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mars 2019

La transition post-capitaliste III. Un programme transitionnel

Dominique Temple

8. UN PROGRAMME TRANSITIONNEL

1) La démocratie directe

La technologie moderne supprime les difficultés qui confinaient l’expérience de la démocratie directe aux petites communautés paysannes où le débat cessait d’être possible chaque fois que l’assemblée dépassait quelques centaines de personnes. La démocratie directe ne se soutenait que de relations de proximité. La communauté devait donc se dédoubler lorsqu’elle atteignait un certain seuil démographique. Le temps imparti à la transmission de l’information et l’altération du message par les aléas des circonstances rendaient difficiles la compréhension d’une situation donnée pour des communautés éloignées les unes des autres. Ces difficultés sont désormais éliminées par l’Internet parce qu’il distribue l’information simultanément sur toute la surface du globe en temps réel sans souffrir la moindre altération. Et tous les citoyens peuvent exprimer leur décision de façon quasi simultanée sur les questions qui leur importent ou qui sont décisives pour leur avenir. Ainsi, toutes les communautés du monde peuvent s’apercevoir qu’elles sont structurées par l’entraide, la réciprocité, simple ou collective, le partage, aussi bien pour le travail des champs que pour la construction de l’habitat ou l’aménagement de l’espace collectif. Toutes peuvent prendre conscience qu’elles accèdent au marché par la réciprocité généralisée, et la monnaie de réciprocité numérique n’est pas loin…

La réciprocité de l’information, à la base de la formation des concepts, n’est pas seule à être généralisée par l’Internet. Chacun retrouve la liberté de constituer avec autrui la relation de travail par laquelle il acquiert une citoyenneté puisque du point de vue de la formation de la valeur éthique son œuvre peut être appréciée comme équivalente à celle de tous les autres citoyens du monde.

Chacun peut également adhérer à la multitude pour décider de la destinée de la planète à propos des grands enjeux, lié par la solidarité, et il peut aussi constituer des réseaux de réciprocité conformes aux labels de son choix… Ainsi, la démocratie directe par la voie de l’Internet peut remplacer la démocratie indirecte.

2.) La propriété universelle

Tout le monde conviendra qu’une société incapable d’offrir à ses citoyens les conditions d’existence que lui offrait la nature (la gratuité des biens premiers) n’est pas digne d’être dite humaine. Ces biens, que l’on désigne de façon emblématique : l’air, l’eau, la terre, le feu, sont les ressources nécessaires à la vie des hommes. Ils étaient jadis en quantité inépuisable. Ils sont désormais en quantité limitée, de plus en plus exploités au profit d’une part restreinte des hommes, y compris au sein des sociétés les plus riches. Il est donc impératif qu’ils soient retirés du champ de la propriété privée et restitués à tous (la propriété universelle) : les ressources que la nature assure à l’homme dès l’origine ne peuvent être que partagées. En particulier, la vie ne peut être soustraite de la propriété universelle. La vie, en effet, est différenciation qui s’effectue par rapport à ce qui précède, ce qui se traduit par une complexification, mais nul ne peut anticiper la forme que prendra cette complexification. Autrement dit, il n’est pas possible de prévoir et donc de s’approprier le résultat d’une différenciation biologique, qu’elle soit le fait de la nature ou celui de l’artifice, par exemple le résultat des mutations génétiques naturelles ou artificielles.

Le raisonnement qui vaut pour les biens premiers distribués par la nature à tous les êtres vivants vaut aussi pour les biens créés par le travail des hommes en société. Une société qui ne permet pas à tous de bénéficier de ses propres inventions n’est pas non plus digne d’être dite humaine. Les biens de la société : l’éducation, l’enseignement, l’information, la protection sociale… doivent être partagés. De la même façon, le travail doit être restitué à son propriétaire et ne plus pouvoir être exproprié comme s’il pouvait être séparé de son auteur et de sa fonction sociale.

3) L’allocation universelle

Face à la privatisation qui conduit au travail forcé des plus démunis, le droit au travail et la liberté du travail exigent l’accès à ses moyens, c’est-à-dire une propriété sociale minimum. C’est l’objectif du dividende universel, de l’allocation universelle ou du revenu inconditionnel… Il s’agit de rendre à chacun les conditions d’autonomie qui lui permettent de refuser l’aliénation de sa puissance de travail dans des conditions inacceptables et de disposer de ses compétences en toute liberté pour les mettre au service de la communauté [1].

