vivraient les gens [6]. »

L’équilibre vers lequel tendent la fission et la fusion est par définition un équilibre contradictoire car la fusion et la fission sont des contraires.

Evans-Pritchard fonde le structuralisme sur une base théorique distincte de celle que proposera Lévi-Strauss. Pour l’auteur des Structures élémentaires de la parenté (1947), il est question d’un facteur de cohésion et d’un facteur d’opposition qui ressemblent à ceux de fission et de fusion mais ne sont pas du tout équivalents. On a certes l’illusion d’une équivalence car Lévi-Strauss reprend mot pour mot les formules de Evans-Pritchard, à ceci près qu’au lieu de les illustrer par des relations de réciprocité négative [7], il les illustre par des relations de réciprocité positive  (lire la définition) . À propos du mariage chez les Dobu de Nouvelle-Guinée, par exemple, il décrit :

« Chaque fois qu’il s’agissait de conclure un mariage au dehors, les deux moitiés oubliaient leur division et collaboraient, chacune travaillant au succès des entreprises de l’autre, en mettant tous leurs biens en commun ; par contre, elles continuaient à partager, pour échanger ensuite entre elles leurs parts respectives, quand le mariage avait lieu à l’intérieur du village. On voit ainsi se dégager sur un plan purement empirique, les notions d’opposition et de corrélation dont le couple fondamental définit le principe dualiste, qui n’est lui-même qu’une modalité du principe de réciprocité [8]. »

Pour Lévi-Strauss, on s’unit pour s’opposer, on s’oppose pour s’unir : cela paraît identique à ce que dit Evans-Pritchard mais, et c’est une différence capitale, on ne s’unit pas en même temps que l’on s’oppose. Néanmoins, quand on s’oppose, on s’oppose en fonction d’une raison commune : la guerre, l’alliance, le donner et recevoir ! Lévi-Strauss prend en compte cette identité minimale mais il l’appelle alors corrélation car on ne s’unit – on ne se corrèle – que pour s’opposer, de façon à créer toujours et partout deux moitiés égales [9].

L’enjeu essentiel que vise Lévi-Strauss est l’institution de la réciprocité définie ici comme une relation d’égalité entre deux moitiés, et les termes qu’il emploie ne permettent pas d’introduire l’idée de contradictoire ni de contradiction, et surtout pas d’équilibre contradictoire entre fission et fusion : au contraire, fusion et fission s’excluent : on se divise lorsque le mariage a lieu à l’intérieur de la communauté pour créer l’altérité nécessaire à une relation entre moitiés, on s’unit quand le mariage a lieu à l’extérieur de la communauté toujours pour fonder deux moitiés

Les moitiés qui résultent de l’opposition sont l’une face à l’autre pour des activités que Lévi-Strauss remarquera être des liens d’inimitié et d’amitié, mais cette observation à partir de laquelle on aurait pu revenir à la perception de l’équilibre contradictoire ne donne lieu à aucun commentaire théorique. La thèse de Lévi-Strauss n’explique pas pourquoi ces fameuses organisations dualistes  (lire la définition) , qui devraient être toujours des organisations de relations complémentaires entre elles, sont un système en deux divisions.

« […] qui entretiennent des relations complexes allant de l’hostilité déclarée à une intimité très étroite, et où diverses formes de rivalité et de coopération se trouvent habituellement associées [10]. »

On doit imaginer qu’elles ne le sont jamais en même temps car l’auteur évite le terme de contradiction. Finalement, les deux moitiés seraient le support des relations de réciprocité complémentaires positives ou négatives mais distinctes les unes des autres sans donner lieu à une résultante entre elles.

Lévi-Strauss n’ignore pas que cette inimitié et cette amitié puissent recréer une situation contradictoire, mais il fait de toute situation de ce type une situation que la fonction symbolique s’évertue à éliminer, au point que la fonction symbolique consiste à ses yeux à substituer une solution non-contradictoire à cette situation contradictoire

Si l’on se référait à la conception de Evans-Pritchard, il faudrait au contraire proposer l’hypothèse suivante : ces organisations dualistes, en tant qu’elles équilibrent l’amitié et l’inimitié, ne sont-elles pas la matrice de situations contradictoires qui seraient nécessaires à la fonction symbolique elle-même ?

