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septembre 2019

Les origines anthropologiques de la réciprocité

Dominique TEMPLE

La réciprocité primordiale

Toutes les Traditions fondent la société sur la Prohibition de l’inceste, l’interdiction du Même. Mais lorsque le Différent se présente sous une forme radicale, c’est alors lui qui est condamné. Ainsi, ce qui se décline sur le mode de la Différence absolue est frappé du même interdit que l’Identité absolue : tabou sur les relations des hommes avec les étrangers qui seraient si différents qu’ils pourraient êtres considérés comme des animaux. Interdire le Même ou interdire la Différence absolue peut s’entendre comme deux applications d’une loi plus générale : la prohibition de ce qui s’affirme comme logiquement « non-contradictoire ». Et cette double prohibition conduit à la relativisation du Différent par le Même et du Même par le Différent, pour engendrer une résultante en elle-même contradictoire qui intéresse immédiatement la pensée, l’énergie psychique.

C’est alors qu’intervient la réciprocité : chaque partenaire d’une relation réciproque agissant et subissant à la fois accède à une situation où chacune de ces dynamiques antagonistes (agir et subir), chacune en elle-même non-contradictoire, est relativisée par l’autre, de sorte qu’elles se métamorphosent l’une l’autre au moins en partie en une énergie réfléchie sur elle-même, une énergie psychique. Cela veut dire que les réflexes, instincts, activités des sens ne sont plus orientés par une finalité biologique aveugle, mais qu’ils sont réfléchis sur eux-mêmes en une conscience de ce qu’ils sont et de leur finalité. Cette métamorphose est l’avènement de ce que les Traditions appellent la révélation. Mais surtout, la réciprocité permet que la conscience qui résulte de cette métamorphose appartienne simultanément autant aux uns qu’aux autres.

Dans les grands récits historiques, les forces physiques et biologiques de la nature sont dites aveugles, chaos des origines, ténèbres. De ce chaos surgit la lumière. Et cette lumière (spirituelle) a une efficience spécifique (même si cette efficience n’est sans doute que l’équivalent de l’efficience des énergies antagonistes mises en jeu pour lui donner naissance). Par elle, la conscience se nomme et nomme la nature. Aussitôt la conscience affronte les forces qui ne participent pas de la réciprocité. Et c’est pourquoi la réciprocité constitue un seuil, le seuil entre la nature et la culture.

Des prestations totales aux structures élémentaires de la réciprocité

Presque toutes les activités des hommes sont soumises au principe de réciprocité. À l’origine, elles sont confondues dans la même matrice et sont appelées, depuis Marcel Mauss, des « prestations totales ». Mais lorsque la réciprocité se spécialise, chacune acquiert son propre sens. Selon Lévi-Strauss, c’est en termes de réciprocité d’alliance matrimoniale et de filiation que les hommes organisent leurs premières communautés. Il est interdit de se marier avec ses consanguins (frères et sœurs). Il est aussi interdit à deux générations différentes d’épouser le même conjoint (les enfants, leurs parents). Puis le principe est appliqué selon d’autres normes que la parenté biologique.

L’alliance matrimoniale, dans les sociétés primitives, est en général une relation de réciprocité binaire : on la dit de réciprocité restreinte. Elle peut, il est vrai, se transformer en réciprocité généralisée (dite aussi ternaire car trois prestations suffisent à symboliser le cycle). La filiation est exclusivement ternaire : les parents engendrent des enfants qui engendreront à leur tour. On peut donc classer les structures élémentaires de la réciprocité en deux groupes : réciprocité binaire et réciprocité ternaire ; le groupe de la réciprocité binaire à nouveau en deux : le face-à-face et le partage.

Par ternaire, on entend une relation où l’on agit sur un partenaire et où l’on subit d’un autre partenaire. La chaîne est donc ininterrompue et se referme soit en réseau, soit en cercle. Elle peut être linéaire ou bien, lorsqu’un seul partenaire sert d’intermédiaire à tous les autres, on la dit centralisée. Il existe enfin des structures intermédiaires entre les structures élémentaires.

Certaines de ces structures sont données conjointe-ment dès l’origine, comme la filiation et l’alliance, tandis que d’autres s’excluent, comme la réciprocité linéaire (dite aussi horizontale) et la réciprocité centralisée (dite aussi verticale ou redistribution) [1].

Chacune de ces structures élémentaires est la matrice d’un sentiment spécifique (le face-à-face, de l’amitié ; la réciprocité ternaire, de la responsabilité, etc.). Et le sentiment d’humanité engendré au niveau d’un système de réciprocité sera différent de celui créé dans un autre système. Si toutes les valeurs sont universelles, l’humanité est plurielle.

