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février 2008

1. La tension contradictoire

Dominique TEMPLE

L’article publié par Gérald Berthoud, sous le titre “L’univers du don. Reconnaissance d’autrui, estime de soi et gratitude” [1], traite en particulier de l’ambivalence de l’action humaine et déborde la question du don par celle que l’on peut immédiatement nommer la réciprocité…

« (...) Mais toute action individuelle est nécessairement une interaction, impliquant l’interdépendance foncière des individus.
 
Et citant H. Arendt : “L’action agissant sur des êtres qui sont personnellement capables d’actions, la réaction, outre qu’elle est une réponse, est toujours une action nouvelle qui crée à son tour et affecte autrui. Ainsi action et réaction, chez les hommes, ne tournent jamais en milieu fermé et ne sauraient se confiner entre deux partenaires”(Arendt 1983, p. 214). Ou encore, à propos de “l’enchevêtrement des actions de l’un dans celles des autres”, Ricœur affirme : “dans un tel complexe d’interactions comment délimiter la part d’action de chacun” ?(2004, p. 150) ? L’être humain ne peut donc exister comme tel que dans de multiples interactions avec les autres ».

Il me semble que la phrase de Hannah Arendt vacille d’une proposition où s’esquisse l’équilibre de “l’agir qui se redouble du subir” vers un autre équilibre où l’action en retour d’autrui a une portée différente puisqu’elle affecte un tiers. « La réaction, outre qu’elle est une réponse (1)… affecte un tiers (2) ».

D’où la conclusion que l’action et la “réaction” ne constituent jamais un cercle fermé entre deux partenaires.

La citation suivante de Ricœur ne retient que cette deuxième disposition de l’action « dans un tel complexe d’interactions... ». Est-ce que pour autant il faut ignorer ce que produit la réponse à l’action, le fait que pour chacun des partenaires la réciprocité de face à face les conduit à une situation particulière à laquelle échappent ceux pour qui la “réaction” est dérivée sur un tiers ? Il y a là une question. Quiconque se trouve dans une situation de réciprocité de face à face est dans une situation contradictoire, et quiconque voit la “réaction” [2] dérivée sur un tiers, se trouve dans une situation non-contradictoire.

Mauss parle cependant d’une situation contradictoire :

« À suivre Mauss, il est possible de construire une théorie de l’action vue comme une double tension, composée de quatre pôles. Liberté (ou spontanéité) et obligation (ou contrainte), d’une part et intérêt (pour soi) et désintéressement (ou intérêt pour autrui) sont autant de motivations contradictoires de l’action ».

D’un point de vue structural et logique, Mauss fait appel à une situation contradictoire et même, intuition remarquable, non pas entre deux dynamismes contraires mais quatre ! « À suivre Mauss, il est possible de construire une théorie de l’action vue comme une double tension, composée de quatre pôles ».

Qui plus est, selon Berthoud, Mauss aurait reconnu que l’équilibre contradictoire n’est pas une situation accidentelle mais l’enjeu des relations entre les hommes, le but de leur recherche :

« Dans cette perspective maussienne, l’action sociale est, dans son fondement même, paradoxale. Elle se présente comme la recherche d’un équilibre toujours aléatoire entre s’affirmer dans son autonomie personnelle et manifester son appartenance sociale ; poursuivre son avantage personnel et s’ouvrir à autrui par des actes généreux. En somme une tension toujours présente entre des formes socialement définies de rivalité et des pratiques qui unissent les uns et les autres dans des ensembles cohérents ».

Soit une perspective diamétralement opposée à celle de Lévi-Strauss qui considère cette situation contradictoire comme un accident impossible à intérioriser et à soutenir, de sorte que les hommes auraient hâte de la supprimer par l’invention de signes non-contradictoires qui permettent la répartition entre les uns et les autres des enjeux sensés l’avoir créée. Cette invention est une modalité de la fonction symbolique que Lévi-Strauss appelle le principe d’opposition. La représentation de la femme en tant qu’enjeu entre les hommes, par exemple, se trouve dédoublée en une opposition sœur-épouse, et cette opposition autorise l’échange d’une sœur contre une épouse. La règle de réciprocité devient la condition de la régulation des échanges en l’absence d’autres formes de régulation parce qu’elle assure la possibilité d’un échange égal pour l’un comme pour l’autre, c’est-à-dire un échange paisible. Pour Lévi-Strauss, la polygamie viendrait confirmer la loi de l’échange puisque un homme pourrait consentir à renoncer à son épouse et la céder à un autre, contre… sa sécurité. Le lien social est ici mécanique.

