Ce texte se réfère principalement
aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

Répondre à cet article

février 2012

III. La surenchère de la Parole d’union

Dominique Temple

J’ajouterais une observation aux analyses de Josias Semujanga : la tripolarité qu’il observe au Rwanda est, me semble-t-il, actualisée par la Parole d’union qui fait converger sur la personne du mwami la communauté tout entière. La tripolarité donne alors naissance à un sentiment commun mais exprimé par une parole unique. Dès lors que cette Parole d’union est non seulement paralysée par la logique occidentale mais capturée par le pouvoir de nature occidentale, elle ne peut plus se remettre en cause et donc le Tiers ne peut pas renaître, comme il le pourrait par exemple à partir de ce qui se manifesterait comme une nouvelle médiété, une médiété de second ordre entre le centre et la périphérie du royaume. La Parole d’union asservie est sans vie mais non pas privée de sa force d’inertie, si l’on peut dire. Elle reste comme une coquille vide, mais c’est une réalité qui peut être mobilisée par un autre principe que le Tiers.

Que la Parole d’union ait d’abord été asservie par les Occidentaux, c’est ce qu’observe Josias Semujanga : le « malgré lui » de la phrase « tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui… », concerne non seulement le peuple, mais aussi le mwami.

Semujanga dit, en effet, que le mwami a été forcé de se plier à l’injonction de la politique coloniale :

« Après le baptême du roi Mutara III Rudahigwa, en 1943, tout le royaume du Rwanda ou presque se fait baptiser. Ce phénomène, connu sous son nom populaire irivuzumwami (la parole irrévocable du roi), qui évoque la collaboration résignée à l’ordre colonial puisque personne n’ose contredire le roi, rend manifestes un zèle et une ardeur qui dépassent la simple croyance. […] Ceux qui résistent à la vague sont écartés avec force ou diplomatie selon le cas. Celui qui ose braver l’ordre chrétien et colonial recevra, comme le roi Yuhi IV Musinga, une solution qui lui sera funeste [1]. »

Le Tiers est éliminé, à plus forte raison la possibilité de la renaissance du Tiers entre le centre et la périphérie du « royaume » ; et la Parole d’union devient l’enjeu du pouvoir, du pouvoir dans le sens occidental du terme. Qui s’empare de la Parole d’union, pourra aussitôt l’« instrumentaliser » à son profit.

Les deux ethnies, substantifiées par les Occidentaux grâce à la logique bipolaire, vont s’emparer du pouvoir, l’une au Burundi, l’autre au Rwanda, et utiliseront la Parole d’union comme une arme pour exclure l’autre. Parce que, désormais, l’union est polarisée de façon non-contradictoire dans l’imaginaire de qui est au pouvoir, l’exclusion de l’autre sera absolue. Le rejet de l’autre est alors un rejet dans le néant : le génocide.

Comme l’a souligné Josias Semujanga, la perte du Tiers – illustrée au Rwanda comme au Burundi par la liquidation du mwami – est la perte de tous les repères, et par conséquent la démence et la mort. La mort cela veut dire non seulement le meurtre du Tiers, de l’imfura ou du Tutsi en tant que symbole du Nom-du-Père ou de Fils de l’Imana, mais aussi le meurtre de celui par qui était possible la naissance du Tiers – en l’occurrence le meurtre de l’autre – et à partir de l’indépendance, non de l’étranger ou de l’ennemi, de l’occidental belge ou français, mais, pour les lignages hutu, les lignages tutsi, et pour les lignages tutsi, les lignages hutu, c’est-à-dire de celui par qui naissait dans la tradition rwandaise le Tiers, l’humanité, en chacun des protagonistes de la relation de réciprocité.

Josias Semujanga traite d’une question systématiquement écartée des études occidentales : celle de l’interface entre deux systèmes  (lire la définition) . Lorsqu’on délègue aux élites africaines « acculturées » le soin d’assumer la médiation que l’on vient d’évoquer – qui lie de façon intime le christianisme et le libéralisme économique –, cette médiation intériorisée par ces élites conduit à ce qui en est la conséquence logique et qui n’est peut-être rien d’autre que, comme le dit Semujanga, suicide.

