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novembre 2012

Contribution à l’interprétation de la valeur selon l’économie politique d’Aristote

Dominique TEMPLE

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Aristote n’a pas l’intention de présenter dans l’Éthique à Nicomaque un traité des valeurs morales car, dit-il, cela a été fait de nombreuses fois par ses prédécesseurs. Il cherche plutôt à préciser quelles sont les actions qui permettent à l’homme d’acquérir ou de se prévaloir de valeurs morales. Il constate que toute valeur morale est le juste milieu entre deux contraires et il précise que ce juste milieu (mesotes) n’est pas un intermédiaire ou un mélange de deux extrêmes mais un troisième contraire puisque opposé aux deux autres (le courage, par exemple, est le juste milieu entre la couardise et la témérité mais s’oppose autant à l’une qu’à l’autre). Mais il est impossible de rendre objectifs ou de mesurer l’un ou l’autre des contraires en question puisqu’il s’agit de consciences affectives et subjectives, et a fortiori de quantifier quelque valeur morale que ce soit, à une exception près parce que l’une d’elles peut être circonscrite par une relation logique : la justice  (lire la définition) .

La justice fait nécessairement appel à autrui et elle institue le juste milieu entre donner trop et pas assez par l’égalité (isotes), une égalité qui se mesure par la répartition de biens matériels grâce au partage (metadosis). Voilà donc une valeur (aretê), la justice, qui devient tout à coup concrète, et sa condition, l’égalité, est le modèle d’une relation systémique : la réciprocité, matrice de toutes les autres valeurs. Selon un vieux proverbe : « La justice est la mère de toutes les valeurs ». On en déduit la loi (nomos) que devra respecter la société, et la monnaie qui la représentera, un sceau, qui garantit un pacte et qui tient sa valeur de la loi.

Quelle sera l’égalité de référence ? Le travail, comme pour Smith ou Marx… mais tel qu’il est motivé par le besoin (chreia) d’autrui. Le travail d’un cordonnier vaut le travail d’un forgeron, le travail d’un berger celui d’un agriculteur, et le travail d’un architecte celui d’un médecin. Les relations de réciprocité entre les uns et les autres apparaissent alors égales ou inégales, égales entre paysans, égales entre artisans, inégales entre l’architecte et le maçon ou entre le médecin et le paysan… mais cette inégalité est trompeuse. En réalité, elle permet de compenser le fait qu’en devenant architecte ou magistrat, on perd son autonomie et la capacité de survivre par ses propres moyens. Le magistrat doit donc recevoir une compensation, un salaire, et son travail s’ajoute à ce qui lui est nécessaire pour lui permettre d’assurer sa fonction. Il vaut en somme le double du travail du laboureur [1]. De là une hiérarchie car le magistrat occupe un statut supérieur à celui de l’artisan, ou l’architecte au maçon. La valeur est le travail, mais non pas le travail devenu marchandise dans le cadre du libre-échange, le travail salarié de l’ouvrier dans un système où la privatisation de la propriété assure au plus fort la maîtrise des moyens de production et oblige le perdant à vendre sa force de travail et non le fruit de son travail. Marx observait que dans l’Antiquité il existait un autre rapport de production que le salariat, et qu’il était impossible de définir la valeur du travail comme valeur d’échange. Il croyait à partir d’une fausse interprétation de l’Éthique à Nicomaque qu’Aristote n’avait pu apprécier la forme de la valeur d’échange parce que le travail n’était pas réifié en marchandise et qu’il était soumis à la condition de l’esclave [2]. Pourtant la condition de l’ouvrier (thète) était connue en Grèce et opposée comme celle du citoyen libre à celle de l’esclave. Mais c’est l’échange lui-même qui était récusé au bénéfice de la réciprocité. Homère considérait déjà la condition du citoyen contraint d’échanger son travail (thète) comme plus infamante encore que celle de l’esclave. La pratique de l’échange était confiée aux non-citoyens… aux commerçants, aux étrangers et aux esclaves. À Sparte, plus radicalement, un citoyen surpris avec de la monnaie d’échange était passible de la peine de mort. Et l’on ne voit pas comment l’on aurait pu construire une forme de la valeur (la valeur d’échange) à partir d’une pratique dont on constatait qu’elle ne créait aucune valeur.