Proposée lors de la Révolution française par Thomas Paine comme un dû de la société à ceux qui n’avaient plus accès aux conditions de la vie naturelle, l’allocation universelle est conçue aujourd’hui comme un dividende universel. Les nantis s’y opposent parce qu’ils craignent non sans raison qu’elle ne soit utilisée pour combattre leurs privilèges ! Tout change lorsque l’on envisage les choses du point de vue d’une économie post-capitaliste. Il n’est personne qui, recevant les moyens de faire valoir ses dons et ses compétences, ne désire naturellement les faire fructifier [2].

L’allocation universelle dans une économie post-capitaliste doit alors être sans condition car elle est le préalable à ce que chacun puisse faire valoir ses dons. Seul le do ut des (je donne pour que tu donnes) permet à chacun d’investir librement ses compétences.

Le pouvoir de donner à son tour est la raison du droit à la réciprocité positive, droit de participer aux relations de bienveillance qui fondent le sujet en tant qu’humain en chacun des membres de la société.

4) La liberté du Travail

Le débat actuel sur l’allocation universelle et l’inaliénabilité de la propriété oppose les arguments de ceux qui sont pourvus ou se sont pourvus de la propriété et de ceux qui en sont dépourvus ou qui en ont été dépourvus. Les arguments des uns et des autres reflètent trop leurs intérêts de classe pour que leur discussion entre dans le cadre de cette analyse. La question de fonds semble cependant demeurer indécise. Si l’on distribuait la propriété de façon égale en la partageant entre tous, la liberté individuelle n’empêcherait pas que les uns s’en servent pour le bien de tous, les autres seulement pour le leur. Il n’est pas possible dans la ligne de cette réflexion d’ignorer que la liberté de l’homme, le premier des biens partagés, l’autorise à ne prendre en compte que son intérêt quand bien même celui-ci offense autrui. L’exemple du primat de l’égoïsme aujourd’hui est attesté au plus haut niveau et en des termes aussi radicaux qu’il est possible par la philosophe américaine Ayn Randt, par exemple, et approuvée par la majorité des citoyens dans de nombreux pays démocratiques. Pourquoi ?

La difficulté se retrouve au sujet de la définition du travail. Les uns pensent le travail comme la vie et sanctifient l’esprit d’initiative. Ils ont certainement en partie raison. La vie est une organisation dynamique de la matière dans laquelle la fonction génératrice de formes nouvelles de l’existence, l’anabolisme biologique, l’emporte sur la dépense d’énergie nécessaire à la transformation des formes anciennes en formes nouvelles, le catabolisme. Mais la vraie vie, celle qui définit l’humanité, est alors soumise à ceux qui se disent “plus vivants” que les autres et se nomment eux-mêmes les dominants, l’élite. Par travail, les dominés sont obligés d’entendre que la fonction productrice de leur vraie vie est décapitée de toute responsabilité politique. Ils ne sont plus à même de donner forme au futur de l’humanité, du moins dans sa définition plus humaine. Leur participation à la croissance du capitalisme doit se satisfaire du plaisir que procure l’accomplissement de qualités particulières, comme celle de l’architecte qui construit un pont ou un barrage passionné par la réponse qu’il peut apporter au défi de la nature mais sans connaître la raison économique du pont ou du barrage. En somme, la propriété ne se partage plus aisément comme lorsqu’elle signifiait la mise en valeur de la terre car elle n’est plus l’appropriation simple de la nature : elle est devenue celle de biens créés au sein d’une organisation complexe de la société, comme le dit Edgar Morin dans son discours sur la Méthode.

La question peut cependant être reformulée : le travail se définit-il par la vie ? Se confond-t-il avec la vie ? Le rapport de l’homme à la nature est appropriation par le travail, démultiplié de façon efficace par la technologie, de sorte que la nature est remplacée par l’industrie. Mais l’appropriation en question dépend aussi des relations des hommes entre eux car c’est la qualité de ces relations qui décide de l’apparition de leur conscience.