Le contradictoire ne serait-il pas un préalable pour que le principe d’opposition  (lire la définition) permette de nommer de façon non-contradictoire autre chose que sa propre nature, quelque chose d’autre que lui-même, qui transforme le signe en symbole, une vache en présence spirituelle, par exemple ?

N’y aurait-il pas deux niveaux d’analyse au moins, celui de la genèse de ce qui est en soi contradictoire – qui serait celui de la genèse du sens – et celui de l’expression du sens, qui imposerait la logique de la non-contradiction ?

Evans-Pritchard met en évidence la contradiction entre l’opposition et l’union, et nous avons donc trois termes : l’opposition entre groupes, l’union des groupes, et enfin la contradiction entre l’union et l’opposition. Avec Lévi-Strauss, cette contradiction disparaît parce que l’union est réduite par l’opposition à n’être que le rapport qui désigne les groupes préférentiellement opposés : la contradiction entre union et opposition disparaît au profit d’une actualisation si majoritaire de l’opposition que l’union n’est plus que son faire-valoir. D’une structure où l’équilibre entre des contraires s’imposait, on est passé à un déséquilibre où l’opposition domine de façon exclusive sur l’union. Pour Lévi-Strauss, ce changement est caractéristique de la fonction symbolique [11].

Mais sur quoi repose cette fonction symbolique si l’on élimine le principe contradictoire de Evans-Pritchard ? Sur des compétences génétiques, répond Lévi-Strauss, qui accepte de laisser qualifier sa théorie de “matérialisme biologique” ! Il n’existerait qu’un seul niveau, celui qui est instauré par le principe d’opposition émergeant de la nature et s’appliquant aux hommes entre eux

Contradiction et réciprocité

Dans sa conclusion, Evans-Pritchard reconnaît au contraire deux niveaux :

« Toutefois, afin d’éviter tout malentendu, je voudrais faire remarquer que la contradiction évoquée se situe au niveau abstrait des rapports structuraux et se dégage d’une mise en système des valeurs par l’analyse sociologique. On ne doit pas supposer que j’entends présenter le comporte-ment comme contradictoire, ou que les groupes se maintiennent dans la contradiction réciproque [12]. »

Dès lors que la parole traduit en termes de valeurs ou d’attitudes ce qui fait sens entre les uns et les autres, elle crée un domaine non-contradictoire – celui dont les hommes sont conscients de façon objective – ; le passage sous le joug d’un signifiant non-contradictoire est en effet le seul moyen pour que le sens puisse se transmettre des uns aux autres et se définir comme une relation sujet-objet. Et par conséquent, le sens est tributaire de la logique de cette relation d’objet.

Il est important de savoir quel est le but de ce que Evans-Pritchard appelle la “relation structurale” : créer la situation contradictoire ou au contraire la supprimer, comme le fait l’échange ?

Il constate que la structure sociale qui donne naissance aux valeurs que s’attribuent les sujets de la relation chez les Nuer est constituée à tous les niveaux de l’organisation sociale par des rapports où la contradiction domine, et que, chez les Nuer, l’échange n’existe pas !

Selon la thèse de l’anthropologue britannique, l’enjeu de toute relation sociale chez les Nuer est l’équilibre entre les contraires, la situation contradictoire : c’est elle qui donne sens aux valeurs pour les uns et pour les autres. Que le sens s’exprime ensuite de façon non-contradictoire n’est pas en cause, mais pour que la fonction symbolique puisse s’exprimer, il faut encore que le sens puisse naître ! Et sa naissance requiert cette mise en jeu des contraires dans l’équilibre du contradictoire (le “principe structural”).