Suivons donc Mauss. Pour l’instant l’action et la “réaction” doivent parvenir à cet équilibre décrit comme une tension entre des contraires. Comment la réciprocité permet-elle à chacun des individus de s’approprier cette tension contradictoire qui est l’enjeu de la recherche des uns et des autres ? Il nous semble que la réciprocité ne crée pas seulement une situation contradictoire entre l’un et l’autre, mais induit la situation contradictoire entre agir et subir pour chacun des partenaires. Par exemple, le donner de l’un et le recevoir de l’autre, prestations que l’on dira : l’une active, l’autre passive, deviennent par la réciprocité qui les redouble en sens inverse (la “réaction” des auteurs cités) les quatre facteurs, comme Mauss en a l’intuition, d’une tension contradictoire intériorisée par chacun, entre donner et recevoir. Chacun des partenaires du face à face est le siège de la confrontation et de la tension en elle-même contradictoire d’agir et de subir. La “réaction” permet au donataire d’atteindre cette tension, mais elle a aussi pour enjeu de permettre au donateur d’atteindre cette situation dans laquelle il est à la fois donateur et donataire. Si le donateur exige le retour du don, c’est qu’il exige aussi cette tension.

Berthoud poursuit :

« À partir de l’hypothèse du rapport paradoxal et complexe entre le soi et l’autre, le pari est de considérer que tout s’enchaîne à partir de relations entre des êtres concrets et comme tels limités, mais toujours à la recherche d’une pleine affirmation de soi par la médiation d’autrui ».

Nous retrouvons le même embranchement que précédemment : l’action et l’action réciproque suffisent à définir la situation contradictoire comme recherche d’un soi tout à fait distinct des “êtres concrets et comme tels limités”, mais il est question aussi d’une action dont on peut dire qu’elle ne crée pas une tension contradictoire quand il s’agit d’une interaction avec la nature.

« L’objet de connaissance est donc rigoureusement l’être humain dans sa relation nécessaire avec le monde, avec les autres et avec lui-même ».

Si la relation contradictoire est en effet possible avec les autres, elle ne peut probablement pas s’instaurer systématiquement avec le monde ni avec soi-même sans imaginer des conditions particulières (ce qui a été, il est vrai, imaginé). Mais pourquoi Mauss, Arendt, Ricœur, Berthoud font-ils si rapidement appel à des formes socialement définies de rivalité et des pratiques qui unissent les uns et les autres dans des “ensembles cohérents”, comme s’ils voulaient échapper au face à face singulier, ou plus exactement au principe du contradictoire ; et pourquoi reconnaissent-ils, comme Arendt le dit si bien, que : “Ainsi action et réaction, chez les hommes, ne tournent jamais en milieu fermé” ?

Voyons d’abord la seconde question. Lévi-Strauss a bien montré que dans les organisations dualistes  (lire la définition) où la réciprocité de face à face prédomine sur toutes les autres structures de réciprocité, la communauté se retrouvait prisonnière de l’identité nouvelle créée par la symétrie, de même que les deux familles engagées dans l’atome de parenté étaient prisonnières des affectivités nées de leurs relations. Aussitôt, le principe du contradictoire oblige l’Homme à rompre cet enfermement. La solution la plus immédiate pour la parenté est de renverser la structure d’alliance sur elle-même à la génération suivante de sorte à constituer quatre pôles et non deux. Les limites d’une multiplication des relations de symétrie qui font droit au principe du contradictoire sont cependant immédiatement atteintes (la symétrie cubique !). Et par conséquent, il faut donner à la réciprocité une échappée, ouvrir son champ sur une altérité qui permette néanmoins de reproduire le contradictoire  (lire la définition) par exemple en termes de parenté, le mariage de type matrilatéral, ou l’appel à d’autres structures de réciprocité  (lire la définition) comme le partage ou la redistribution qui permettent de surmonter les limites de la symétrie !