Dit autrement, aujourd’hui, l’humanité n’interagit plus avec la nature d’une façon naturelle. Si elle sait que la vie lui est nécessaire, elle se reconnaît une dynamique capable de s’affranchir des lois de la vie pour se constituer en liberté créatrice et s’auto-créer. Elle s’interroge sur les conditions de cette révélation mais elle comprend que la vie, tout aussi prolifique et généreuse soit-elle des formes nouvelles de son existence, est seulement une de ses conditions. Le rapport des hommes entre eux s’est révélé comme la matrice de leur conscience. L’appropriation de la nature est désormais ordonnée non seulement à la vie mais aussi à la conscience. Le travail humain, le travail réciproque est la clef de l’avenir car c’est lorsque l’on sait comment il produit la valeur, qu’on peut en faire le principe moteur de l’économie politique à bon droit.

Tout un chacun a le droit d’actualiser ses dons et ses qualités comme être vivant, mais il a également le droit de créer ce qui est plus spécifiquement humain en prenant connaissance des structures de production de la conscience.

C’est bien la société, la nôtre, plus précisément en Europe la société dite occidentale et tout entière, pas seulement allemande mais française, polonaise, hongroise, roumaine, espagnole, italienne, grecque et portugaise qui a opposé à la conscience issue de la révélation – révélation voulant dire une genèse spécifique –, la vie dont la conscience ne serait que l’ultime manifestation. L’idée a pris corps que l’énergie psychique serait inscrite dans la vie et plus précisément dans la génétique. Le racisme se doubla de l’épreuve de force entre la conscience interprétée comme pouvoir de la vie et la conscience interprétée comme révélation échappant à l’emprise de tous les pouvoirs. Est-ce que je dérive dans une spéculation philosophique ou dans une projection métaphysique ? Mais non, rassurez-vous ! Nous sommes en plein vingtième siècle et ce n’est pas si ancien que vous ne vous en souveniez pas, de ce siècle, le plus immonde de l’histoire universelle ! Le racisme et l’antisémitisme ne sont pas des fantasmes ni des spéculations métaphysiques mais bien la réalité de la génération qui nous a enfantés. C’est le réel, c’est la société. Je parle d’hier ? Mais hier est aujourd’hui ! Le pouvoir n’est il pas le seul enjeu des la compétition entre capitalistes ? Nous sommes les héritiers de ce legs : l’idée que le pouvoir puisse être l’enjeu de la vie en société.

Le pouvoir est plus que jamais omniprésent sans que personne n’ait réussi à dépasser la question de savoir comment il peut se justifier devant la conscience. La question demeure entière et elle transparaît sous les voiles de la bonne conscience car ses effets crèvent les écrans et sont partout saillants. L’humanité se débat toujours dans l’ignorance des conditions qui pourraient lui accorder un répit sinon la joie de créer le monde, du moins l’étonnement de devenir la conscience de celui-ci. Alors le travail ? Mais pour quoi faire ?

5) Le droit à la réciprocité

Si la dignité de l’être humain résulte de la relation de réciprocité, le droit à la réciprocité se heurte en fait au droit bourgeois. La bourgeoisie veille depuis toujours à ce que le salarié ne soit pas en mesure de négocier les conditions de son travail. Elle imposa d’abord que toute la plus-value se convertisse en profit capitaliste. Après la crise de 1929 et la Deuxième Guerre mondiale, elle consentit au prolétariat un bénéfice, mais à la condition que sa consommation contribue à la croissance du capital. Aujourd’hui, par la soumission de l’État au marché financier, elle s’assure que les initiatives de l’économie sociale ne jouissent d’aucune autonomie qui ne soit sous contrôle des intérêts du capital. La privatisation de la propriété conditionne toujours l’économie, et chaque crise se dénoue par le sacrifice du capital social au capital privé.

Néanmoins, le prolétariat a pu convertir une partie de ses rémunérations en prestations de réciprocité : les conventions collectives, le salaire minimum, la sécurité sociale, les allocations familiales, la retraite, la limite du temps de travail, les congés payés… Ces acquis doivent être dits par la Constitution irréversibles. Mais ils ne le sont pas, et ils deviendront de plus en plus précaires tant que ne sera pas levé le verrou de la privatisation de la propriété et reconnu le droit à la réciprocité.

La limite absolue au profit et l’allocation universelle sont comme le plancher et le toit de la maison commune dans laquelle le droit à la réciprocité permet à la société de produire les valeurs fondamentales de l’humanité : la liberté, la fraternité et l’égalité, promises formellement par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et qui sont le moyen d’échapper à l’abîme auquel conduit le capitalisme.

