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mars 2012

II. Georg Simmel – La réciprocité dans “Philosophie de l’argent”

Dominique TEMPLE

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Dans le quatrième chapitre de la deuxième partie (partie synthétique) de Philosophie de l’argent, intitulé “La liberté individuelle”, Simmel revient sur la réciprocité.

« Dans toutes ces relations affectives dont le bonheur consiste non seulement en un gain, mais tout autant dans l’abandon de soi, et où deux êtres s’enrichissent mutuellement et pareillement, il se développe une valeur dont la jouissance n’est pas achetée par le renoncement à une contrepartie. De même la communication de biens intellectuels ne signifie pas non plus qu’il faille ôter à l’un ce qui doit être goûté par l’autre ; du moins, seule une sensibilité exacerbée et quasi pathologique peut vraiment se sentir lésée quand un contenu intellectuel objectif quelconque n’est plus propriété subjective exclusive, mais se trouve également pensé par d’autres.(…) Or cette conciliation des intérêts, qui découle ici de la nature de l’objet, il s’agit clairement de l’introduire aussi dans ces domaines économiques où à cause de la concurrence dans la satisfaction d’un besoin particulier, chacun ne s’enrichit qu’aux dépens de l’autre » [1].

Comment passer du point de vue selon lequel chacun ne s’enrichit qu’aux dépens de l’autre, à cet autre état plus achevé où l’abandon de soi est la condition de son enrichissement spirituel ?

« (…) il existe deux types de moyens : le plus évident est d’infléchir le combat entre les hommes en combat contre la nature. À mesure que l’on fait bénéficier les humains de nouvelles énergies et substances puisées aux réserves naturelles encore disponibles, celles qui sont déjà en usage se trouvent libérées du poids de la concurrence (…). Cette extension de la domination humaine à de multiples dimensions, démentant l’affirmation que le monde est déjà distribué, et ne liant pas la satisfaction des besoins à une quelconque forme de rapine, pourrait être désignée comme le progrès culturel substantiel. À côté, existe en deuxième lieu, ce que l’on est en droit d’appeler progrès fonctionnel. Il consiste à trouver, à chaque fois que des objets déterminés changent de propriétaire, des formes qui rendent ce changement avantageux pour les deux parties » [2].

Le premier moyen, selon lequel le progrès technique assurerait la gratuité des biens naturels, se soutenait lorsque la technique n’était pas assez puissante pour épuiser immédiatement les ressources de la terre. Au fur et à mesure que ces ressources étaient plus aisément contrôlées, on pouvait imaginer qu’elles puissent en effet être distribuées au plus grand nombre pour un coût de moins en moins élevé. Mais ce temps est aujourd’hui révolu. Chacune des richesses de la terre y compris les plus communes comme l’eau ou la forêt… s’avère en quantité limitée, et devient l’enjeu d’une compétition de plus en plus âpre pour son appropriation entre capitalistes.

Le deuxième moyen, le progrès fonctionnel repose sur l’idée que la capacité d’objectivation de la conscience permettrait d’inventer des objets de nature trans-individuelle. Pour Simmel, « l’homme est l’animal objectif. Nulle part dans le monde animal nous ne trouvons la moindre amorce de ce que l’on appelle objectivité, cette faculté de considérer et de manipuler les objets en se plaçant au-delà du sentiment et du vouloir subjectifs » [3]. C’est donc tout naturellement que l’homme est en mesure d’appréhender objectivement des biens dont la jouissance est commune [4]. La nature de ces objets transindividuels les mettrait à l’écart de la concurrence [5]. Mais comment est engendrée cette transindividualité ? La « (…) capacité d’observation objective est capable de faire abstraction du moi avec ses impulsions et contingences au profit de la seule réalité concrète » [6].

Mais quelle raison supérieure commande l’élimination des impulsions et contingences ? Et par quel moyen peut-on relativiser les pulsions au point de les rendre silencieuses au bénéfice de cette objectivité trans-individuelle ?