L’origine des deux Paroles politique et religieuse

Lorsque la réciprocité permet une relativisation de soi et d’autrui qui tend vers un état intermédiaire équilibré, le résultat est un sentiment d’appartenance à une humanité commune. Mais lorsque cette relativisation est déséquilibrée par l’un des pôles qui domine l’autre, ce sentiment reflète les caractéristiques du pôle opposé ! Par exemple, le donateur (qui perd ce qu’il donne) aura le sentiment d’acquérir la valeur d’humanité : le prestige, tandis que le donataire qui reçoit aura le sentiment de « perdre la face ». D’où pour lui le désir de reconquérir du prestige, qui se traduit par l’obligation de réciprocité, l’obligation de redonner.

Or, la Parole s’exprime en empruntant à la nature ses propres signifiants. Il existe désormais deux incarnations possibles de la conscience : l’une qui utilise pour signifiant logique la Différence et l’autre l’Identité. L’expression par la Différence, l’anthropologie y fait référence sous le nom de principe d’opposition, et l’expression par l’Identité, sous le nom de principe d’union. Il s’agit, en fait, des fondements de deux Paroles [2] – que nous définirons comme Parole politique et Parole religieuse.

L’imaginaire de la Parole d’opposition : l’honneur et le prestige

Toutes les sociétés sont construites à partir de ces deux formes de réciprocité : positive, la réciprocité des dons, et négative, la réciprocité de vengeance, qui peuvent se relayer directement puisqu’elles sont équivalentes du point de vue de la réciprocité. On ne peut échanger une part d’une structure par une part de l’autre structure, mais un terme de leur relation peut être remplacé par un équivalent symbolique, la compensation ou la composition (on dit aussi un gage). Et lorsque leurs symboles sont identiques, les deux structures peuvent se substituer l’une à l’autre par l’intermédiaire de ce gage. Dès lors, les sociétés donnent le plus souvent la préférence à la réciprocité positive et reportent la réciprocité négative à leur périphérie.

Le prestige et l’honneur illustrent le sentiment d’humanité créé par la réciprocité des dons ou de vengeance, mais ils polarisent dans leur non-contradiction respective la reproduction du cycle, d’où la dialectique du don [3] et la dialectique de la vengeance [4]. Dans chacune de ces dialectiques, la relation contradictoire fondamentale (amitié-inimitié) demeure mais elle est déséquilibrée en faveur soit de l’une soit de l’autre, de sorte que chaque nouveau cycle dialectique permet de l’amplifier. La dialectique et l’imaginaire qu’elle développe (le prestige ou l’honneur) est donc normalement concomitant de la croissance du sentiment d’humanité, et au service du symbolique.

Mais puisque l’imaginaire est polarisé de façon non-contradictoire, il peut aussi imposer sa force au symbolique jusqu’à transformer l’autorité de celui-ci en pouvoir du plus fort sur le plus faible. Néanmoins, chacune de ces dialectiques peut se relativiser, et cette relativisation conduit à la réciprocité symétrique [5], à l’origine des valeurs éthiques.

La réciprocité symétrique a ceci de remarquable de ne conduire à aucune forme de pouvoir de domination. Elle est le fondement d’une société “plus humaine”.

L’imaginaire de la Parole d’union : le sacré

Si la Parole d’opposition conduit à différentes formes d’organisation sociale, la Parole d’union, au contraire, conduit à une seule organisation. Elle est à l’origine de la religion et oppose à l’honneur et au prestige un autre imaginaire : le sacré.

On peut distinguer deux structures élémentaires de réciprocité qui donnent naissance à la Parole d’union : le partage, qui produit la confiance, et la redistribution, la réciprocité ternaire centralisée dans laquelle les membres de la communauté sont tous reliés entre eux par un seul intermédiaire qui devient le centre de la redistribution et l’autorité suprême. Lorsque le centre se consacre à la redistribution des valeurs spirituelles, la confiance des fidèles se transforme en sujétion (obéissance et soumission [6]).

Toutes les sociétés tentent de concilier la Parole d’opposition avec la Parole d’union, et l’on voit apparaître une triade – la triade du pouvoir – le guerrier et le régisseur d’un côté, et le prêtre de l’autre : Achille, Agamemnon et Calchas, que célèbre Homère dans L’Iliade : une triade qui assura l’ossature de la civilisation occidentale jusqu’au XVIIe siècle et que les historiens décrivent sous divers triptyques, par exemple : le clergé, la noblesse et le tiers état ou le chevalier, le laboureur, le prêtre [7]. Mais dans de tels systèmes, un homme qui ne participe d’aucune relation de réciprocité ou qui ne peut y participer n’est plus considéré comme humain. Les trois imaginaires, l’honneur, le prestige et le sacré impliquent donc négativement un quatrième référent : l’infra-humain, qui explique dans les anciens régimes l’esclavage.