Aristote néanmoins distingue deux formes d’échange : l’échange inféodé à la réciprocité, et l’échange libéré de la réciprocité à l’origine de l’accumulation capitaliste. Il analyse le développement de l’intérêt privé et du libre-échange jusqu’au monopole et à la spéculation dénonçant le profit parce que privé de dimension éthique.

Lorsque l’empire chrétien succède à l’empire romain, le mode de production qui correspond au partage aristotélicien (modalité de réciprocité binaire collective  (lire la définition) d’une cité démocratique) cède la place à un mode de production défini par une autre modalité de la réciprocité, la réciprocité ternaire centralisée  (lire la définition) , la redistribution. Lorsque la Parole d’union  (lire la définition) (la parole religieuse) l’emporte sur la Parole d’opposition  (lire la définition) (la parole politique), la “loi” de la cité politique et démocratique devient la loi “divine”. Les valeurs créées par la réciprocité de partage ou de marché (la liberté, l’amitié, la responsabilité, la dignité, la justice…) sont remplacées par d’autres valeurs “religieuses”.

Au cours de l’Histoire, c’est sans doute une conjonction de facteurs économiques – parmi lesquels le développement des forces productives (l’artisanat) et de dynamiques sociales particulières (les corporations) qui permit à l’échange de se libérer de la tutelle de la réciprocité provoquant un changement du sens de la valeur : la science et la technique qui révélèrent les relations objectives entre les choses, la route des Indes qui multiplia la monnaie d’échange entre les commerçants, la dénonciation des aliénations de la réciprocité dans le prestige ou l’honneur, la répudiation de la sujétion au profit du libre-arbitre, l’avantage productif du salariat sur l’esclavage, etc., contribuèrent à ce que la valeur d’échange (valor) se substitue à la valeur de réciprocité (aretê).

Selon Sylvain Piron [3], le renversement de sens de l’économie se serait fait en deux temps, le premier se situant autour du XIe siècle comme le montre l’interprétation biaisée des conceptions d’Aristote qu’en donnent les commentateurs à partir d’Albert le Grand. À cette époque, les artisans échangent leurs services en fonction de la complémentarité des choses entre elles, établissant ainsi des rapports objectifs même si leur appartenance à un système de redistribution impose le primat de la communauté sur leur intérêt privé et si la rémunération des activités productrices obéit encore à la justice instituée par le rapport des statuts entre eux. Là, déclinerait la motivation de l’économie par la satisfaction des besoins réciproques tandis que s’amorcerait la priorité du profit. Peut-être le fait que le marché de réciprocité  (lire la définition) ait été longtemps marginalisé par le pouvoir religieux est-il également pour quelque chose dans le développement de l’échange. L’échange aurait permis de réhabiliter l’individuation refoulée (et aussi la survie de ceux qui étaient exclus de la communauté humaine par l’absolutisme religieux. Celui-ci ne condamnait-il pas des peuples entiers à la géhenne ?). D’où, puisque la théorie du libre-échange n’existait pas encore, le recours à l’économie politique aristotélicienne, mais également l’obligation de la modifier jusqu’à la dénaturer pour la faire correspondre à la nouvelle configuration des forces productives.

Dans un deuxième temps, à partir du XVIe siècle, le travail est libéré de toute obligation communautaire, et l’échange direct entre les uns et les autres en fonction de leur intérêt – désormais tributaire du rapport des choses entre elles – se déploie sans aucune obligation éthique.

La notion de valeur, qui s’est d’abord émancipée de la réciprocité pour rendre compte d’un rapport entre les choses, a finalement cessé de mesurer ce rapport des choses en fonction des services rendus des uns aux autres pour le mesurer en fonction des services exigés des uns par les autres, et cela à partir du moment où s’instaure la propriété privée.