En extrapolant, on pourrait dire que l’enjeu de la segmentation, selon Evans-Pritchard, est la genèse du sens, quitte à ce qu’il se répartisse d’une façon non-contradictoire pour les uns et pour les autres. Mais, dès lors que ce qui est en soi contradictoire s’exprime de façon non-contradictoire (que ce soit par l’union ou l’opposition), c’est toujours le sens qui s’exprime. L’expression n’est autre que son efficience, sa manifestation qui instaure comme un autre niveau par rapport à celui de sa genèse et par rapport à celui de son être.

Autrement dit, il y a une différence radicale entre le niveau de la structure sociale où l’on peut parler de contraires : fission et fusion vécus simultanément pour engendrer le contradictoire lui-même, et le niveau où celui-ci s’exprime par la Parole d’opposition  (lire la définition) et la Parole d’union  (lire la définition)  [13] ; mais ce faisant le contradictoire ne peut plus s’effacer : il ne permet plus aux contraires de se dissocier. Ils sont contraints par une irréductible relation : un quantum de contradiction.

Désormais, l’opposition ne peut plus être fission, elle demeure irréductiblement associée par ce que l’on appelle corrélation ; et de même l’union ne peut pas aboutir à une fusion totale. Cela est dû à ce que le sens créé au niveau de la relativisation des contraires est un troisième larron, l’esprit, si l’on veut, qui impose sa loi à la nature parce qu’il est lui-même efficient.

Mais qu’est-ce qui peut justifier l’impasse de Lévi-Strauss sur le troisième larron : le quantum de contradiction qui résulte de l’interaction de tendances contradictoires, pourtant si magistralement mis en évidence par Evans-Pritchard ?

Chaque chose nommée de façon non-contradictoire dans une relation sujet-objet peut être “possédée”, répond Lévi-Strauss. Or, un objet convoité par les uns et par les autres crée une “situation contradictoire” entre la concupiscence pour l’objet et la peur de la concupiscence d’autrui. Pour trancher cette situation, qu’il juge intenable, les hommes auraient eu recours au principe d’opposition.

Au réel (situation insoutenable du je désire ce que tu désires, mais je crains ton désir et ta violence), la fonction symbolique substituerait une opposition au niveau des représentations, une opposition de termes dits complémentaires, par exemple sœur/épouse, qui permet à chacun de caractériser la sœur de l’autre comme son épouse, et l’épouse de l’autre comme sa propre sœur, ce qui autorise l’échange de la sœur contre l’épouse. Et parce que la femme serait “le plus grand des biens” pour les hommes, elle serait le premier enjeu entre leurs désirs opposés.

L’échange des femmes serait le paradigme de la théorie proposée. La contradiction, pour Lévi-Strauss, se détruit donc instantanément au bénéfice d’une opposition corrélative. Quant à l’opposition corrélative dont les deux termes, rappelons-le encore une fois, ne sont pas des contraires mais des complémentaires, elle se justifierait donc par une raison utilitaire. L’échange d’une sœur contre une épouse, ou encore contre la paix et la sécurité satisferait un principe fondamental : l’intérêt des uns pour posséder quelque chose que les autres possèdent.

Mais quand on échange, on est satisfait. Et la satisfaction met fin à la relation ; à moins que cet échange soit suspendu par le fait que l’un des partenaires n’ait pas de quoi échanger, auquel cas la complémentarité doit être assurée par le gage d’une compensation future. Le gage, la monnaie…

L’échange agrée plus qu’amplement la logique de la non-contradiction qui est celle de la communication. Elle cadre avec une conception scientifique basée sur la connaissance objective, et aussi avec l’idéologie de la société libérale. Elle est donc capable de convenir à la plupart des activités sociales de la société occidentale qui donne non seulement le primat à la connaissance objective mais se fonde sur l’intérêt de l’individu.

Oui mais ce n’est pas dans des relations de ce type que Evans-Pritchard a reconnu le principe fondamental du structuralisme, mais dans des relations de vengeance, de guerre, de meurtre, de violence et de rapt chez les Nuer. Or, on ne peut appliquer l’idée de l’échange à des prestations comme le meurtre ou le rapt sans y regarder de plus près. Du moins, ce n’est pas une chose qui vient immédiatement à l’esprit de considérer la vengeance ou la guerre comme un échange  (lire la définition)  ; d’autant plus que la thèse de Lévi-Strauss est que c’est justement pour supplanter la guerre et la violence, le meurtre et le rapt, que l’homme aurait inventé l’échange !