6) L’imminence de la société post-capitaliste

Nous avons dit que la valeur naît de la réciprocité. La valeur éthique devient valeur économique grâce à la justice. L’échange trouve d’abord sa place comme auxiliaire de la réciprocité. Lorsqu’il devient autonome, il convertit la liberté selon la Loi en liberté souveraine et motive une économie d’un type nouveau d’accumulation sans limite, et une nouvelle conception du pouvoir, le pouvoir économique. Le libre-échange, qui exige la privatisation de la propriété, détériore sa nature en détruisant la réciprocité qui la fonde. La privatisation enraye l’économie dans un rapport de force : l’exploitation du travail humain qui suscite un pouvoir économique qui prend le dessus du pouvoir politique et impose à la production et à la consommation ses impératifs de croissance.

Nous avons dit que la critique marxiste n’a pas remis en cause la rationalité qu’invoquait le libre-échange face à la sujétion imposée par la réciprocité primitive. La génération qui vient s’inquiète donc de savoir si la transformation ou le dépassement du système capitaliste est encore possible ou à quel prix ? Mais elle sait que toute proposition qui ferait table rase du système capitaliste entraînerait un tel chaos dans la part d’humanité qui lui est soumise que l’humanité tout entière s’exposerait à un danger aussi mortel que celui qui se dessine actuellement à son horizon : alors pourquoi ne pas laisser aux générations futures le soin de résoudre la difficulté lorsqu’il n’existera plus aucun espoir ni répit ?

On peut répondre que cette vision des choses attribue au capitalisme ce qui appartient au capital de l’humanité, et nous avons vu que le Philosophe distingue celui-ci, que l’on peut appeler patrimoine, de celui qui est accumulé sous une forme de pouvoir de domination sur autrui. Nous avons vu que la limitation du profit, l’allocation universelle, la restitution de la propriété à qui de droit et déclarée inaliénable assureraient une transition qui n’implique pas que l’on fasse table rase du passé… mais important aussi est de montrer que le passage d’une société capitaliste à une société post-capitaliste est possible sans frais.

Il convient d’abord de faire l’état des lieux et de se rendre compte que la réciprocité empirique, une fois libérée des contraintes de l’imaginaire et des aliénations qui l’ennoient, comme dit Polanyi, constitue un potentiel prodigieux. La volonté d’information peut libérer toutes ces forces paralysées par la jouissance passive d’une conscience endormie ou paresseuse. Si toutes les communautés du monde reconnaissaient la réciprocité de façon rationnelle, qui pourrait leur imposer l’esclavage, l’asservissement de la condition prolétaire ou une croissance aveuglée par le profit suicidaire ?

La société civile à l’intérieur même du système capitaliste est tout entière motivée par des activités de réciprocité, mais partielle ou empirique, qui mobilise néanmoins une part des potentialités humaines de chacun. Plus important encore, l’économie capitaliste ne peut survivre sans s’appuyer sur un appareil d’État qui lui assure le pouvoir, le commandement de la force et de la répression, alors que l’appareil en question est lui-même strictement régi par le principe de réciprocité. L’armée la première, la force publique, puis l’administration ne répondent pas en interne à l’offre et la demande : leurs prestations et leurs statuts sont évalués en équivalents de réciprocité et ne peuvent subir aucune altération par le libre-échange qui ne soit immédiatement dénoncée comme un dévoiement de leur raison d’être et sanctionnée par la loi ! Le capitalisme entend bien qu’il en soit toujours ainsi sous peine de se détruire lui-même car le pouvoir militaire libéré de toute obligation sociale et politique menacerait d’être plus décisif que le pouvoir monétaire pour accéder directement au pouvoir.

C’est peut-être à une impasse de ce genre que conduit aujourd’hui l’affrontement du capitalisme national et du capitalisme international. Mais pourquoi le service public demeurerait-il rivé au diktat du capital dès lors qu’il pourrait devenir lui aussi conscient de la raison supérieure qui lui intime la reconnaissance du principe de réciprocité comme sa propre loi ? L’État, c’est le peuple, mais c’est aussi la Loi.

Enfin, grâce à l’informatique, chacun est théoriquement en position révolutionnaire où qu’il se trouve, pour peu qu’il soit lucide et qu’il fasse l’effort d’interpréter sa situation non plus en termes d’intérêt pour lui mais en termes de réciprocité généralisée. Alors l’analyse de la situation n’est pas seulement motivée par la critique négative parce que celle-ci se double d’une critique positive.