Au XVIe siècle, les conseillers flamands de Charles Quint disaient : “un nègre vaut quatre indiens”. Si le travail d’un “indien” vaut 2, le salaire de subsistance 1, le profit dû à l’exploitation d’un “nègre” est 7 fois plus élevé que le profit dû à l’exploitation d’un “indien”, d’où la polémique sur la répartition des “indiens” et la traite des “nègres”. Bartolomé de Las Casas prétendait que la sujétion à Dieu (son Dieu) était une libération de l’esclavage antique par l’intégration à une communauté de réciprocité selon la modalité de la communion. Cette sujétion se traduisait par un tribut personnel ou relayé par les autorités indigènes fixé par le centre de la redistribution, le roi. Las Casas avait plaidé avec succès la sujétion directe des “indiens” à la reine très catholique Isabelle car il voyait dans l’encomienda (la “répartition”) une soustraction à ses prérogatives divines au bénéfice d’usurpateurs qui soumettaient la loi à leur profit. Mais les “conseillers flamands de Charles Quint” firent valoir que les “indiens” demeureraient sous la tutelle des répartiteurs, qui eux faisaient allégeance, et précisèrent qu’ils entendaient l’encomienda (la répartition) non seulement comme une relation de sujétion mais comme une relation d’exploitation du travail. Cette notion nouvelle s’éclaire par rapport à celle de la traite dès lors qu’on peut évaluer le travail d’un “nègre” à quatre fois le travail d’un “indien”. Ils soutinrent que les “indiens” n’avaient pas la notion de travail, car ils vivent en communauté, et que s’ils étaient réduits à la conditions salariale par la privatisation de leurs territoires au nom des colons, le tribut payé par les répartiteurs serait nettement supérieur à celui que pouvait consentir l’“indien”. La relative perte de contrôle direct du roi était la condition d’un essor de la production à l’avantage de l’État car, dès lors, les colons pouvaient accumuler pour leur compte une masse monétaire à la disposition du roi sous deux formes : tribut et prêt. Le mot valeur acquit un sens nouveau à partir de la force de travail du “nègre” [4]. Mais plus précisément, c’est la forme de la valeur qui a modifié le sens de la valeur.

Marx nous a appris à dissocier la valeur produite par le travail, de la forme de la valeur, c’est-à-dire de la définition que prend la valeur dans le système de production choisi par les hommes qui décident de vivre ensemble. Dans le système qu’il étudie, le système capitaliste, la forme de la valeur impose comme définition à la valeur la forme de la valeur d’échange, car en effet le travail lui-même ne se conçoit plus que dans le cadre de son échange. Mais dans une autre répartition des rôles de chacun vis-à-vis de chacun, la forme de la valeur sera forcément différente : dans un système de réciprocité, la forme de la valeur permettra de définir la valeur comme valeur de réciprocité.

Que Marx n’ait étudié qu’un seul type de distribution (l’échange) se doit à ce qu’il s’inquiète essentiellement du système capitaliste, et si l’on veut étudier la production ou la consommation dans d’autres systèmes, il faudra d’abord se préoccuper des lois sociales de ces systèmes. Les lois de la distribution sont différentes selon les sociétés du fait que le principe de réciprocité se traduit par des structures de production différentes : par exemple, la structure de réciprocité binaire collective conduit au partage, la structure de réciprocité ternaire centralisée conduit à la redistribution, la structure de réciprocité ternaire généralisée conduit au marché (de réciprocité). Ces structures de production sont antinomiques entre elles mais elles peuvent être associées lorsqu’il leur est attribué institutionnellement des territorialités propres, séparées par des interfaces grâce aux constitutions.

Il semble clair que si l’on ne tient pas que l’égalité entre les choses se rapporte au sentiment de justice il ne soit pas possible de concevoir cette égalité autrement que comme un rapport de forces. Mais alors que signifie le mot valeur ? Une quantité de force de travail ou de travail qui se traduit par la force (monétaire ou militaire), le pouvoir de domination des uns sur les autres. Un pouvoir qui peut se mesurer par la force au lieu de se mesurer par l’égalité des choses partagées nous conduit à une motivation plus décisive : la jouissance, car le pouvoir est jouissance. La forme de la valeur dans le système capitaliste est le pouvoir des uns sur les autres, la forme de la valeur dans les systèmes de réciprocité est le pouvoir de servir les uns les autres, et ce n’est pas à la jouissance que conduit une telle contrainte mais au bonheur qui exige donc le sacrifice fut-il symbolique (la castration biblique) de la jouissance du pouvoir des uns sur les autres. Et cette antinomie, le Philosophe l’a crue résolue car il y va de la définition de l’être humain par la conscience (la nature humaine) ou par la force (la nature) qu’il réprouve pour ne pas être humaine.

