Ce texte se réfère principalement
aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

Répondre à cet article

février 2008

1. La redistribution selon Marshall Sahlins

Dominique Temple

Introduction

Dans la préface des éditions françaises de l’ouvrage de Marshall Sahlins, Stone Age Economics [1], Pierre Clastres écrit :

« Il nous enseigne ou nous rappelle que dans les sociétés primitives, l’économie n’est pas une “machine” à fonctionnement autonome : impossible de la séparer de la vie sociale, religieuse, rituelle, etc. Non seulement le champ économique ne détermine pas l’être de la société primitive, mais c’est bien plutôt la société qui détermine le lieu et les limites du champ de l’économie. Non seulement les forces productives ne tendent pas au développement, mais la volonté de sous-production est inhérente au Mode de Production Domestique. La société primitive n’est pas le jouet passif du jeu aveugle des forces productives, elle est au contraire la société qui exerce sans cesse un contrôle rigoureux et délibéré sur sa capacité de production. C’est le social qui règle le jeu économique, c’est, en dernière instance, le politique qui détermine l’économique. Les sociétés primitives sont des “machines” anti-production » [2].

Machines d’anti-production ou machines de sur-consommation ?

Si cette introduction a le mérite de résumer clairement une thèse classique, il faut cependant rendre justice à Marshall Sahlins, car affirmer que les forces productives des sociétés de redistribution ou de réciprocité ne tendent pas au développement, ou encore que la volonté de sous-production est inhérente au mode de production domestique, paraît une extrapolation bien rapide de ses idées.

Tandis que Clastres désigne la société primitive comme une machine anti-production, Sahlins la décrit comme un système où la redistribution organise la production et voit là un principe de développement “diamétralement opposé à celui du système capitaliste”.

Les forces de production n’ont pas le monopole du pouvoir et la dynamique du développement peut tout aussi bien être déterminée par la consommation que par la production : il serait extrêmement difficile de privilégier la force propre de l’une ou de l’autre par la théorie. La critique de l’économie politique constate que la production est effectivement déterminante dans les systèmes d’échange et de concurrence, mais il n’en est pas de même dans les systèmes de redistribution et réciprocité où, bien au contraire, c’est la consommation qui détermine la production. Plutôt que d’être des “machines anti-production”, ce sont des “machines” – si l’on veut – “de sur-consommation”.

Ainsi, le fait que la production puisse être sous-production par rapport à la demande n’implique donc pas que les forces productives ne soient pas intégrées dans une tendance au développement et ne participent pas à la croissance économique selon les lois déterminées.

Représentation politique et relations économiques dans les sociétés de redistribution et réciprocité

Ce n’est donc peut-être pas la société qui dans les systèmes de redistribution et réciprocité exerce un contrôle “délibéré” en vertu de quelque mystérieuse sagesse ou de sur-conscience politique sur sa capacité de production mais des lois inhérentes à la croissance économique déterminée par la redistribution. S’il paraît évidemment vraisemblable que nulle part la société ne soit “un jouet passif des forces productives”, nulle part la société ne semble capable, en sens inverse, de déterminer le lieu et les limites du champ économique de façon “délibérée”. Plutôt qu’ils ne laissent imaginer une arbitraire “volonté” de “sous-production”, les travaux de Marshall Sahlins font apparaître une détermination de “sur-consommation”, et c’est en dernière instance l’économique qui “déterminera” la “politique” pour autant que la redistribution et la réciprocité soient des expressions de la consommation et de la production communautaire et à ce titre des catégories de l’économie politique.

Avant Marx, l’économie politique des sociétés occidentales se confondait pour l’essentiel avec leurs idéologies, voire un fétichisme politico-religieux. Elle s’est constituée en science en particulier lorsque la critique de Marx a permis de séparer l’objet de l’analyse des formes de sa représentation. Et il suffit, pour autoriser de nouvelles recherches, d’envisager que le champ économique des sociétés de redistribution et réciprocité ne soit pas confondu a priori avec celui des systèmes d’échange et de concurrence de nos sociétés.

Bien entendu, les catégories économiques du système capitaliste sont elles totalement inadéquates pour traduire la réalité des systèmes de redistribution et réciprocité, que ces catégories soient marxistes ou non, en particulier la catégorie de l’échange ! Mais prétendre que les catégories marxistes font faillite sur les procès de redistribution, c’est énoncer un procès d’intention car ce n’est pas leur caractère de marxiste qui est en cause mais leur appartenance au système critiqué par Marx, c’est aussi l’aveu de privilégier des catégories non-marxistes appropriées au même système et dont on voudrait qu’elles soient plus efficaces, aveu idéologique, lui, leur échec est une double justice.