Il faut dire que la première communauté de réciprocité universelle est la communauté scientifique. La seconde, la communauté écologique, et que toutes les sociétés humaines hormis l’actuelle société capitaliste sont des communautés de réciprocité. Il n’empêche que la communauté scientifique est inféodée à la société capitaliste et qu’elle ignore les fondements des valeurs éthiques et comment les produire. Et la communauté écologique ignore de la même façon ces fondements, tandis que les communautés traditionnelles ne subsistent qu’à partir de la reproduction de l’imaginaire dans lequel elles se représentent leurs valeurs. Ces imaginaires sont liés à des conditions primitives d’existence qui ennoient les structures de production des valeurs éthiques dans des situations en voie de disparition. La question est donc de reconnaître de façon scientifique les principes fondamentaux de la création des différentes valeurs humaines et quelles sont leurs structures de production afin de les produire à volonté et à bon escient. Comme toute valeur éthique se présente comme absolue, il est indispensable d’accorder à chacune d’elle un champ où elle puisse s’exercer comme la référence qu’elle prétend être. Ainsi de l’amitié, ainsi de la justice, ainsi de la liberté, ainsi de la responsabilité, et cela ne peut être obtenu que par la maîtrise des conditions de production et des structures de production de chacune d’entre elles.

Si l’on veut argumenter plus avant, on devra s’atteler à l’étude de l’évolution de la théorie de la connaissance et de celle de la conscience. On observera que la connaissance, reconnue comme obéissant à une logique dite d’identité afin de satisfaire la communication entre les hommes, emprunte ses signifiants à la nature physique et a incorporé la notion de contradiction et du mouvement dans une dialectique unidimensionnelle. La logique dialectique se trouve confirmée par une dynamique de la nature vérifiée par la science avec le principe d’entropie à partir de laquelle on a pu comprendre une grande part de celle-ci : la physique. Toutefois, est apparu dans le même XIXe siècle, la dynamique opposée, celle de la vie, et la logique s’est enrichie de la dialectique de la vie et du principe d’antagonisme. Le principe d’antagonisme laisse apparaître que l’équilibre des dynamiques antagonistes pourrait constituer une troisième polarité du devenir de la nature pouvant expliquer que ni l’une ni l’autre de deux dialectiques antagonistes ne puisse l’emporter sur l’autre et la faire disparaître. Cette interaction nécessairement en soi contradictoire échappe par définition à toute connaissance et seulement perçue de façon intuitive aux limites du connu scientifique comme par exemple dans la notion de vide quantique ou encore d’énergie psychique. Mais rien ne peut pour l’instant décider en quoi consiste réellement ce qui est en soi contradictoire. Néanmoins, le postulat que celui-ci est l’affectivité ouvre la porte à de très grands espoirs. Il est clair en effet que si le contradictoire est l’affectivité, la dialectique contradictorielle conduit immédiatement à ce que la réflexion de l’affectivité sur elle-même se conçoive et ne puisse se concevoir que comme la conscience affective par pure révélation d’elle-même, et que la présence au sein des dialectiques antagonistes de l’univers physique et biologique d’une part irréductible d’antagonisme installe au cœur de celles-ci une affectivité primitive qui peut devenir le sens de leurs représentations dans l’énergie psychique [3].

Lorsque la conscience reconnaît la tridialectique de la logique moderne, elle peut choisir entre les trois opportunités de celle-ci puisque les trois devenirs se connaissent mutuellement et que cette connaissance mutuelle est un horizon objectif de la conscience créatrice. De ce fait, la conscience connaît et sa vérité et son impuissance dont elle appelle l’actualisation pulsion. Si elle choisit de s’aliéner dans la jouissance des pulsions, elle s’adonne au plaisir plutôt qu’à la joie de la création. Mais qu’est ce qui donne tant de prix à la tentation des pulsions ? La curiosité ? L’impuissance de la conscience ? Le souci d’être soi absolument et donc d’exercer son pouvoir sans partage ? Et pourquoi la passion serait-elle mortifère ?