Si aucune société humaine n’ignore les deux Paroles, chacune donne tantôt la préséance à l’une, tantôt à l’autre. Dans les sociétés amérindiennes des Andes, par exemple, la lignée masculine est responsable de la Parole d’opposition, la lignée féminine de la Parole d’union. Dans la civilisation européenne, la Parole politique domine et la parole issue de la réciprocité négative l’emporte sur la parole issue de la réciprocité positive (les chevaliers deviennent seigneurs et les laboureurs serfs). Au XIe siècle, la Parole religieuse prend l’avantage. Le pape sacre les rois et inféode leurs prérogatives jusqu’à valider ou invalider leurs alliances matrimoniales !

Dans chaque ordre politique ou religieux un débat interne oppose la dynamique du non-contradictoire à sa relativisation contradictoire : pouvoir et liberté, imaginaire et symbolique, loi et genèse. L’antinomie entre le non-contradictoire qui prétend au pouvoir et la relativisation de celui-ci pour engendrer la liberté est irréductible. Elle n’est pas seulement la question des origines, elle est une constante de l’histoire. Et lorsque le non-contradictoire domine, l’idéologie devient meurtrière et voue les Indiens au service domestique, les hérétiques à la torture, les Noirs à l’esclavage, les Juifs à l’enfer, et les exclus à la mort.

Pour les deux Paroles, l’épreuve est en effet difficile car elles doivent rendre compte l’une et l’autre du sentiment d’humanité créé par la réciprocité au niveau du réel (le premier niveau  (lire la définition) de réciprocité) et au niveau du langage (le deuxième niveau de réciprocité), et sont dès lors menacées d’être happées par la logique non-contradictoire de leurs signifiants (l’union et l’opposition).

Pour les deux Paroles, l’épreuve est en effet difficile car elles doivent rendre compte l’une et l’autre du sentiment d’humanité créé par la réciprocité au niveau du réel (le premier cercle ou niveau  (lire la définition) ) et sont dès lors menacées d’être happées par la logique non-contradictoire de leur signifiant (l’union ou l’opposition).

Le fétichisme

Mais pourquoi l’imaginaire emprisonne-t-il le symbolique ? Pourquoi le pouvoir s’empare-t-il de la liberté ? Lewis Hyde [8], dans son interprétation d’un texte célèbre de la littérature anthropologique (l’enseignement du sage Maori Ranaipiri), nous en donne une idée. Tel que le raconte Mauss dans son Essai sur le Don [9], Tamati Ranaipiri voulait décrire à Elsdon Best, un ethnologue anglais, les rapports de l’homme maori avec la nature. Ranaipiri se réfère à une relation entre les hommes, une relation de réciprocité généralisée (la plus commune de toutes les relations de réciprocité) : « Supposons, dit en substance le sage Maori, que tu me donnes un cadeau et que je le transmette à un tiers ; lorsque celui-ci s’avisera de me rendre par réciprocité un autre cadeau, je ne pourrai le garder pour moi car il est juste que je te le redonne : ce cadeau est le hau du tien (le hau : prestige que t’a mérité le cadeau que tu m’as fait), et il ne serait pas juste de le garder pour moi, je pourrais en mourir ». 

Or, voici que Ranaipiri imagine une relation de réciprocité ternaire entre le chasseur, lui-même et la forêt [10] : la forêt donne des oiseaux au chasseur, le chasseur à Ranaipiri, qui redonne à la forêt un oiseau avec en plus ce qu’il appelle le mauri, une représentation du prestige (hau) que génère le don. C’est de sa position intermédiaire entre la forêt et les chasseurs, qui lui assure d’être à la fois donateur et donataire (une situation donc « contradictoire »), que le sage Maori acquiert un sentiment de responsabilité. Il exprime un tel sentiment de responsabilité en confectionnant le mauri, symbole de l’esprit du don (le hau). Ranaipiri remet le mauri à la forêt pour que le cycle de la chasse se reproduise. Il crée donc une chimère de réciprocité dont il peut tirer un esprit (le hau de la forêt), avec lequel il enchante le monde.