De plus, c’est à partir de l’organisation politique des Nuer que Evans-Pritchard appréhende le principe structural, et non pas à partir de présupposés économiques ou idéologiques.

« Le sentiment tribal repose autant sur l’opposition aux autres tribus que sur un nom commun, un territoire commun, un esprit de corps dans la guerre, et la structure lignagère commune d’un clan dominant. […] Une tribu, c’est le plus large groupement dont les membres regardent comme un devoir d’agir ensemble pour razzier et pour se défendre [14]. »

La tentation fut sans doute grande de ramener cohésion et opposition, fusion et fission, à deux tendances complémentaires : la cohésion pour les relations de solidarité des membres de la tribu, et l’opposition pour les interactions guerrières. Mais Evans-Pritchard écarte cette perspective qui aurait pu enrayer son analyse. Comment ? Il étudie ce que nous appelons la réciprocité négative  (lire la définition) dans les rapports des tribus Nuer/Dinka, où il met en évidence la relation structurale en termes guerriers, et en fait émerger le principe structural avec une clarté exemplaire.

Les Nuer l’ont d’ailleurs aidé en théorisant eux-mêmes ce principe sous une forme abstraite :

« Ils ont en effet un mythe semblable à celui d’Esaü et de Jacob, qui explique et justifie leurs agissements. Selon cette fable, Nuer et Dinka sont les deux fils de Dieu, de Dieu qui promit sa vieille vache à Dinka et son jeune veau à Nuer. Dinka s’introduisit nuitamment dans l’étable de Dieu, et, imitant la voix de Nuer, en obtint le veau. Quand Dieu découvrit qu’il avait été joué, il entra en fureur et chargea Nuer de venger l’injure en razziant le bétail jusqu’à la fin des temps [15]. »

La comparaison avec le mythe de Jacob souffre d’une petite distorsion : dans le mythe hébreu, Jacob trompe bien son père, mais son père ne le maudit pas, bien au contraire, il lui donne sa bénédiction et simultanément il instaure la réciprocité négative en la personne de Esaü.

Esaü, malgré cela, pardonnera lorsque Jacob lui offrira toutes ses richesses. Ce n’est donc pas la vengeance qui sera instaurée mais le don, et même le pardon ! Mais Evans-Pritchard a quand même raison ! Il s’agit bien de fonder la structure sociale : dans les deux cas, le symbole du sens (que dit le Nom-du-Père [16]) est exprimé au niveau du fils par le principe d’opposition (les jumeaux : Nuer/Dinka, Jacob/Esaü).

Chez les Nuer, l’opposition des attributs est évidente : femelle/mâle pour l’un, vieux/jeune pour l’autre, mais la contradiction dont le Nom-du-Père était le gardien est reconstruite à la génération suivante (après donc que la représentation ait dissocié le sentiment du père en valeurs opposées) : en effet, chez les Nuer, celui qui reçoit la “femelle et la vieillesse” revendique “le mâle et la jeunesse”.

Il suffit de poursuivre l’allégorie et l’on conclura que chaque terme de l’opposition (chacun des deux fils opposés aîné/cadet) ne se suffit pas de ce qui lui est dévolu, puisqu’il revendique son contraire, et ainsi rétablit le contradictoire.

Chez les Hébreux, le Fils est Jacob mais il se présente comme Esaü. Ainsi, le Nom-du-Père sera-t-il reproduit au niveau du Fils (la bénédiction), et le sentiment tribal se perpétuera de génération en génération par la reproduction de la contradiction, à ceci près que Jacob devient Israël lorsqu’il métamorphose la réciprocité négative en réciprocité positive (Jacob demande le pardon à Esaü).

Evans-Pritchard aurait pu également justifier la guerre entre Nuer et Dinka par des motifs utilitaires : la razzia étant ici un moyen aussi radical que l’échange pour se procurer les vaches, mais il n’y cédera pas et il évitera de considérer la répartition du bétail – pourtant valeur suprême pour les Dinka et les Nuer – comme l’enjeu de la guerre [17].