Dans le système capitaliste, la forme de la valeur est désormais la valeur d’échange. Le travail est l’objet d’un rapport de forces qui lui impose pour définition celle de valeur d’échange. Le travail est alors appréhendé de deux façons : tel que le propriétaire se l’attribue et telle que le propriétaire l’impute au travailleur en tant que salaire. On peut dire que le travail du salarié a deux valeurs, une valeur d’échange qui se définit par le salaire de subsistance et une valeur d’usage qui se traduit par le profit. Cependant, le propriétaire ne peut quantifier pour autant le travail de façon arbitraire et augmenter son profit à sa guise car la valeur d’échange est relative à la liberté des échanges. Comment se détermine donc cette forme de la valeur qui autorise son accumulation ? Elle est normalisée si et seulement si le marché est libre, c’est-à-dire en régime de concurrence, laquelle relativise le profit. La baisse tendancielle du taux de profit qui en est la conséquence conduirait à l’annulation du profit si la propriété des moyens de production, l’accumulation du capital, n’y faisait contrepoids ; tendance qu’il faudra relativiser à son tour sinon la concurrence serait étouffée par le monopole. Les lois anti-monopolistiques permettront à la concurrence de maintenir la tension nécessaire à la croissance du profit. En régime de concurrence, la production industrielle permet de reprendre sur le nombre ce qui est perdu sur l’unité, ce qui conduit à la surproduction, mais cette nouvelle limite sera surmontée par la conversion d’une part des profits en pouvoir d’achat des masses. La consommation pourrait conduire à réduire la dépendance du salarié. Cette nouvelle limite sera à son tour dépassée, la consommation des masses n’étant motivée que pour autant qu’elle est productive et non pas productrice selon les besoins des salariés, car si elle était productrice elle entrerait en contradiction avec la production consommatrice capitaliste [5]. Il n’y a de progrès social au sein du système capitaliste que sous condition d’assurer la promotion du capital. Le salarié qui voudrait contraindre l’État au respect des citoyens (la déclaration des droits… les garanties… l’économie sociale…) ne peut construire de relations de réciprocité que de façon défensive. Le lien social dans la société capitaliste est un lien minimum.

Mais les paradoxes n’en finissent jamais : aujourd’hui l’entreprise capitaliste considère le lien social à l’intérieur de l’entreprise comme utile pour dynamiser la production. Le capitalisme intègre les valeurs éthiques dans la mesure où elles peuvent le servir : comme le montre Frédéric Lordon [6], l’économie libérale se sert des découvertes freudiennes du désir et du manque, et opère par effet de levier sur les affects des salariés. La peine est utilement associée au salaire minimum, de façon que le soulagement de celle-ci, qui procure un plaisir, soit associé à un salaire supérieur ou aux égards qui accompagnent ce succédané d’une promotion sociale. L’extrême hiérarchisation des salaires démultiplie à la fois le désir d’échapper à une situation inférieure et l’ambition d’accéder à un rang supérieur. Dans l’organisation du système capitaliste, la hiérarchie a supplanté le patronat afin d’intégrer le cadre à la promotion de l’entreprise comme précédemment le salarié à la production consommatrice [7].

Dès l’Éthique à Nicomaque, apparaissent trois pôles de l’économie.

Le premier est celui de l’économie de libre-échange… L’échange garantit la satisfaction des besoins objectifs des individus selon leurs intérêts propres. La réciprocité en fait, certes, tout autant mais à partir du besoin d’autrui. Pourtant cette inversion n’est pas significative ; elle n’a de sens que si elle s’articule sur la seconde fonction de la réciprocité qui est d’instituer entre les hommes ce qu’Aristote appelle le propre de l’homme, et que les sociologues aujourd’hui évoquent sous le nom de lien social  (lire la définition) , du moins lorsqu’ils définissent le lien social comme justice ou solidarité. Aristote condamne l’économie capitaliste et ne lui accorde pas le pouvoir d’instituer quelque valeur que ce soit.

Le second est celui de l’économie d’échange dépendante de la philia (ou encore de la charis), c’est-à-dire respectueuse des statuts sociaux. Que traitant de l’échange du point de vue de la philia, c’est-à-dire à partir de la valeur telle qu’elle est constituée dans un mode de production ordonné par la réciprocité, Aristote ne parle pas de la valeur d’échange ni même de la valeur, dans le livre V de l’Éthique à Nicomaque réservé à l’échange, et qu’il ne propose pas une théorie de la valeur d’échange, est donc tout à fait cohérent. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne propose pas une théorie de la valeur. Les autres livres de l’Éthique à Nicomaque y sont consacrés. La valeur y est rapportée à la forme de la valeur qui résulte du fait que le travail est intégré dans des structures de production instituées par la réciprocité. La valeur (aretê) devient alors valeur de réciprocité  (lire la définition) .