Lewis Hyde observe que les Maori invitent la forêt dans cette matrice, mais aussi les rivières, la terre, le ciel, l’univers, puis l’au-delà qu’ils appellent le mystère, enfin les esprits eux-mêmes. L’objectif de cette fuite dans le mystère est sans doute d’éviter que la réciprocité ne puisse être récupérée au bénéfice d’un premier donateur car aussitôt elle se réduirait à ce qui pourrait s’interpréter comme un don calculé dans son intérêt, en somme un échange.

Mais voilà que les ethnologues occidentaux confondent l’esprit du don avec le donateur lui-même, font de l’esprit du don celui d’un premier donateur, comme si le mauri du hau de la forêt était le symbole du donateur et non du hau. La réduction de la valeur produite par le don à la représentation du donateur supprime la réciprocité comme matrice de cette valeur et instaure la propriété et l’échange symbolique avec des esprits (fétichisés) ou avec des Dieux.

C’est pour avoir interprété l’esprit du don produit par la réciprocité comme le « moi » du donateur (comme sa propriété) que Marcel Mauss, le principal théoricien français qui s’est inquiété de la réciprocité des dons, a cru que donnant on donnait de soi. Il soutient ensuite que le don de soi ne peut être définitif, qu’il est en réalité inaliénable, et que le retour du symbole à son foyer d’origine serait le ressort de l’échange. Il interprète ainsi le don comme un simple prêt. Il voit dans la vengeance, la preuve de son interprétation : la vengeance viendrait restaurer l’intégrité du donateur lorsque le prêt ne serait pas restitué. Il suffirait de séparer les choses de leur valeur symbolique pour qu’elles puissent s’échanger selon des critères objectifs. Fourvoyée dans cette impasse, la théorie de la réciprocité est restée longtemps inexplorée au bénéfice de celle de l’échange.

Le fétichisme de l’honneur

De la réciprocité de vengeance naît le sentiment de l’honneur, et comme dans la réciprocité des dons l’esprit du don, l’esprit de la vengeance a une efficience, efficience libre de toute détermination, un pur esprit donc.

Le fait de reconnaître une toute-puissance à l’esprit ou aux esprits de la vengeance permet d’exclure toute appropriation privée de l’honneur, comme le fait de rapporter aux esprits le don permet aussi de rendre impossible tout premier donateur. Réserver aux esprits ou aux Dieux d’être les premiers donateurs signifie reporter l’origine du cycle dans l’infini et empêcher quiconque de prétendre au primat de son pouvoir. Mais le renversement fétichiste peut avoir lieu comme dans la réciprocité des dons, et l’honneur – l’imaginaire de la vengeance – devient alors la propriété du plus grand guerrier.

Le fétichisme du sacré

On peut aussi envisager le fétichisme dans la Parole d’union. Pharaon, par exemple, représente pour Moïse la Parole d’union close sur elle-même et devenue totalitaire ; la fuite d’Égypte représente la relativisation de la Parole d’union par une sortie d’elle-même pour engendrer, de par sa relation avec son contraire, l’inconnu, la terre promise.

Nous retrouvons toujours le dilemme entre ce que nous avons plusieurs fois indiqué sous le terme de non-contradictoire et de Contradictoire, ici plus précisément entre l’imaginaire nécessaire pour proclamer le bien-fondé des valeurs acquises (l’imaginaire de Pharaon) et le symbolique qui procède à la relativisation de l’imaginaire dans le creuset d’une nouvelle relation Contradictoire pour engendrer une valeur supérieure (Moïse).

Le problème du Mal et le fétichisme

L’objectivation de la valeur produite par la réciprocité conduit au renversement fétichiste : ce n’est plus la réciprocité de meurtre qui engendre l’honneur, c’est l’honneur devenu la divinité de la vengeance qui dicte le meurtre. Ce n’est pas la réciprocité des dons qui produit le prestige, mais le prestige qui ordonne le don. Le cycle de la réciprocité est renversé et conduit à une compétition de pouvoirs ou encore une relation doublement unilatérale – un échange intéressé entre divers concurrents. Dans cet échange, il ne se produit plus aucune valeur spirituelle, mais elle est postulée déjà constituée et possédée par chacun des partenaires. Aussitôt, la liberté engendrée par la réciprocité se transforme en sujétion des hommes à ces valeurs innées, c’est-à-dire en soumission à la Parole qui monopolise et se prétend le gardien des valeurs constituées. Dans la Tradition religieuse, le fétichisme est dit la Tentation du Diable. La Tentation du Pouvoir est due à une représentation non-contradictoire du sacré.