La guerre maîtrisée

Mais venons-en à la réciprocité négative qu’étudie Evans-Pritchard : ici, il s’agit de vaches dont la valeur est considérable puisqu’elles sont chez les Nuer la dot dans les mariages, le gage de l’alliance matrimoniale au même titre que celui de la vengeance ; autant dire l’équivalent, dans la thèse même de Lévi-Strauss, d’une femme.

Comment ne pas être d’abord tenté de voir en la razzia le moyen de se procurer rapidement des femmes ou des dots là où n’existe pas l’échange ? La razzia n’est-elle pas le recours ultime quand l’échange n’a pas lieu, pour toutes les théories anthropologiques jusqu’à ce jour, de Hobbes à Lévi-Strauss en passant par Mauss et Radcliffe-Brown ? Ou bien la guerre de tous contre tous, ou bien l’échange ! Evans-Pritchard répond :

« Cette guerre n’est pas un simple frottement d’intérêts, c’est aussi une relation structurale ; autrement dit, elle exige que chacun des deux peuples reconnaisse la part relative qu’il prend aux sentiments et aux habitudes de l’autre [18]. »

À la place de l’intérêt, Evans-Pritchard fait droit à la reconnaissance d’autrui, et même plus précisément à la part relative que chacun des deux peuples prend aux sentiments et aux habitudes de l’autre :

« Cette réflexion nous amène à noter que les rapports politiques se ressentent profondément des différences de civilisation [19]. »

Evans-Pritchard explicite :

« Plus les peuples voisins ressemblent aux Nuer par le mode de vie, le langage, et les coutumes, plus les Nuer les mettent dans leur intimité, plus ils sont disposés à se battre avec eux, et à se fondre avec eux [20]. »

Il faut alors imaginer que la relation guerrière a pour enjeu d’établir l’intimité, alors que pour Lévi-Strauss la guerre est le chaos auquel l’échange doit mettre fin. Le structuralisme français rencontre ici une difficulté. Chez les Nuer, la réciprocité négative n’est pas un préalable à l’échange, elle supprime l’échange et institue au contraire la guerre ! une guerre féconde, une guerre qui fonde leur être social. Mais n’est-ce pas une exception ? Pourrait-on argumenter et dire par exemple : cette relation de réciprocité guerrière est seulement un préalable pour instaurer la condition nécessaire à la réussite des échanges ?

Un collectif d’auteurs de qualité se sont attachés, sous la houlette de Raymond Verdier, Gérard Courtois et J.-P. Poly [21], à interpréter toutes les formes de réciprocité de vengeance en termes d’échange. La thèse de Raymond Verdier soutient que la réciprocité de meurtre entre les groupes a pour enjeu d’interdire aux uns et aux autres d’acquérir un avantage des uns sur les autres, car l’équilibre des forces entre eux serait une condition préalable à l’établissement de relations d’échange (sinon le plus fort pille le plus faible…). La guerre maîtrisée par la règle de réciprocité régirait, un peu à la manière de la main invisible d’Adam Smith, l’équilibre nécessaire au marché.

Sans doute conscient que de mettre l’échange dans la main de Mars, sous le prétexte de pérenniser l’égalité des uns et des autres, est une imagination des plus délicates parce qu’elle condamne les communautés à demeurer identiques à elles-mêmes, Jesper Svenbro [22] propose une solution que l’on peut qualifier d’astucieuse : le fait de subir un meurtre d’un ennemi provoquerait dans le groupe victime un réflexe de cohésion, qui serait convertible en production collective et donc en croissance. Subir un meurtre dynamiserait la production, de sorte que le groupe serait alors en position avantageuse pour affronter autrui dans la concurrence et l’échange. Ainsi, Jesper Svenbro réintroduit-il la dynamique dans la vie des groupes.