Le troisième est donc celui de l’économie de réciprocité  (lire la définition) , l’économie aristotélicienne proprement dite où la réciprocité est la matrice d’une valeur que l’on ne pourrait traduire que comme vertu morale si Aristote n’avait réussi à traduire cette vertu en termes matériels satisfaisant les besoins des hommes et à en faire la valeur de réciprocité. La question du rapport de l’échange à la réciprocité, celle du rapport de la valeur à la justice, comme celle du rapport de la monnaie à la loi, dans le chapitre V du livre V de l’Éthique à Nicomaque publié en grec [8] qui est désormais à la disposition de tout le monde.

Mais, aujourd’hui, que reste-t-il de ces trois pôles de l’économie.

L’économie de réciprocité est tout entière passée sous silence, et si nul ne prend en compte la genèse des statuts sociaux, ou la genèse des valeurs dont ils sont les garants, on étudie par contre volontiers leur incidence sur l’économie capitaliste au moment de leur intégration à la mondialisation des échanges. Et puisque le système capitaliste est un système de forces concurrentes entre elles, il est logique que les statuts sociaux soient aussi envisagés comme des forces permettant de modifier les relations de libre-échange.

Pierre Bourdieu, par exemple, interprète le recours au statut comme une stratégie pour s’acquérir une position dominante dans la lutte des intérêts. Il va jusqu’à nier qu’il puisse y avoir d’autre raison à la réciprocité que de s’attribuer une position de force. Dans le même sens, Amartya Sen pense que les statuts acquis par différents groupes sociaux dans les sociétés dites “émergentes”, leur confèrent une position favorable lors de leur intégration au système capitaliste.

Paul Jorion [9] pense au contraire que les valeurs instituées modifient les raisons de l’échange au bénéfice de l’éthique. Dans le même sens, Elinor Ostrom défend l’économie communautaire en montrant que libre de toute contrainte capitaliste elle a pour but naturel la philia.

Dans tous les cas, les valeurs éthiques sont considérées comme données a priori, comme si les hommes reconnaissaient une définition de la valeur fixée par la coutume. Non sans raison : comme nous le rappelle l’échec d’Adam Smith à construire une économie sur la sympathie, le sentiment échappe à toute mesure. On en a conclu que ce serait donc au politique d’imposer ses conditions sociales à la production économique matérielle. Mais puisque le sentiment de la valeur est purement affectif et absolu, le politique peut légitimer des rapports de forces aussi radicaux que le système capitaliste pour le pouvoir nu. D’où les sanglants conflits dans lesquels ils nous plongent jusqu’à aujourd’hui [10].

Les capitalistes ont aussi compris qu’il était possible de mobiliser les valeurs éthiques au service du capital. De surcroît, ils ont observé que les structures de réciprocité insérées dans l’entreprise pouvaient engendrer des valeurs morales utiles pour le développement de leurs entreprises. Ils sont les premiers à avoir compris que la réciprocité était le principe de la genèse des valeurs. L’impasse devient alors une impasse aveugle car la réciprocité est utilisée pour créer des valeurs dans un intérêt privé qui les retourne contre la réciprocité ordonnée au Bien commun. On ne peut détruire l’impasse que si l’on sait comment s’engendrent ces valeurs, et si par cette connaissance il devient possible à chacun de comprendre les raisons d’autrui.

L’économie de réciprocité généralisée  (lire la définition) dispose-t-elle de bases sociologiques suffisantes pour faire face à l’économie de libre-échange ? Sans doute vaudrait-il la peine de répertorier toutes les prestations qui sont de son ressort, mais elle est dépourvue de bases rationnelles qui permettent de mesurer la qualité du travail humain et de définir le travail humain de façon égale. Est-il pour autant légitime de se contenter de la raison utilitariste, et de ne compter le travail humain qu’en termes de forces ?

Dès l’instant où l’on élargit la compétence de la raison en la dotant d’une logique plus générale, il est possible d’envisager la production des valeurs humaines à partir des structures ou systèmes de production qui obéissent au principe de réciprocité. Mais comment faire le lien avec les biens matériels, qui eux répondent à la notion de force sans les édulcorer ou altérer leur rapport ? C’est la relation de réciprocité ternaire généralisée, la relation de marché de réciprocité, qui permet d’engendrer à la fois le juste et l’égalité entre les choses (et donc la relation du juste avec le prix).