Il faudrait au fond faire la Critique de l’Économie Politique de réciprocité et redistribution comme Marx a fait celle de l’Économie Politique d’échange et de concurrence. Et il apparaîtra notamment que si ces sociétés ont des caractères religieux, culturels, etc., fort différents de ceux des sociétés organisées selon l’échange et la concurrence, ces caractères n’en sont pas moins significatifs de leurs rapports économiques.

« L’échange primitif – et c’est là un de ses traits distinctifs – s’attache en règle générale plutôt à la distribution des produits finis au sein du groupe, et non pas, comme l’échange marchand, à l’acquisition des moyens de production » [3].

Ce trait caractéristique permet à Sahlins d’interpréter le centre d’un système de redistribution comme le lieu privilégié où convergent différentes relations de réciprocité et où chaque protagoniste peut donc déposer certaines de ses richesses pour s’en procurer d’autres. La redistribution apparaît ainsi comme une mise en facteur de nombreuses relations de réciprocité.

Pour Sahlins, le fait que la redistribution intéresse essentiellement des produits finis indique que la redistribution a une fonction primordiale que Malinowski avait déjà reconnue et qu’il rappelle donc en citant cet auteur :

« Je pense que nous trouverions que les relations entre l’économique et le politique sont constantes de par le monde. Partout le chef tient le rôle de banquier tribal ; il rassemble la nourriture, l’entrepose, en assure la garde, puis en dispose au profit de toute la communauté. (Malinowski, 1937, pp. 232-233.) » [4].

Quant aux “pratiques d’entraide dans la production”, elles ne dépendraient – selon cette interprétation – que du “contexte” de la redistribution. C’est parce que la redistribution instaure l’unité collective que la production s’organiserait dans l’intérêt de tous.

Si la production collective est organisée par la redistribution, ce ne serait donc pas à cause d’une relation immédiate entre la redistribution et la production, cette inféodation de la production à la redistribution ne serait qu’une conséquence de la “centricité”, pour employer une expression de Polanyi [5], instaurée dans les relations de réciprocité par la fonction de rassemblement de la redistribution. Elle serait due à ce que la redistribution serait “une forme d’organisation des conduites de réciprocité”.

Ainsi, nous sommes renvoyés à la réciprocité qui selon Sahlins ne fait intervenir que des relations d’échanges symétriques pour des produits finis, des valeurs d’usage et des biens de consommation.

Avant d’analyser le concept de réciprocité proposé par Polanyi, nous voudrions préciser ce rôle si important de la fonction de la redistribution que Malinowski désigne sous l’expression de “banquier”. En effet, le rôle de banquier, pour un chef indigène, n’exclut pas celui d’actionnaire (pour rester dans la terminologie de Malinowski). L’observation des sociétés indigènes montre que l’homme dont la production est la plus efficace et qui de ce fait dispose des plus larges possibilités de redistribution reçoit l’allégeance des bénéficiaires. Autrement dit, pour être banquier, il faut d’abord être chef, et pour être chef, il faut redistribuer plus que les autres.

Cette précision nous laisse entrevoir que la redistribution ne peut se définir seulement comme l’organisation des relations de réciprocité, et que la fonction de banquier ne rend pas assez compte de ce que l’on pourrait appeler la genèse de la redistribution. Cette genèse fait intervenir une origine de la redistribution différente de celle à laquelle renvoie la fonction d’organisation des conduites de réciprocité. Le principe selon lequel “est redistribué collectivement ce qui est produit collectivement” ne dépend plus de l’unité introduite par une généralisation et une centralisation des relations de réciprocité mais dépend dès l’origine du principe de redistribution  (lire la définition) . La redistribution contraint à une réciprocité productive.

*

Haut de page

Répondre à cet article


Notes

[1] SAHLINS, Marshall. (1972) Stone Age Economics. Trad. fr. : Âge de Pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, 1976.

[2] Pierre CLASTRES. In Marshall SAHLINS, Âge de Pierre, âge d’abondance, op. cit., Préface pp. 28-29.

[3] Ibid., p. 239.

[4] Ibid., p. 242.

[5] POLANYI, Karl & C. ARENSBERG. Trade and Market in the Early Empires, Economics in History and Theory. New York : The Free Press, 1957.


Répondre à cet article