« Tandis que le monde objectif apporte à ce problème la solution, disons sous forme substantielle, l’échange lui, s’en approche sous forme fonctionnelle. Face aux formes simples de la rapine ou du don, dans lesquelles l’impulsion purement subjective se donne libre cours, l’échange, comme nous l’avons vu précédemment, suppose estimation objective, réflexion, reconnaissance mutuelle, retenue de la convoitise subjective immédiate.
Que celles-ci, à l’origine, ne s’opèrent pas de plein gré, mais soient imposées par l’égalité de puissance avec l’autre partie, n’est ici d’aucune importance ; car ce qui est décisif, ce qui est spécifiquement humain, c’est précisément que l’égalité de puissance ne mène pas à la rapine réciproque et à la bataille, mais à l’échange estimatif, dans lequel l’avoir et le désir d’avoir unilatéral et personnel s’insèrent dans une action globale objective, née de l’interaction des sujets et s’élevant au-dessus d’elle.
L’échange qui nous apparaît comme allant tout à fait de soi, est le premier moyen, véritablement merveilleux dans sa simplicité, d’allier changement de propriété et justice ; celui qui prend étant en même temps celui qui donne, on voit disparaître l’avantage purement unilatéral qui caractérise le changement de propriété effectué sous l’emprise d’une simple impulsion d’égoïsme ou d’altruisme ; cette dernière forme du reste ne constituant pas toujours chronologiquement le premier niveau de l’évolution » [7].

On retrouve ici la difficulté précédemment soulignée : d’une part tout ne se réduit pas à l’intérêt unilatéral des parties, et il existe des valeurs ou des biens communs. Et pour que ces biens soient reconnus, il est nécessaire que l’esprit en prenne conscience de façon objective. Jusqu’à présent, la prise de conscience était individuelle : celle d’un bien, impossible à posséder à moins d’une objectivation de l’intérêt d’autrui pour un autre bien comme condition d’un échange. Dans ce cas, les sujets ne naissaient pas de la réciprocité intersubjective, ils naissaient chacun d’une relation sujet/objet particulière, et interagissaient ensuite en fonction de leurs objectifs respectifs (leurs intérêts). Alors, la réciprocité n’est plus qu’une interaction entre l’objectivation de la valeur de chacun des partenaires et celle de l’autre, et les relations entre les hommes sont des relations entre sujets qui font référence chacun à leur perception particulière de la valeur, de sorte que la relation subjective/objective qu’ils ont de celle-ci est confrontée à celle de l’autre.

Simmel constate que l’échange aboutit à ce que les uns ne maîtrisent la production d’autrui que pour leur jouissance, que l’objectivation de la conscience vis-à-vis d’elle-même conduit au primat de la jouissance du sujet, et que l’objectivation vis-à-vis des choses conduit à la connaissance mais rivée à l’intérêt de chacun. Néanmoins, comme la capacité d’objectivation n’intéresse pas seulement les objets dont on peut avoir un usage exclusif mais aussi des objets dont on ne peut avoir qu’un usage commun ou encore des biens relationnels comme “l’amitié ou l’amour”, cette appréhension objective est alors liée à ces objets communs. Et ces objets communs appréhendés objectivement par chacun sont naturellement respectés comme valeurs autant par les uns que par les autres de sorte que l’échange peut concilier leur appropriation privée avec leur communauté d’usage.

La croissance des biens trans-individuels (relationnels, communs et publics) inviterait les sujets à accepter entre eux des relations de partage et de coopération. Simmel espère que le progrès assurera la croissance de ces biens, et que soit leur intérêt commun, soit l’action réciproque entre eux, contraindra les sujets à la “reconnaissance mutuelle” et la “conciliation de leurs intérêts”.

L’idée que des biens puissent être saisis de manière objective tout en étant communs est associée à cette hypothèse que les biens communs deviendront de plus en plus nombreux au fur et à mesure du progrès technologique, autrement dit que les inventions des hommes permettront “l’égalité et la liberté” de chacun. Ainsi la compétition pour s’emparer de la richesse ou du pouvoir serait dominée par la possibilité de les partager puisqu’ils deviendraient gratuits.

Désormais, Simmel peut énoncer les conditions de la production et de la consommation au-dessus des intérêts particuliers, par la formule du “donner et prendre en même temps”, ou encore par “l’interaction des sujets”. Il ne se contente pas de faire naître la justice de l’équilibre des intérêts, de l’égalité des forces lorsque les partenaires de l’échange confrontent leurs désirs, égalité aussi problématique que celui d’une balance sur les plateaux desquels chacun mettrait son poids, car il attend de l’échange qu’il produise une “conciliation merveilleuse” entre la “propriété que chacun revendique” et le “sentiment de justice”. Pourrait-on en déduire que l’échange s’insère dans une relation intersubjective où naîtrait le sentiment de justice ? La justice est une de ces valeurs qui font partie de “l’idéel” au delà des intérêts immédiats des hommes, valeurs qui exigent “d’être reconnues” disait-il. Cependant, il ne poursuit pas l’analyse dans ce sens. Et l’on peinerait à trouver dans Philosophie de l’argent l’idée que la réciprocité intersubjective soit une condition préalable pour que l’égalité entre partenaires conduise au sentiment de justice. L’appréhension individuelle de formes trans-individuelles de la valeur suffirait à l’échange juste lorsque l’égalité de puissance entre les uns et les autres permettrait de neutraliser la violence. Ici, resurgit la difficulté que nous avons déjà rencontrée [8] : comment rendre compte de la superposition d’une réciprocité intersubjective et d’une relation d’objet ?