La joie de la création est précédée de l’effort de se porter aux limites de ce qui est déjà créé, et cet effort est parfois exigeant. Il est certes plus facile de jouir de ses pulsions que de créer du bonheur. Si la conscience affective et la conscience objective naissent toutes deux des relations de réciprocité, il suffit au libéralisme capitaliste de briser les relations de réciprocité qui sont à la base de l’esprit humain et de la construction de la société, d’atomiser la société pour que, faute de pouvoir définir une conscience commune à partir d’une réflexion avec autrui, les individus soient prolétarisés aussi bien dans leur travail que dans leur consommation et contraints à se référer à leurs seules pulsions pour ne pas être devant le néant. Ici, l’industrie des pulsions et la maîtrise de leur satisfaction devient la forme de la consommation de deuxième génération, comme l’intéressement du travailleur au bénéfice de l’entreprise est la deuxième génération de l’exploitation de l’homme au profit du capital.

La révolution sera certes douloureuse mais peut-être pas autant qu’on ne le craint dans les milieux de la bourgeoisie. La fin du capitalisme n’est pas nécessairement programmée dans la violence bien qu’elle ne puisse pas ne pas endeuiller les actionnaires du capital. Pourtant, pour eux-mêmes l’avenir n’est pas aussi sombre qu’il y paraît. Aussi mutilés soient-ils de la fonction symbolique, une fois libérés des chaînes du profit, de la névrose du pouvoir et des limites de la propriété privée, ils devraient recouvrer une dignité de citoyen à part entière. Leur quiétude sera même accompagnée du plaisir que leur procurera le soulagement d’une situation qu’ils savent combien elle peut les abandonner face à l’humanité et devant la mort dans un sentiment d’extrême dénuement. Aussi, les derniers des hommes peuvent être les premiers à vouloir faire face à la transition nécessaire à leur salut.

Beaucoup diront alors : « Mais la réciprocité, n’est-ce pas ce que nous pratiquons en tant que médecin, enseignant, dans le service public et dans nos commerces, comme dans notre production comme ouvrier ou chef d’entreprise ? ». Eh bien, dont acte : que ce ressort de la vie individuelle devienne celui de la vie publique !

La révolution est immanente, hors de l’emprise de tout parti ou de toute direction élitiste ou aristocratique : à la portée de chacun, en raison par la théorie de la réciprocité, en pratique par la révolution numérique. Chacun est en situation de changer les choses parce qu’il peut en un bref moment de réflexion modifier sa relation avec son prochain et s’assurer qu’elle obéisse à l’une des structures de réciprocité fondamentales de la société au lieu d’obéir à une relation déterminée par son seul intérêt. Et le plus tôt vaudra le mieux.

On répondra que si c’était si simple, il y a longtemps que cette métamorphose eut été accomplie par la société contemporaine : mais ce n’est pas si simple ! Cette métamorphose n’a pas été possible tant que la connaissance de la nature n’a pu dépasser certaines limites. Il a fallu, comme nous l’avons rappelé ici, les découvertes conjuguées de la physique la plus récente et de la biologie pour que seulement de notre temps il soit possible de lever les obstacles épistémologiques que nous n’avons pas hésité a évoquer au début et au cours de cette analyse. La physique et la biologie ont déjà franchi ce seuil. La philosophie politique et les sciences humaines doivent à leur tour le dépasser.

Un effort est certes nécessaire pour prendre en compte ces bases épistémologiques nouvelles : ce sont elles qui sont la garantie que les déductions auxquelles nous avons accordé crédit sont fondées. La science désormais offre l’accès aux domaines réservés jadis à la conscience affective. Dès lors, qui refusera de se donner les moyens d’être plus compétent pour explorer le domaine où il est permis de construire les valeurs universelles ? Reconnaître la logique de la conscience et pas seulement celle de ses représentations permet en effet de montrer que les structures sociales qui répondent au principe de réciprocité engendrent la conscience affective entre les partenaires de la réciprocité comme l’expression de l’éthique, le sentiment d’humanité.

La question qui peut encore paralyser aujourd’hui l’idée de changer le monde est « pour quoi faire ? ». Si l’on freine la dynamique de la vie qui assure la croissance, le progrès, le développement ou tout autre substantif de ce genre sur lequel chacun peut effectuer le transfert de son imaginaire, si l’on refuse que la raison soit mesurée par la physique et soumise à la seule jouissance du pouvoir, ne faut-il pas leur donner une autre finalité ?

Nous affirmons simplement que la réciprocité est la matrice de la conscience. Et si notre hypothèse est exacte, alors une révolution sans précédent est à portée de main : la maîtrise par la raison de la genèse des valeurs humaines.