La réciprocité ne connaît pas le Mal car c’est la non-réciprocité qui invente le Mal : la non-réciprocité appelle « le Mal » tout ce qui pourrait corrompre sa représentation non-contradictoire. Paradoxe [11] ! Car c’est bien ce qui nous paraissait être l’avènement de la conscience qui est désormais appelé le Mal. C’est en réalité celui qui invente le Mal qui doit être dit le Mal. Toujours le même dilemme : le non-contradictoire affronte le Contradictoire.

Aperçu sur la contradiction de l’échange et de la réciprocité

Nous avons dit que faire de l’esprit du don un premier donateur est typique du fétichisme. Dans un système religieux, ce premier donateur devient Dieu, et c’est à Dieu qu’est due toute gloire. Cette aliénation atteint à son paroxysme en Europe. Le Dieu cumule un tel pouvoir que l’homme se réduit à l’état de nature : il est même dit « prédestiné »… Tout ce qui relève du spirituel est en effet réservé à Dieu. Dès lors, une économie réduite aux lois naturelles paraît légitime pour construire la cité terrestre. C’est l’heure de l’échange, désormais choisi comme référent. Il réalise l’égalité des choses entre elles, une égalité qui se comprend comme leur complémentarité en vue de leur efficacité maximum. En somme, il mesure leur utilité. Voilà une nouvelle puissance qui remplace l’honneur, le prestige et le sacré : l’utilité.

Ce principe est universel parce qu’objectif, et d’une certaine façon rationnel, si l’on réduit la raison au calcul. Mais plus de matrice, plus de genèse. L’esprit n’est plus nourri, il dépérit. Qui dit utilité s’approche en effet du dilemme entre le Contradictoire et le non-contradictoire. L’utilité se conçoit-elle au bénéfice du privé ou de la société tout entière ?

L’échange est certes neutre, mais il définit l’utile en termes de forces et donc au plus grand bénéfice du Pouvoir. Si l’échange, en effet, peut être dit aveugle, l’intérêt auquel il est subordonné, lui, ne l’est pas, qu’il soit privé ou collectif. La société est alors obligée d’inventer le contrat social pour maîtriser le retour de la violence, contrat qui implique néanmoins la réciprocité entre les hommes, d’où son ambiguïté.

D’un côté, le libre-échange délivre tout-un-chacun des sujétions à l’honneur, au prestige et au sacré. D’un autre côté, il contraint à faire fonctionner l’économie utilitariste aussi efficacement que possible au service du plus fort. La démocratie politique dans la société occidentale est un correctif nécessaire au libre-échange, mais elle suppose des individus doués d’un idéal du Bien prédéfini.

Conscience objective et conscience affective

La Parole paraît avoir exprimé d’abord le sentiment d’appartenance à une humanité commune. « Nous voici les Hommes » est le nom que se donnent d’innombrables communautés humaines. L’humanité semble s’être passionnée pour la conscience affective. Sa première ambition fut sans doute partout de se libérer de la nature et de s’affirmer pas ses chants, ses danses et ses parures. Le souci de la connaissance du monde vient semble-t-il beaucoup plus tard. Or, dans l’expérience affective, la conscience se tourne vers le Contradictoire, dans celle de la conscience objective, elle se tourne vers le non-contradictoire : aussitôt, il est tentant de croire que toute chose est non-contradictoire.

La nomination des choses reconnaît une non-contradiction dans les choses qui vaut pour l’usage que l’on en fait mais postule qu’elle définit la chose pour elle-même. Ce qui est un mode de connaissance (la logique de non-contradiction) et de communication entre les hommes, un organon, est transféré au monde : l’énergie, la lumière, par exemple, est interprétée au XIXe siècle comme un système d’ondes et non comme la sensation du voir provoquée par l’interaction de ces ondes avec la matière vivante. La matière est attribuée à un système d’atomes et non à la sensation de la dureté, qui, elle, relève de l’affectivité produite également par le rapport du vivant au monde. Mais surtout, c’est la conscience éthique qui se trouve écartée des relations des êtres humains par cette logique, puis les relations de réciprocité elles-mêmes au profit de rapports de force.