Simmel s’est intéressé à l’intersubjectivité dans un autre travail. Et il est utile d’y faire référence pour éclairer son point de vue.

« Parmi les différents organes des sens, l’œil reçoit une fonction sociologique tout-à-fait unique en son genre, la liaison et l’action réciproque entre les individus qui se trouvent en vue l’un de l’autre. C’est peut-être l’action réciproque la plus pure et la plus directe qui puisse exister. D’habitude, lorsque des liens sociologiques se tissent, ils possèdent un contenu objectif, produisent une forme objective. Même la parole prononcée et entendue garde un sens objectif, qui pourrait d’ailleurs se transmettre d’une autre manière. Mais l’action réciproque si vivante, où le regard les yeux dans les yeux enlace les hommes, ne se cristallise pas en un produit objectif, l’union qu’elle crée entre eux se dissout immédiatement dans l’événement, dans la fonction. Et ce lien est si fort et subtil qu’il ne tolère comme vecteur que le plus bref, la ligne droite entre les yeux, et que le moindre écart hors de cette ligne, le moindre regard de côté, détruit entièrement l’unicité de cette relation. Ici, il ne reste ensuite aucune trace objective, directe ou indirecte, contrairement à l’habitude de tous les genres de relations entre hommes, même des mots échangés ; l’action réciproque périt au moment même où l’immédiateté de la fonction cesse ; mais tout l’entretien entre hommes, leur compréhension mutuelle, ou leur répulsion réciproque, leur intimité et leur froideur changeraient d’une façon incalculable s’il n’y avait le regard face à face : à la différence de la simple vision ou observation d’autrui, ce regard implique une relation avec lui entièrement nouvelle et incomparable » [9].

C’est l’action, la fonction, dit Simmel, qui serait aperçue dans le regard de l’autre avant que le regard de l’autre ne se saisisse d’aucun objet. Mais il ramène aussitôt cette expérience à une objectivation. Le sentiment de pudeur ou de honte, dit il, suppose que l’on prenne conscience ou que l’on surprenne dans le regard d’autrui que l’on est saisi dans son être intime d’une façon globale et dans la vérité nue de son personnage. Cette saisie est synthétique mais objective :

« C’est seulement par là que nous pouvons comprendre pourquoi la honte nous contraint à baisser les yeux en évitant le regard de l’autre. Ce n’est sûrement pas uniquement pour nous épargner au moins de constater de visu que l’autre nous regarde dans une situation si pénible et perturbante, et de quelle manière il le fait : la raison plus profonde est que tourner mon regard à terre, prive autrui d’un peu des possibilités de me discerner. Le regard dans les yeux d’autrui ne sert pas seulement à moi à le reconnaître, mais aussi à lui à me reconnaître » [10].

Il oppose donc la vision unitaire en laquelle la corrélation tend à confondre le sujet et l’objet et la perception analytique qui les différencie :

« À un degré ou un autre, à dire vrai avec beaucoup de variations, nous savons au premier regard à qui nous avons affaire. Si très souvent nous n’avons pas conscience de ce fait et de son importance capitale, c’est que, après cette base évidente, nous tournons notre attention vers la découverte de traits singuliers, de particularités qui déterminent dans le détail notre attitude pratique envers cet homme » [11].