C’est ici un seuil décisif pas seulement pour une génération mais pour l’évolution de l’Esprit. Si les productions artificielles des hommes forcent l’admiration, elles s’accompagnent d’une inquiétude devant leur extrême fragilité, tandis que lorsque l’on contemple la nature, la sensation inverse s’impose : bien qu’elle apparaisse aujourd’hui démembrée et souillée, sa puissance de régénération transparaît sous sa défaite apparente : il ne faut qu’une année nouvelle pour que la végétation recouvre des ruines et fasse resplendir un manteau de fleurs. On confond trop souvent aujourd’hui la catastrophe et la mort. La vie n’est pas en danger sur la planète du fait de la catastrophe. Celle-ci lui est au contraire utile. Elle fonctionne comme multiplicateur ou accélérateur de son dynamisme : elle précipite la fin des systèmes qui se complaisent dans leur jouissance et les obligent à se différencier davantage. La catastrophe déchaîne la naissance de tous les possibles. On doit même admettre que la vie ose précipiter la mort et la domestiquer pour accélérer sa renaissance et se dépasser sans cesse. Si la mort est ainsi programmée par la vie, c’est parce que par définition la vie est immortelle. Ce n’est donc pas la vie qui est en danger sur la planète terre.

Est-ce alors seulement la conscience ? Si la conscience a, comme l’assure la philosophie et comme nous le percevons au cœur de toute réflexion sur nous-même, l’affectivité pour origine, les découvertes récentes de la science nous révèlent que la conscience est aussi indestructible que la vie : l’affectivité, en effet, n’est pas seulement éprouvée dans nos sensations, nos sentiments, nos réflexions, elle apparaît au cœur de la nature, diffuse dans le monde végétal, concentrée dans le mouvement de l’animalité, et sans doute assurant la cohérence que l’on attribue en propre à tout être singulier, fût-il aussi infime qu’un atome. Elle est aussi immortelle que la vie, et peut-être vaudrait-il mieux la dire éternelle puisqu’elle ne peut être définie ni par l’espace ni par le temps. Si donc la conscience peut mourir en l’homme, cela ne signifie pas que sa source soit tarie et qu’elle meure à jamais dans la nature qui, bien au contraire, ne saurait que lui offrir d’autres moyens de s’accomplir.

Il y a peu de temps encore, la vie de l’homme était liée à celle du soleil pour des milliards d’années, mais en l’espace d’une génération cette espérance de vie s’est réduite à quelques centaines de milliers d’années, enfin elle est devenue une question plus qu’incertaine. Cette réduction fantastique de l’espérance de vie pour les générations à venir s’est accompagnée d’une profonde réflexion sur la responsabilité de l’homme vis-à-vis de lui-même et de la nature. Les chercheurs, les penseurs veulent trouver dans la nature les conditions objectives de la conscience et, à leur grande surprise, découvrent ses prémisses aussi bien dans les structures élémentaires de la matière psychique que dans les comportements sociaux des animaux.

Si, comme nous l’avons rappelé dans cet essai, l’affectivité est au cœur de tout phénomène de la nature et qu’elle peut se révéler à elle-même dans la relation de réciprocité, la matrice de la conscience peut être reproduite en d’autres occasions. Dès lors, la société humaine peut apparaître comme l’une des opportunités qui aura permis à la conscience d’éprouver ses compétences et de reconnaître ses limites, les imperfections qui l’accompagnent ou la détériorent, bref ses impasses.

Cette spéculation philosophique n’est-elle qu’une projection métaphysique ? Non. Le XXe siècle n’est pas si ancien que l’on ne puisse se souvenir de la tragédie à laquelle l’humanité tout entière a été confrontée ! La contradiction entre la force et la conscience, entre le pouvoir et la création, est l’épreuve de notre génération. Le sort de l’humanité demeure indécidé.

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Notes

[1] D. Temple, , « L’Allocation universelle » (1998) et publié sous le titre « L’allocation universelle est un don nécessaire » sur le site du Mouvement Français pour un Revenu de Base [https://www.revenudebase.info/] (4 avril 2013).

[2] D. Temple, Commun et Réciprocité, Essai critique sur le Commun (à partir de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014)), Coll. « Réciprocité », n° 1, 2017.

[3] D. Temple, “Un nouveau postulat pour la philosophie” (2011), publié dans la Collection « Réciprocité », n° 10, France, 2018.


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