Le Contradictoire

La science classique a imaginé le monde à partir de l’idée de non-contradiction et elle a voulu exclure le Contradictoire de son champ d’analyse. La logique de référence de la société occidentale dite rationnelle est en effet fondée sur le principe d’identité, sur le principe de non-contradiction et sur le principe du tiers exclu [12]. Ce qui était précédemment objet de tous les désirs, le symbolique pur ou la conscience affective, fut même disqualifié par la raison scientifique lors de son heure de gloire positiviste, qui devint alors un précieux auxiliaire de la théorie utilitariste développée pour justifier le système capitaliste jusqu’à une date précise : 1900. Max Planck montre que le rayonnement est continu ou discontinu, selon le processus expérimental avec lequel on l’appréhende, mais n’osera jamais croire qu’il est donc en lui-même contradictoire (h ν) (h est la valeur discontinue, ν la valeur continue qui lui est contradictoirement associée). L’interaction avec l’appareil de mesure choisi actualise une non-contradiction donnée ou l’autre, mais à partir d’une entité indéchiffrable en termes de non-contradiction. Vingt ans plus tard, toute énergie, toute matière de l’univers sera reconnue selon la même nouvelle perspective (quantique, dira-t-on, c’est-à-dire sans que personne n’ose prononcer le terme de « Contradictoire »).

La Physique ne met pas fin à l’appréhension du monde en termes de non-contradiction, ni à l’idée que la force serait la traduction de la nature physique, ni même à l’idée qu’il puisse être utile d’organiser certaine partie de la vie matérielle selon des rapports de force. Mais l’expérience dément les postulats de la science positiviste du XIXe siècle. Même si les idées nouvelles doivent faire face à une forte inertie des idées reçues, le Contradictoire est désormais reconnu partout au cœur de ce qui est non-contradictoire, et le non-contradictoire s’avère être l’un ou l’autre des deux pôles du Contradictoire. Du coup, la science change d’attitude. Elle n’est plus asservie à la non-contradiction logique des principes qui ont organisé la société. Elle ne pense plus le monde en termes seulement matériels ou énergétiques. Elle s’inquiète des dimensions propres à l’homme car elles sont déjà inscrites au cœur de la nature. Elle devient hostile à tout fétichisme et même à tout imaginaire, et elle accepte que sa visée sur le monde se redouble d’une autre visée sur l’homme, elle en comprend l’antinomie. Elle respecte les valeurs éthiques comme faisant partie intégrante de ses fondements à côté de la connaissance.

La réciprocité symétrique dans les temps modernes

Mais les choses vont plus loin. La métamorphose du chaos des origines en énergie spirituelle (des ténèbres en lumière) est, avons-nous dit, un préalable à l’avènement de la Conscience. Nous avons interprété le sacrifice originel comme la représentation de cette consumation des forces physiques et biologiques de la nature dans le creuset de la réciprocité pour engendrer le spirituel. Aussitôt, l’efficience de cette conscience (le Verbe) nomme les choses, leur imposant une définition et un ordre selon une logique de non-contradiction avec le principe d’opposition ou le principe d’union. Or, à partir de Planck, cette double intuition a rencontré l’expérience : les dynamismes à polarité non-contradictoire mais antagonistes entre eux peuvent s’annihiler pour créer du Contradictoire, et ce même Contradictoire peut se transformer en non-contradictoire. Pour quoi faire ? Créer de l’information utile au déploiement de sa propre dynamique, comme le disent les neurobiologistes ?

Il est au moins possible de maîtriser trois systèmes d’information : l’information physique, l’information biologique (dont fait partie le code génétique) et bientôt l’information quantique. C’est ici peut-être qu’un seuil nouveau se présente : le psychique n’est pas réductible à quoi que ce soit d’objectif. Il est Subjectif (avec un grand S), et cette Subjectivité est l’enjeu de l’humanité. Libérée de toute entrave physique ou biologique, cette énergie psychique est la conscience de l’homme. Or, nous participons tous à la création du réseau mondial de cette information immatérielle, Parole de tous adressée à tous et disponible pour tous de façon permanente et gratuite. Cette « gratuité » de la parole de chacun à tous et de tous pour chacun est la réciprocité symétrique [13], une réciprocité délivrée des imaginaires qui l’emprisonnaient et qui l’asservissaient au Pouvoir. La réciprocité s’échappe du deuxième niveau de la réciprocité, celui de l’imaginaire, et se construit à un troisième niveau, un niveau de lumière spirituelle et de valeurs éthiques.

L’actualité de la réciprocité

Tous les jours nous recevons autrui, l’invitons à partager des vivres, lui offrons l’hospitalité, notre protection… de façon privée ou collective (couverture médicale universelle, allocations familiales, de retraite, assurances sociales). Nous pratiquons la réciprocité dans le réel car nous sommes du réel et plus de la moitié de notre activité productrice est destinée à cette réciprocité sans que nous le sachions car nous interprétons tout selon le paradigme dominant de l’échange.