Mais les deux appréhensions sont tributaires du phénomène d’objectivation dont il fait la caractéristique du phénomène humain. Simmel ajoute que c’est à la compétence de l’œil qu’appartiendrait plus précisément cette faculté. L’oreille serait “moins socialisante”, et le toucher, du moins sa modalité olfactive, “le sens antisocial par excellence” [12]. Cette disqualification du toucher est tout aussi révélatrice que la prédilection pour l’œil. Le toucher est plus directement lié à la sensation ; mais la sensation est justement ce qu’efface la relation objectivante. L’argument de Simmel est donc cohérent. Cependant, les sens participent aussi de la réflexion, de la conscience sur elle-même [13], l’ouïe par l’écoute de la parole, le tact comme communication de la chair avec la chair. Et l’œil avant que de former une image objective de ce qu’il voit, rencontre le regard de l’autre d’une façon « aveugle ». Le regard qui croise un regard n’est pas la même chose que le regard qui de façon intuitive sait “à qui il a affaire”, et il diffère également du regard qui témoigne dans la honte ou la pudeur que le regard de l’autre n’a d’autre fin qu’un jugement objectif. Autre, en effet, est la rencontre des regards où s’efface tout intérêt d’investigation dans l’âme d’autrui, désintéressement qui ouvre un espace à l’avènement des valeurs trans-subjectives : le respect, la confiance, l’amitié, la responsabilité… [14]. On ne peut confondre la symétrie de deux forces (deux relations d’objet), eussent-elles le même objet trans-individuel, avec une relation intersubjective qui abolit ces mêmes forces au bénéfice d’une troisième dynamique qui se propose comme une appréhension de l’Autre en tant qu’Autre absolument, qu’aucune considération ne limite à quelque objet que ce soit [15].

Cependant, Simmel n’a pas ignoré la relation intersubjective. Il l’a reconnue comme réciprocité tournée vers l’intérieur au bénéfice de l’âme, en sens inverse donc de l’interaction objective, qui est réciprocité tournée vers l’extérieur.

« L’échange est la “chosification” de l’action réciproque entre hommes. Lorsque l’un donne une chose et que l’autre rend une chose de valeur égale, la nature purement psychique des relations entre humains s’est projetée sur des objets, et cette objectivation de la relation, son incorporation aux choses qui vont et viennent est si complète que, dans l’économie développée, toute action réciproque personnelle disparaît et que les marchandises ont acquis une vie propre : les relations entre elles, les transactions équilibrant leurs valeurs se déroulent automatiquement, d’une manière purement comptable, et les hommes ne sont plus que les exécutants des tendances à l’inflexion et à l’équilibre contenus dans les marchandises elles-mêmes. On échange un équivalent objectif contre un équivalent objectif, et l’homme lui même est en fait un facteur indifférent, bien qu’il accomplisse de toute évidence le processus dans son propre intérêt. La relation entre humains est devenue relation entre objets. Or, la gratitude naît également de et dans la relation réciproque entre hommes, mais tournée vers l’intérieur autant que cette relation entre choses est tournée vers l’extérieur » [16].

Toutefois, cette réciprocité tournée vers l’intérieur demeure une relation de forces entre des affects, entre compétences psychologiques, entre sentiments déjà constitués :

« Même l’amour, l’amitié, le patriotisme, le sentiment du devoir social trouvent leur essence dans une affect qui se déroule et persiste dans le sujet lui-même, de façon immanente, ce dont la formulation la plus vigoureuse est peut être l’apostrophe de Philine : “si je t’aime, en quoi cela te concerne-t-il”. Dans ce cas donc, malgré leur énorme importance sociologique, les affects restent avant tout des états du sujet. Certes, ils n’apparaissent que grâce à l’intervention d’autres individus ou groupes, mais ils le font aussi avant que cette intervention ne devienne action réciproque, ils n’ont du moins pas « besoin », bien qu’ils se tournent vers d’autres « sujets » d’avoir comme condition réelle ou contenu leur « relation » avec ceux-ci » [17].

Il manque donc à concevoir une troisième objectivation : celle d’une relation intersubjective qui implique autrui a priori, et qui soit capable de créer des objets auxquels chacun puisse conférer une dignité commune, une valeur universelle, et pas seulement privée, ou encore un prix selon l’offre et la demande ou tout autre rapport de force.

La relation à autrui (si elle est symétrique) substitue à l’objectivation individuelle une objectivation intersubjective, dit autrement, un Tiers qui se révèle comme valeur commune autant qu’il se révèle comme dignité pour soi comme pour l’autre. La troisième relation en question est la dynamique de l’économie qui conduit à l’eudaimonia (le bonheur). Mais pour que le Tiers, la valeur éthique, puisse l’emporter sur la compétition pour le pouvoir, il faudrait encore qu’il devienne la finalité consciente des rapports humains non pas sous la menace mais comme choix, autrement dit que les hommes puissent créer de leur propre initiative non seulement de la richesse mais aussi de la valeur, cette valeur que Simmel ne parvient pas à situer ailleurs que dans la métaphysique. Ce n’est pas une économie fondée sur la privatisation de la propriété et le libre-échange qui peut y parvenir.