Mais comment obtenir d’autrui qu’il vienne vous rendre ce signalé service de venir chez vous tuer l’un des vôtres pour provoquer un tel élan de solidarité productive ? Jesper Svenbro propose une spéculation d’une rationalité utilitariste irréfutable : l’échange des meurtres ! Je tue chez toi, pour que tu bénéficies de cette dynamique de solidarité, à condition qu’en échange tu viennes tuer chez moi, etc. [23] Il faut que le gestionnaire de cette stratégie productive ait deux idées en tête : l’une, que la guerre va se compter en pertes d’énergies productrices mais en gains collatéraux de sentiments solidaires dont les effets positifs non seulement compensent les pertes mais leur soient supérieurs ; l’autre, que la somme positive de ces gains soit supérieure à ce que pourrait produire l’échange, et, en même temps, que l’adversaire ne déjoue pas ce calcul car il peut aussi chercher à ce que le bilan lui soit profitable… C’est une théorie qui fait intervenir non seulement “l’esprit de l’accumulation”, mais encore “l’esprit de la spéculation” !

Il faut avouer que cette thèse se soutient néanmoins d’un enjeu considérable car elle donne une caution anthropologique à l’extrapolation d’Adam Smith qui, à partir de l’observation du libre-échange se développant sous ses yeux en Angleterre, postulait son principe comme universel. Lévi-Strauss soutient en somme que cette extrapolation est fondée d’une certaine façon : la réciprocité des dons, dans la mesure où elle serait la forme archaïque des échanges dans les sociétés primitives, prouverait que l’extrapolation de Adam Smith correspondait à une intuition juste. Et selon Raymond Verdier, la réciprocité négative assurerait les conditions d’égalité et de stabilité favorables à la réciprocité des dons…

La thèse de Evans-Pritchard paraît moins tributaire de l’obligation de satisfaire une idéologie fondée non sur une observation scientifique mais sur un postulat : à savoir que les hommes seraient mus par leur intérêt. (Paradoxe pour un Anglais ? Certes, mais nous ne sommes plus à un paradoxe près !). Pour ce qui est de l’analyse des thèses exposées dans les quatre volumes de La Vengeance (1981-1986), je renvoie à l’étude plus précise par laquelle j’ai montré que les observations des auteurs n’assurent pas tant le succès de la thèse de l’échange qu’ils défendent, que celle de la réciprocité [24].

Revenons donc à la théorie de Evans-Pritchard :

« Les segments d’une tribu, constate-t-il, présentent bien des caractéristiques de cette tribu elle-même. […] Chaque segment est lui-même segmenté, et il y a opposition entre ses parties. Les membres d’un segment quelconque s’unissent pour guerroyer contre des segments adjacents du même ordre, et s’unissent avec ces segments adjacents contre des sections plus larges. Les Nuer eux-mêmes affirment nettement ce principe structural quand ils exposent leurs valeurs politiques [25]. »

Cependant, Evans-Pritchard doit mettre en évidence le principe structural dans la vengeance indépendamment de l’idée que la razzia pourrait être une façon d’acquérir des richesses.

« La vendetta est une institution politique, un mode de comportement reconnu et réglementé entre différentes communautés à l’intérieur d’une tribu. L’opposition équilibrée entre segments tribaux, leurs tendances complémentaires vers la scission et la fusion, dont nous avons vu qu’elles étaient un principe structural, se montre clairement dans l’institution de la vendetta, qui d’une part permet à l’hostilité de s’exprimer par l’action violente et intermittente – et cette action a pour effet de maintenir les sections séparées ; et qui d’autre part, grâce aux moyens prévus pour le règlement, empêche l’opposition de dégénérer en fission complète. La constitution tribale requiert les deux éléments d’une vendetta, le besoin de vengeance et le moyen de règlement [26]. »

Nous sommes en présence de contraires (fission et fusion) qui se relativisent mutuellement, mais aucune motivation utilitaire n’intervient dans cette analyse. Il s’agit seulement d’établir un équilibre entre deux contraires. Nous avons déjà cité cette phrase : « D’où il suit que fission et fusion dans les groupes politiques sont deux aspects du même principe segmentaire et qu’il faut comprendre la tribu Nuer et ses divisions comme un équilibre entre ces deux tendances contradictoires et pourtant complémentaires. »