Nous essayons de vivre socialement et nous nous inquiétons de la destruction du lien social sans savoir ce qu’est le lien social un mot vague qui recouvre en fait les valeurs produites par la réciprocité symétrique : les sentiments de responsabilité, de liberté, de justice, de confiance (selon les structures de réciprocité en jeu mais que nous ignorons). Là où ces structures sont brisées, nous sommes conscients que le lien social se défait, et les uns fuient dans la nature, les autres dans la maffia, les autres dans l’ecstasy, les autres dans la religiosité et d’autres dans ce qu’ils appellent des économies alternatives, parallèles, souterraines, salées, etc., toutes pré-capitalistes. Mais ce retrait nous permet de retrouver autrui dans la proximité, la solidarité, la citoyenneté, sans savoir non plus quel est le secret de ces notions et pratiques élémentaires. Exclus du premier cercle, nous nous retrouvons néanmoins dans le deuxième cercle, celui de la parole et de la communication. Et faute de compétences sur le sujet ici aussi le paradigme de l’échange nous rattrape et nous impose sa loi. On parle toujours d’échanges, d’échanges de savoirs et de compétences ! Et la compétence elle-même devient objet d’intérêt et parfois d’intérêts réciproques ! La réciprocité des intérêts, c’est l’échange, c’est-à-dire le contraire de la réciprocité des dons, plus précisément une réciprocité retournée contre elle-même. La confusion conduit toujours à la même impasse et la désillusion s’accroît. Aussi faut-il réfléchir et se demander ce que l’on veut produire : quelles valeurs, valeur d’échange, de justice, de responsabilité, de confiance, de foi ?

Les hommes répondent le plus souvent « D’abord la liberté ! ». C’est la première valeur que propose la Révolution. Et ensuite « l’égalité » (Octobre !). Toutes les structures de réciprocité sont génératrices de la liberté car toutes mettent fin aux déterminismes de la nature. Mais il faut entendre, ici, par liberté, la répudiation de toute sujétion, la sujétion à l’honneur, au prestige et au sacré. Personne de sensé, aujourd’hui, ne voudrait revenir au temps de Charles-Quint. Or, cette liberté-là est aussi celle de pouvoir être juste ou injuste. Depuis longtemps, les libéraux se demandent donc comment concilier la liberté et l’égalité, comment concilier la liberté avec la justice ?

John Rawls, champion du libéralisme contemporain, au terme d’une réflexion de plusieurs dizaines d’années, concède que l’individu rationnel ne peut être dit un individu complet et qu’il ne peut même pas atteindre aux principes de justice par lui seul [14]. Il lui faut encore être raisonnable, dit-il, c’est-à-dire vivre en réciprocité avec autrui pour acquérir ce que Charles Taylor décrit comme des capacités qui ne peuvent apparaître que de la participation de chacun à une communauté [15]. Or, la communauté universelle, qui s’affranchit donc de toutes limites pratiques ou imaginaires, se construit par la réciprocité généralisée.

Un autre débat tout aussi important, bien qu’il soit actuellement en suspens, est de savoir comment concilier l’égalité et la responsabilité. Il existe, en effet, deux formes de réciprocité généralisée, l’une qui promeut la responsabilité, l’autre qui promeut la confiance (et dans son aliénation, on l’a vu, la soumission). La difficulté naît de ce qu’elles sont exclusives l’une de l’autre. La méconnaissance des matrices de ces deux valeurs fondamentales et de leur exclusion mutuelle est l’écueil sur lequel se brisa l’économie communiste.

Comment résoudre ces énigmes sinon en maîtrisant les structures de production des valeurs humaines ? Et cela ne suffit pas puisque l’imaginaire s’empare de ces valeurs et les asservit. Il faut donc ajouter à la reconnaissance des structures de réciprocité la prise en compte des différents niveaux (le réel, l’imaginaire et le symbolique) où ces structures se construisent.

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Notes

[1] Cf. D. Temple, « Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité », La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, 2e semestre, n°12, 1998 ; rééd. dans Principe de réciprocité, collection « Réciprocité », n°19, 1919.

[2] D. Temple, Les deux Paroles, 1ère publication en espagnol dans Teoría de la reciprocidad, vol. II, La Paz, Tari plural editores, 2003 ; édition française, collection « Réciprocité », n° 3, France, 2017.

[3] La dialectique du don est due à la compétition pour la plus grande renommée par la surenchère de chaque don. Cf. D. Temple, “La dialectique du don. Essai sur l’économie des communautés indigènes”.