Le principe du contradictoire  (lire la définition) interdit au Même, à l’Identité, à l’Inceste d’étouffer la réciprocité et exige toujours la reconduction de l’Altérité préalablement à son déploiement ; ce pourquoi l’Altérité est apparue comme l’axe du développement de la réciprocité. Mais se superpose à cette contrainte du contradictoire, une dynamique qui en relativise l’efficace, une contradiction compliquant les choses : entre l’efficience des sentiments créés (pour reprendre l’expression de Berthoud) par une structure de réciprocité donnée, sentiments qui se représentent pour tous par des valeurs communes, ce que Berthoud décrit comme un objet, un mot, un élément naturel, un être humain et bien d’autres choses encore, bref les sacra de Mauss, et les sentiments ou les questions de sens qui naîtront dans une relation de réciprocité nouvelle élargie avec l’étranger exigeant la remise en cause de ces valeurs instituées, il peut y avoir contradiction, donnant lieu, si réciprocité il y a, à un dépassement des valeurs constituées, par des valeurs supérieures pour les uns comme pour les autres (le progrès), ou bien à une perte, si l’étranger refuse ou ignore la réciprocité. Que l’on pense au pari perdu de toutes les sociétés autochtones d’Amérique face aux colons occidentaux ! Et dès lors, les tragédies s’accumulent dans tous les sens, y compris dans le repli sur les valeurs établies, constituées (nationalisme, communautarisme, tribalisme, individualisme).

Berthoud ajoute :

« Même dans la relation de soi à soi, l’existence d’un tiers, comme médiation, renvoie, de manière ultime, à la régulation de l’ensemble de la société. Les relations ainsi conçues sont proprement triangulaires ou triadiques. Des relations qui se créent et se maintiennent grâce à de multiples symboles ».

Ici, le tiers est-il sans doute encore le contradictoire, l’instance qui prévaut comme enjeu de la recherche des sociétés, le Tiers qui pour être contradictoire est, comme on sait, exclu de toute logique de non-contradiction et non le troisième qui définit une polarité non-contradictoire capable de dissiper la tension du face à face.

Il nous faut définir le Tiers soit comme ce qui advient en chaque individu de la tension de cette relation contradictoire grâce à la réciprocité dont Mauss a l’intuition, ou bien appeler “tiers” ce qui peut servir à éviter cette situation et se présenter comme l’échappatoire de la tension qu’elle provoque.

Berthoud développe cependant cette branche de l’alternative :

« Pour penser ces relations, le système des pronoms personnels occupe une place irremplaçable. Sans trop s’avancer dans la complexité de l’ensemble des pronoms personnels, le triangle linguistique « je–tu–il » exprime, dans son irréductibilité, la forme élémentaire de la relation. Certes, il n’y a pas de « je » sans « tu » et donc pas d’existence de soi comme une personne sans les paroles, les regards et les gestes d’autrui ; mais surtout, il n’y a pas de relation permutable « je – tu » sans « il », c’est-à-dire sans « tiers » pour unir soi et les autres dans un « nous » circonscrit par un ensemble de règles. Le « tiers », comme composante d’ordre, peut prendre de multiples formes qui sont autant de points de repère symboliques. Ce tiers peut être un objet, un mot, un élément naturel, un être humain et bien d’autres choses encore. Tous renvoient en dernière instance à un Tiers invisible comme un ensemble partagé de croyances et de valeurs constitutives d’une cosmologie, d’une vision du monde, d’un « grand récit » ou encore d’une culture au sens anthropologique. Aucune relation interpersonnelle ne peut donc se réduire à l’apparence phénoménologique d’un simple vis-à-vis ou d’un pur face à face ».

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Notes

[1] BERTHOUD, Gérald. « L’univers du don. Reconnaissance d’autrui, estime de soi et gratitude ». Revue électronique : [http://www.contrepointphilosophique.ch], Rubrique Ethique, 16 décembre 2005.

[2] Je mets entre guillemets l’expression “réaction” employée par Arendt parce que l’action réciproque n’est pas une réaction !


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