Dans cette réciprocité intersubjective, la conscience de chacun est d’abord une conscience de conscience commune, le Tiers, conscience subjective et en même temps conscience objective, impossibles à dissocier, la compréhension entre partenaires étant simultanée pour l’un comme pour l’autre parce que produite de façon indivise par l’interaction de l’un et de l’autre vis-à-vis de son autre. Le sentiment commun produit par cette intersubjectivité donne naissance à une représentation objective au sens où ce sentiment se révèle comme authentique pour tous de la même façon et simultanément. L’objet acquiert la valeur de réciprocité pour autant que sa réalité fait partie de la relation de réciprocité. Si la bienveillance se traduit par l’offre de nourriture, ce sont les offrandes de nourriture qui représenteront la valeur…. La représentation est alors l’objectivité à laquelle l’affectivité donne sens, et contient la valeur comme l’horizon l’océan.

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Notes

[1] SIMMEL, Georg. Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987, p. 353.

[2] Ibid., p. 354.

[3] Ibid., p. 355.

[4] « J’ai déjà indiqué que cela tempère la tragédie humaine de la concurrence. La moralisation qui s’accomplit à travers le processus culturel, c’est, proprement, que des contenus de vie de plus en plus nombreux se trouvent objectivés dans une forme trans-individuelle : livres, art, idéaux… » Ibid., p. 355.

[5] « Peut-être le sauvage acharnement de la concurrence moderne ne serait-il pas supportable s’il ne s’accompagnait de cette objectivation croissante des contenus existentiels, hors de toute atteinte d’un “ôte toi que je m’y mette” (en français dans le texte) ce qui distingue en effet l’humain (sur le plan purement psychologique) de la série des animaux inférieurs, cette capacité d’observation objective faisant abstraction du moi avec ses impulsions et contingences au profit de la seule réalité concrète, c’est précisément (…) de parvenir à son résultat sans doute le plus noble et le plus ennoblissant, à savoir la construction d’un monde qu’on peut s’approprier sans conflit ni oppression mutuelle, de parvenir à des valeurs dont l’acquisition et la jouissance par l’un, loin d’exclure l’autre, lui en ouvre mille fois l’accès ». Ibid., p. 356.

[6] Ibid., p. 356.

[7] Ibid., p. 356.

[8] Comment passe-t-on donc de la structure qui engendre la valeur comme référence commune (la justice) à la structure qui autorise chacun à faire valoir sa conception particulière de la valeur selon son intérêt propre ? Comment passe-t-on de la relation intersubjective à la relation d’échange entre objets répertoriés en fonction des désirs des uns et ceux des autres ?

[9] SIMMEL, G. “Essai sur la sociologie des sens”, Sociologie, Études sur les formes de socialisation, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, 1ère édition allemande : Leipzig, 1908 ; trad. fr. : 1992, réed. Paris, PUF Sociologies, 1999, p. 630.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Des trois sens, la vue demeure le plus porté à l’objectivation et à la saisie intellectuelle. Celui qui soutient le mieux l’intersubjectivité est le toucher. Iseult, qui ne veut pas révéler au roi Marc sa relation avec Tristan mais ne peut douter de l’amour du roi, prie sa servante vierge de prendre sa place dans la couche nuptiale. Et ça marche. La sensation primitive est neutre, sans objet parce que créée a priori. La question de sa nature relève de ce qui est mis en jeu pour la produire. Pour Marc, il semble que la nuit soit propice à la sensation brute. Pour Iseult, il en est autrement. Elle n’a d’ailleurs rien connu qui la satisfasse dans la forêt obscure du Morois. Le toucher qu’elle rêve n’est pas celui d’une sexualité qui ne dépendrait que d’un filtre chimique. L’éloignement au-delà des mers et même la mort ne pourra d’ailleurs la séparer de son amant. Mais là, Simmel dirait qu’il s’agit de tact métaphysique ! Mais lui-même cite comme témoignage de la relation intersubjective parfaite l’amour et l’amitié !