Conclusion

Complémentaires et contradictoires, ce sont les termes par lesquels le physicien Niels Bohr définissait les caractères ondulatoire (homogène) et corpusculaire (hétérogène) du quantum de Planck, et de toute réalité physique – pourvu qu’on la considère avec précision dans sa structure fine – lorsque l’on tente d’en avoir une mesure objective (on obtient d’un événement qui n’est en réalité ni corpuscule ni ondulatoire, soit une mesure ondulatoire, soit une mesure corpusculaire, selon l’instrument de mesure que l’on utilise) [27].

L’adjonction de deux mesures antagonistes donnent bien une idée du contradictoire lui-même, mais une idée seulement car l’événement est tout entier impliqué dans chacune des deux mesures, autrement dit, impliqué soit dans sa traduction comme onde, soit dans sa traduction comme corpuscule, mais pas les deux ! Cette terminologie implique donc un coup de force intellectuel puisque complémentaire et contradictoire s’excluent mutuellement et ne peuvent être vrais ensemble ; c’est-à-dire que cette formulation est illogique selon la logique de la non-contradiction.

Il vaudrait donc mieux convoquer une logique assez puissante pour rendre compte non seulement de toutes valeurs non-contradictoires et antagonistes, mais aussi du contradictoire lui-même : soit une logique qui rende compte de ce qui est en soi contradictoire, et qui admette donc que toute valeur soit fondamentalement liée à une valeur antagoniste par un quotient de contradiction irréductible.

La Logique dynamique du contradictoire est une logique généralisée découverte par le philosophe Stéphane Lupasco (1900-1988), fondée notamment sur la notion de Tiers inclus, à partir d’une réflexion sur les thèses de Kant et de Bergson puis d’une recherche épistémologique sur la physique relativiste, la physique quantique et la biologie contemporaine [28].

Stéphane Lupasco fait droit, dans un premier temps, à deux orientations antagonistes du devenir logique, mais la formalisation de cette logique fait apparaître un système tripolaire, la troisième polarité se constituant du devenir contradictoriel [29].

Edward Evan Evans-Pritchard n’a pas eu la chance de prendre connaissance de cette logique formulée seulement à partir des années 1950 par Stéphane Lupasco. Le structuralisme français qui, lui, a eu cette chance, a pourtant curieusement choisi de l’ignorer et d’exclure même toute référence à cette logique, considérant la non-contradiction comme le seul fondement de la fonction symbolique ; de façon il est vrai conséquente avec l’idéologie régnante qui postule l’échange aux origines des rapports humains, et qui place au cœur de l’homme : l’intérêt privé.

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Notes

[1] Edward Evan Evans-Pritchard, The Nuer [1937], trad. fr. Les Nuer, (Préface de Louis Dumont), Paris, Gallimard (1968), 1994, p. 163.

[2] Ibid., pp. 163-164.

[3] Ibid., p. 175.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Ibid., pp. 175-177.

[7] L’équilibre initial entre l’amitié et l’inimitié des organisations sociales archaïques est relatif : si l’inimitié prévaut, se développe un système de “réciprocité négative”, c’est-à-dire de vengeance. Dans la réciprocité négative, celui qui subit est le premier à posséder une conscience de conscience, alors que dans la réciprocité positive, c’est au contraire celui qui agit. Les deux formes de réciprocité négative et positive sont donc inverses l’une par rapport à l’autre.

[8] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1947), Paris-La Haye : Mouton, 1967, p. 97.

[9] Ibid., chap. VI L’organisation dualiste, pp. 80-97.

[10] Lévi-Strauss, op. cit., p. 80.

[11] Lire à ce sujet, de Dominique Temple, Lévistraussique : La réciprocité et l’origine du sens, 1ère publication dans Transdisciplines, L’Harmattan, Paris, 1997, 2de édition : collection « Réciprocité », n°6, 2017. Lire en ligne.

[12] Evans-Pritchard, op. cit., p. 300.