[4] Le sentiment d’être humain n’est pas seulement engendré par la réciprocité d’alliance ou la réciprocité des dons, il l’est aussi par la réciprocité négative où le rapt répond au rapt, l’injure à l’injure, le meurtre au meurtre. Ce qui importe dans cette forme de réciprocité n’est pas de détruire autrui mais de construire avec lui une relation génératrice d’une conscience commune et d’être reconnu par lui comme Homme, fût-ce comme ennemi. Cf. D. Temple, La réciprocité de vengeance, collection « Réciprocité », n°7, 2017, et de Bartomeu Melià et D. Temple, La réciprocité négative : Les Tupinamba, collection « Réciprocité », n° 5, 2017.

[5] Cf. Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris, L’Harmattan, 1995, 263 p.

[6] Le souverain pontife de l’Église catholique apostolique et romaine a tout récemment ajouté au symbole de Nicée (le Credo des chrétiens) un article qui témoigne de cette focalisation extrême : « De plus, j’adhère d’une obéissance scrupuleuse de la volonté et de l’intelligence aux doctrines qu’énoncent le Pontife romain ou le Collège épiscopal lorsqu’ils exercent leur Magistère authentique même s’ils n’ont pas l’intention de les proclamer dans un acte définitif. » Actes du Saint Siège, l’Osservatore Romano, 25 février 1989, La documentation Catholique, n° 1982, 16 avril 1989.

[7] Georges Dumézyl, Mythe et Épopée I. II. et III., Paris, Gallimard, 1968-1971-1973, rééd. 1995. Lire aussi à ce sujet Georges Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, Hachette, 1981.

[8] Lewis Hyde, The Gift, New York, Vintage Books, Random House, 1979.

[9] Mauss, « Essai sur le don » (1923-1924), rééd. dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF (1950), 1991, p. 158-159.

[10] À une différence près : la relation entre les hommes est bilatérale, engendrant la justice en plus de la responsabilité, tandis que la relation avec la nature est unilatérale, engendrant seulement la responsabilité. Mais cette différence n’a pas d’incidence sur la démonstration qui vise à distinguer la réciprocité de l’échange.

[11] Soyons attentifs au paradoxe ! Tout ce qui s’oppose à la Parole d’union devenue totalitaire est déclaré le Mal. Mais si l’on se place du point de vue de la Parole d’opposition, il en va de même. Un tel aveuglement mutuel souligne à quel point les deux Paroles s’excluent : chacune prétend être seule capable de rendre compte de la vérité ; ce qui est proclamé libération chez l’une est déclaré asservissement chez l’autre, et réciproquement. D’une manière générale, toute personne qui agit au nom de valeurs constituées est devant un problème difficile face à la réciprocité. Ses références, souvent fétichisées dans un imaginaire particulier ou archaïque, doivent affronter la genèse de valeurs nouvelles par les jeunes générations. La Parole qui ne se réalise pas en termes de réciprocité, qui ne reproduit pas la réciprocité à son propre niveau, celui du langage, et qui se réduit à la signification de valeurs constituées, n’est pas créatrice de nouvelles valeurs.

[12] Le principe d’identité (A est A) implique l’exclusion du Contradictoire, mais c’est le deuxième principe, dit « principe de contradiction », qui l’explicite : Deux propositions contradictoires entre elles ne peuvent être vraies ensemble. Enfin, le principe du Tiers exclu précise que ce qui est exclu est ce qui est en soi contradictoire : si tous les possibles sont impliqués dans l’une ou l’autre de deux propositions contradictoires entre elles, il n’existe pas de tierce proposition entre ces contradictoires. Les logiques modernes impliquent d’innombrables valeurs mais souscrivent également toutes à l’exclusion de ce qui est en soi contradictoire. Ce qui est en soi contradictoire est la n+1ème valeur exclue des logiques à n valeurs. Il fallait par conséquent concevoir une logique du Contradictoire lui-même, ce qu’a proposé Stéphane Lupasco. Lire à ce sujet de D. Temple, « Le principe d’antagonisme de Stéphane Lupasco », Congrès International sur Stéphane Lupasco, Bulletin Interactif du CIRET, n° 13, mai 1998 ; rééd. dans Stéphane Lupasco : L’homme et l’œuvre, Monaco, éd. du Rocher, 1999.

[13] Cf. Temple et Chabal, op. cit. Lire aussi de D. Temple, « Raison et naissance de la réciprocité symétrique » (2009).

[14] John Rawls (1971), A Theory of Justice, (trad. fr. par Catherine Audard), Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987 ; et Justice et démocratie. Paris, Seuil, 1993.

[15] Charles Taylor (1989), Source of the Self : The Making of the Modern Identity, Trad. fr. Les sources du Moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998 ; et La liberté des modernes, Paris, PUF, 1997.


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