Cette économie de réciprocité est-elle d’actualité ?

Nous observons une accélération sans précédent de ce que Marx appelait le développement des forces productives. L’information, matière première de la pensée productrice, énergie psychique du travail pensant (“vivant” selon l’expression de Marx) s’affranchit de tout pouvoir, de toute tutelle, ce qui veut dire que les “forces productives” pour employer le langage marxiste entrent en contradiction totale avec les rapports de production capitalistes. En termes plus concrets, pragmatiques et précis, la révolution numérique crée des rapports de réciprocité immédiats et généralisés à tous les niveaux de la production.

Que l’économie dite “naturelle” par les capitalistes parce que définie comme rapports de forces se défende bec et ongles comme tout système biologique en péril est inévitable. Mais que l’économie naturelle au sens aristotélicien, c’est-à-dire conforme à ce qui définit l’humain, la conscience, se déploie victorieusement parce qu’elle échappe désormais à tout pouvoir de domination, est irréversible. Nous vivons en direct la fin du système capitaliste et la naissance d’une société libérée de l’exploitation de l’homme par l’homme.

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Notes

[1] Le magistrat est supérieur à l’architecte comme l’architecte l’est au maçon ou au laboureur : pour rémunérer l’architecte quand il en a besoin, le magistrat doit disposer d’une deuxième équivalent du travail du laboureur. On pourrait dire que le travail du magistrat vaut donc trois fois le travail du laboureur : les chiffres double et triple ont ici un sens démonstratif…

[2] Cf. JORION, Paul. “La formation des prix selon Aristote”. Le Prix. Paris : Editions du Croquant, 2010, pp. 69-94.

On peut consulter également : TEMPLE, D. & M. CHABAL, “L’échange chez Aristote”. In La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995, pp. 221-248.

[3] PIRON, Sylvain. “Albert le Grand et le concept de valeur”. In Roberto Lambertini, Leonardo Sileo (éds.), I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale. Porto : FIDEM, 2010, pp. 131-156.

[4] Charles Quint avait besoin de liquidités pour payer ses armées sur divers fronts d’un empire immense. Il promut l’encomienda et la traite.

[5] Nous distinguons la production consommatrice de Marx, qui signifie la consommation des ressources nécessaires à la vie de la société ou telle qu’elle se réalise dans l’anabolisme d’un organisme vivant, et la consommation productive de Marx qui signifie la dépense d’énergie de la même société pour réaliser son travail (le catabolisme de l’organisme vivant). Mais dans l’hypothèse où le salarié parviendrait à disposer d’un revenu propre, la consommation que Marx appelle consommation vraie, et qu’il rend équivalente de la production consommatrice, devrait se scinder en deux : la consommation intégrée par la production capitaliste (la production consommatrice) et la consommation qui permettrait au salarié de devenir producteur hors du système capitaliste, que nous appelons consommation productrice.

[6] LORDON, Frédéric. Capitalisme désir et servitude, Marx et Spinoza. Paris : éd. La fabrique, 2010.

[7] Nous dissocions, sous le nom de consommation productrice, la consommation qui permettrait au salarié de redevenir producteur, de la production consommatrice de Marx, c’est-à-dire la consommation qui dans le système capitaliste est ordonnée à la reproduction de la production selon les impératifs du profit capitaliste.

[8] Il faut aller au texte grec car même dans cette traduction pourtant très récente les mots valeur et prix sont surajoutés au texte d’Aristote sans doute dans l’intention de le rendre moins concis mais qui en modifie à chaque fois le sens. Cf. l’adresse web suivante.

[9] JORION, Paul. Le Prix. Paris : Editions du Croquant, 2010.

[10] On pourrait citer Spinoza :

« Celui qui, par sentiment seul, s’efforce de faire que les autres aiment ce qu’il aime lui-même, et vivent selon son propre naturel, agit par impulsion seule, et par suite il se rend odieux, surtout à ceux qui ont d’autres goûts, et qui, pour cette raison, s’efforcent eux aussi, par une même impulsion, de faire que les autres vivent, au contraire, d’après leur naturel propre. » L’Éthique IV De la servitude humaine. Proposition XXXVII, Scolie I, (trad. Roland Caillois), Gallimard, Coll. Idées (n° 62), 1967, p. 278.

Mais l’actualité nous le rappelle plus crûment…


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