[13] Les deux pôles contraires d’une situation contradictoire s’actualisent par la parole de façon non-contradictoire : l’une de ces actualisations est dite Parole d’opposition – qui témoigne de la polarité de la différenciation ; l’autre est dite Parole d’union – qui témoigne de la polarité inverse, celle de l’identité. Cf. Dominique Temple, Les deux Paroles (2003), collection « Réciprocité », n° 3, 2017. Lire en ligne.

[14] Evans Pritchard, op. cit., p. 145.

[15] Ibid., pp. 150-151.

[16] Cf. Jacques Lacan, qui décline la fonction paternelle en plusieurs plans : père symbolique ou “nom-du-père”, père réel et père imaginaire.

[17] Certes, Lévi-Strauss également soutient victorieusement contre Frazer que ce n’est pas l’intérêt immédiat qui prévaut dans les transactions entre amateurs de femmes, puisque au préalable l’échange doit souscrire à la réciprocité, mais il considère celle-ci comme une règle psychologique, et soumet la règle en question à une raison utilitaire, la paix, qu’il appelle le besoin de sécurité : on échangerait finalement de façon réciproque afin d’assurer une stricte égalité des échanges, seule façon en l’absence d’autres critères de mesure d’assurer l’égalité et donc la sécurité. Tu veux une femme, soit ! Je te la donne pour que tu ne tires pas l’épée, mais à la condition que lorsque j’en voudrais une et que tu en disposeras, elle soit pour moi, etc. C’est pourquoi, dans un régime patrilinéaire, la cousine parallèle, dit Lévi-Strauss, n’est pas « équivalente à la cousine croisée ». Mais que la transaction soit pour lui l’échange, aucun doute, et que l’intérêt en soit la raison dernière, aucun doute non plus : Lévi-Strauss martèle : « Parce que le mariage est échange, parce que le mariage est archétype de l’échange, l’analyse de l’échange peut aider à comprendre cette solidarité qui unit le don et le contre-don, le mariage aux autres mariages ». Lévi-Strauss, op. cit., p. 554

[18] Evans-Pritchard, op. cit., p. 156.

[19] Ibid., pp. 156-157.

[20] Ibid., p. 157.

[21] Cf. Raymond Verdier et all., La Vengeance (4 vol.), Paris, Cujas, 1981-1986.

[22] Jesper Svenbro, « Vengeance et société en Grèce archaïque. À propos de la fin de l’Odyssée », dans La vengeance, op. cit., vol. 3. Vengeance, pouvoirs et idéologies dans quelques civilisations de l’Antiquité, (textes réunis et présentés par Raymond Verdier & Jean-Pierre Poly), Paris, 1984, pp. 47-63.

[23] Svenbro, op. cit., p. 55.

[24] D. Temple, collection « Réciprocité », n° 7, 2017.

Lire en ligne :

[25] Evans-Pritchard, op. cit., pp. 168-169.

[26] Ibid., p. 189.

[27] Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gauthier-Villars, 1972. Niels Bohr avait remarqué que l’interaction des sociétés entre elles était de même nature que l’interaction de la mesure sur l’événement observé en physique quantique, et il l’avait clairement signalé aux anthropologues lors du congrès international d’anthropologie et d’ethnologie de Copenhague en Août 1938

[28] Dans la Logique dynamique du contradictoire, Stéphane Lupasco appelle “état T” le Contradictoire (ce qui est en soi contradictoire) ou encore Tiers inclus, par allusion à ce qui est radicalement exclu par la logique classique d’identité ; c’est-à-dire tout Tiers en soi contradictoire.

[29] Stéphane Lupasco, Logique et contradiction, Paris, PUF, 1947 ; et Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Paris, Hermann, 1951. Lire à ce sujet de Dominique Temple, « Le principe d’antagonisme de Stéphane Lupasco », dans H. Badescu et B. Nicolescu (dir.), « Stéphane Lupasco : L’homme et l’œuvre », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, CIRET, n° 13, 1998, Monaco, Le Rocher, 1999. Et “Un nouveau postulat pour la philosophie”, collection « Réciprocité », n° 10, 2018. Lire en ligne.


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