[13] Gilbert Romeyer Dherbey nous rappelle que déjà pour Aristote les hommes aiment voir les choses non pour ce qu’elles sont mais pour le plaisir de voir : « Si maintenant nous analysons le concept de vie, nous trouvons que la perception sensible en fait partie intégrante : “mais le vivre se distingue du non vivre par le sentir, et nous définissons la vie comme impliquant sa présence et le pouvoir d’en user ; s’il est perdu, la vie n’est plus digne d’être vécue, comme si la vie était détruite par la destruction de la sensation” (Fgt B 74, Düring, p. 78). Or, la perception est l’utilisation des organes sensoriels à des fins de connaissance ; donc aimer la vie, c’est aimer la perception, c’est aussi aimer la connaissance ; “Si nous aimons voir pour voir, cela témoigne suffisamment que tous aiment, au plus haut point penser et connaître” (Fgt B 74, Düring, p. 78) » Et voir pour voir n’a qu’une raison, celle de la pensée : « Les hommes en effet, dit Aristote dans un texte capital, estiment le vivre pour aucune autre raison que la sensation, et par dessus tout pour celle de la vue (…). À l’évidence ils aiment cette faculté au plus haut point parce qu’elle est, en comparaison avec les autres sens, tout simplement comme une sorte de science » (Fgt B 73, Düring, p. 78) ». Cf. ROMEYER DHERBEY, Gilbert. La parole Archaïque, Paris, PUF, 1999, p. 277 et p. 276.

[14] Comme le rappelle “l’amour courtois” :

Los ueihls li baissa e la cara Les yeux lui baise et le visage
Et aissi doussamen l’esgara Et ainsi doucement avec respect le considère
Dreits oilhz, que tota la dolor Les yeux dans les yeux, que toute la douleur
Li trais del còr, e tal doussor Elle lui ôte du cœur et telle douceur
li don’ Amors ab cel esgart lui donne Amour à ce respect
Que non sen mal vas nulla part. Qu’en mal ne va nulle part.
E dec o faire per rason Et dut le faire par raison
Car mot dec al còr saber bon Car dut être lui être délicieuse au coeur
Aitals doussors que l’uilz adutz Pareille douceur que le regard amène
(...)
Mas cascús l’autre soplia Mais chacun l’autre contente
Car cilz doussor tan doussa es Car cette douceur est si douce
Qu’uèi non es motz que la pogués Qu’aujourd’hui il n’est pas de mots qui puissent
Far entendre perfiechament La faire entendre parfaitement
Car a grans penas mais l’entent C’est pourquoi à très grand peine l’entend
Entendementz, que sol concebre L’entendement, car seul il sait concevoir
Moutas res que non sap percebre Beaucoup de choses que ne sait oreille percevoir
Aurelha, ni lenga parlar. Ni langue parler.

Passatge dau roman de Flamenca, v. 6537-6557, cité dans Le hautbois de neige, Récits contes et poèmes languedociens choisis et présentés par Henri Giordan, jacques Lacroix et Alem Surre-Garcia, Paris, Gallimard, 1981. (Traduction provisoire).

[15] Selon nous, ce que la logique de non-contradiction exclut de sa compétence parce qu’elle le juge contradictoire en soi se manifeste pleinement dans la sensation, et lorsque cette sensation est au cœur de quelque chose de particulier, elle devient perception de cette réalité. L’appréhension affective est tout le sens dont le sens particulier devient le signifié. Bien qu’il soit exclu de la représentation objective le contradictoire n’en constitue pas moins ce qui lui confère sa valeur. Kant dit à ce sujet :

« (…) que le goût pourrait être nommé “sensus communis” à plus juste titre que le bon sens, et la faculté de juger esthétique, plutôt que la faculté de juger intellectuelle, pourrait porter le nom de “sens commun à tous” (On pourrait désigner le goût par “sensus communis estheticus”, l’entendement commun par “sensus communis logicus”) pour peu que l’on veuille bien utiliser le mot sens pour désigner un effet de la simple réflexion sur l’esprit : car on entend ici par sens le sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par le pouvoir de porter un jugement appréciatif sur ce qui rend universellement “communicable” le sentiment que nous éprouvons en présence d’une représentation donnée et cela sans la médiation d’un concept (…)
Ce n’est que là où l’imagination en sa liberté éveille l’entendement, et que celui ci engage sans concepts l’imagination à un jeu régulier, que la représentation se communique, non comme pensée, mais comme sentiment intérieur d’un état de l’esprit qui apparaît comme correspondant à une fin. Le goût est donc le pouvoir de juger a priori de la communicabilité des sentiments qui sont associés à une représentation donnée (sans médiation d’un concept). »
KANT, E. Critique de la faculté de juger (1790), Paris, Flammarion, 2000, p. 280.

[16] SIMMEL, G. Sociologie, Études sur les formes de socialisation, op. cit., pp. 577-578.

[17] Ibid., p. 575.


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