Ici, le génocide est un suicide, dit Semujanga, de l’humanité. Mais le suicide est la somatisation d’un crime préalable : le meurtre du Tiers et de la structure qui lui donnait naissance. Or, le fondement du soi, au Rwanda, Josias Semujanga l’a montré, comme au Burundi, c’est l’autre dans la relation de réciprocité : le suicide est au bout de l’impasse coloniale le meurtre de cet autre, nécessaire à la genèse de humanité ; et pour les Africains du Rwanda, le suicide est le meurtre du Tutsi comme cet autre parce qu’il est la condition de l’avènement du Tutsi comme Tiers, comme Fils de l’Imana (le Tutsi nommé par le Père comme l’héritier du Nom-du-Père dans le mythe fondateur de Gihanga).

L’intériorisation du meurtre préalable (le meurtre du Tiers inclus, du Tutsi de la légende) par l’élite christianisée et modernisée dans les écoles des Pères Blancs, Josias Semujanga l’a clairement identifiée :

« Ainsi, le sens du tutsi du mythe de Gihanga, modifié dans la réforme de Gahindiro, sera curieusement rétabli par la colonisation, au point que, dans la nouvelle idéologie coloniale, le terme tutsi va phagocyter celui d’imfura.
Et, dans le discours parmehutu des années soixante, les deux termes ont fini par se recouvrir entièrement, au point que le président Kayibanda n’en fait aucune distinction lorsqu’il déclare, à propos des massacres des Tutsi de 1973 : “c’en est fini d’imfura”. Comme si les Hutu ne pouvaient être des imfura ! [2]. »

À remarquer cependant que si imfura se confond avec tutsi, c’est par le terme dévalorisé de tutsi lorsqu’il veut dire « arrogance du riche » qu’il est phagocyté, celui que condamnait justement la réforme de Gahindiro. Il n’est donc pas possible de dire si le « c’en est fini d’Imfura » est la même chose que le « c’en est fini d’Israël », que les nazis n’auraient pas manqué de proclamer s’ils l’avaient emporté dans la Seconde Guerre mondiale ! Mais nous ne sommes pas bien loin de cette éventualité car après tout Grégoire Kayibanda ne pouvait pas ignorer la valeur symbolique des mots dans un langage religieux puisqu’il fit ses études au séminaire catholique (et qu’il fut choisi ensuite comme Secrétaire particulier de Mgr André Perraudin [3], avant d’être promu Président de la République. Il ne pouvait pas non plus ne pas mesurer l’importance des enjeux puisqu’il disait déjà, en 1964, aux réfugiés tutsi : « À supposer, par impossible, que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? […] Vous le dites entre vous : “ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi”… [4]. »

Chaos, race, fin totale, premières victimes : le génocide est annoncé. Mais, comme l’a noté Josias Semujanga, l’histoire de la colonisation des Africains par les Européens a été d’une brutalité absolue : en quelques années, une civilisation a été rompue, brisée, assassinée puis conduite à une impasse sans issue : l’impasse génocidaire.

La brutalité est peut être due à la puissance matérielle de l’Occident, à sa maîtrise de la technique, etc. Elle est peut-être due aussi à ce que j’ai appelé le Quiproquo historique  (lire la définition) , si l’un (le Tutsi de la légende rwandaise) donne et si l’autre (l’Occidental ou « l’évolué ») prend… [5].

Mais encore, et plus profondément, cette brutalité est sans doute due à ce que le Tiers d’une logique tripolaire (que dans une logique du contradictoire on appelle le Tiers inclus) est dans les logiques de non-contradiction nécessairement un Tiers « exclu » dans toutes les hypothèses. C’est bien le sens du Nom-du-Père qui est en jeu.

*

Pour répondre à cet article :

Haut de page

Répondre à cet article


Notes

[1] Josias Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, Paris, L’Harmattan, 1998, p.66.

[2] Ibid., p. 70. Cf. le « Message du président G. Kayibanda aux réfugiés rwandais », publié dans Rwanda Carrefour d’Afrique, n° 31, mars 1964.

[3] Ecclésiastique suisse, qui fut évêque de Cataquas et archevêque de Kabgayi, de 1955 à 1989.

[4] Kayibanda (1964), op. cit.

[5] D. Temple, Le Quiproquo Historique, Golias, Bruxelles, 1992 ; révisé et réédité dans la Collection « Réciprocité », n° 12, 2017.


Répondre à cet article