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février 2012

II. La confrontation des deux logiques

Dominique TEMPLE

Josias Semujanga insiste :

« Le Munyarwanda traditionnel avait, je le répète, une conception tripolaire de l’univers où ses relations s’établissaient en membres de famille (umuryango et amis), en ennemis (abanzi) de la famille et leurs amis, et en tiers (rubanda). C’est cette structure qui assurait la cohésion sociale du peuple dans ce pays.
Mais, avec la venue des missionnaires, une nouvelle identité sociale bipolaire de type chrétien voit le jour, et, petit à petit, éclipse la première [1]

Comment passe-t-on de cette relation tripolaire à une relation bipolaire ? Cette transformation, explique Josias Semujanga, est l’œuvre de la mission chrétienne :

« Au moment de son implantation, le christianisme a séparé le sacré et le profane sur base d’une vision dualiste de l’univers jusqu’alors étrangère au symbolisme de la société du Rwanda précolonial. En effet, la culture rwandaise, dans l’acception anthropologique de ce mot qui inclut la langue, la religion, les coutumes, le type d’organisation politique, est tripolaire dans ses manifestations symboliques. Dans les mythes fondateurs, le Munyarwanda est triple. Il est Hutu, Tutsi et Twa selon une hiérarchisation des valeurs fondée sur le mythe de Gihanga, l’ancêtre éponyme commun des Rwandais, qui se désignent comme Benegihanga (les fils-de-Gihanga) [2]. »

Or,

« Les bakristu [les Chrétiens] se réunissent entre eux, se marient entre eux et s’abstiennent de participer, du moins le jour, aux activités sociales de leurs familles respectives. Désormais, la fraternité se veut uniquement chrétienne et l’ennemi devient le non-baptisé : le mupagani-mushenzi. La transformation se manifeste de plus en plus radicalement au point que la culture rwandaise, qui, jadis, était tripolaire, devient, lentement mais sûrement, bipolaire dans ses manifestations les plus quotidiennes [3]. »

De cette transformation – qui en réalité consiste en la suppression du Tiers, du moins du Tiers en tant que référence de l’humanité rwandaise – va résulter le chaos puis le suicide du peuple rwandais :

« C’est-à-dire que ce contact a été d’une telle violence qu’il a opéré une rupture radicale dans les modes de vie des peuples de l’Afrique, au point que la synthèse culturelle étant encore flottante, certaines populations africaines vivent un vide culturel qui les conduit au suicide. Parmi les nombreux cas observés, la tragédie rwandaise reste un paradigme absolu de cette dissolution de l’être africain. Et malgré les timides tentatives de retour au passé, la rupture est totale et elle s’est souvent opérée par l’amalgame des éléments conflictuels de l’ancien – tradition africaine – et du nouveau – modernité occidentale [4]. »

Mais comment s’explique le passage de la réduction missionnaire à l’idéologie génocidaire ?

« À partir du stéréotype du “primitif” projeté, entre autres, sur les sociétés africaines, le discours missionnaire, avec ses marques culturelles implicites ou explicites, a recatégorisé et transformé progressivement des éléments constitutifs de la mémoire autochtone. De cette opération est née une nouvelle mémoire identitaire africaine dans les sociétés modernes. Plus tard, et c’est là la thèse que je soutiens, le discours politique a repris le schéma manichéen de l’opposition “bakristu-bapagani” dans la définition de l’État rwandais moderne. En remplaçant terme à terme ce schéma religieux appliqué au Rwanda, nous avons le schéma politique “bahutu-batutsi”. […]
 
L’analyse de la parole du missionnaire permet de saisir comment les nouvelles catégories – hamite-bantou, bakristu-bapagani –, nées de l’époque coloniale, ont été transformées et reversées sur le système culturel du Rwanda traditionnel – hutu-tutsi-twa – pour créer de nouveaux signifiés qu’elles n’avaient pas auparavant – Hutu = Bantou ; Tutsi = Hamite ; Twa = Pygmée. C’est-à-dire que la vision trilinéaire du Munyarwanda traditionnel s’est transformée au cours du temps en une vision dualiste opposant “ami/ennemi” ; et que c’est ce schéma qui est utilisé en politique, alors que, traditionnellement, l’autorité était toujours triple suivant la vision du monde du Rwanda préchrétien. Et le conflit social se fonde en schéma actuel “hutu/tutsi” utilisé par des “évolués” rwandais [5]. »

« – Comment le discours politique utilise-t-il une telle bipolarité dans ses stratégies argumentatives ? », telle est la question de fond que pose alors Josias Semujanga [6] :

« Avec la transformation du système tripolaire –parents, ennemis et rubanda – régi par le système de la parenté en bipolarité – parents et ennemis – régie par la logique de la parenté, l’opposition entre Hutu et Tutsi est désormais perçue sous l’angle de conflit lignager sans rubanda pour jouer le rôle de tiers. Dans ce cas, tuer un Tutsi c’est tuer un “ennemi” du lignage, comme le précise bien d’ailleurs un texte de fiction paru dans les années quatre-vingt-dix. Cette sorte de réécriture du mythe de Gihanga affirme que le conflit entre Sebahinzi (le-père-des-Bahutu-Bahinzi) et Sebatutsi (le-père-des-Tutsi) sera tranché par Sebazungu (le-père-des-Bazungu : les Blancs). Et, dans le cas du conflit, Sebazungu jouera le rôle du Tiers que chaque clan voudra mettre de son côté. De ce fait, la fiction rattrape la réalité [7]. »

C’est bien de cela dont il s’agit : dans le même temps où les religieux chrétiens substituaient au mwami un prince baptisé, l’administration belge imposait à ce dernier de sacrifier l’ubuhake [8], qui régissait la redistribution des vaches de caractère symbolique, et de privatiser le cheptel à raison de deux tiers pour le donataire et d’un tiers pour le donateur. D’un coup et d’un seul, la matrice du Tiers était dans tout le pays abrogée. Le peuple rwandais, décapité du symbole de son humanité (le mwami), était en même temps privé du fondement de ses valeurs humaines. Le Hutu de la légende, le fils qui avait bu la moitié du lait de la jarre, remplaçait le Tutsi de la légende. Avec ce renversement sémantique mourrait en terre africaine l’esprit de Gihanga.

Pour illustrer sa thèse, Josias Semujanga offre un exemple édifiant :

« Si l’on considère l’amalgame survenu entre famille et groupe ethnique, le discours de Mgr Phocas Nikwigize pour justifier le génocide est éclairant, car il ne laisse plus de place pour le tiers :
“Ce qui s’est passé en 1994 au Rwanda était quelque chose de très humain. Quand quelqu’un t’attaque, il faut que tu te défendes. Dans une telle situation, tu oublies que tu es chrétien, tu es alors humain avant tout. Comme dans toute guerre, il y avait des espions. Pour que les rebelles du FPR réussissent leur coup d’État, ils disposaient partout de complices. Ces Batutsi étaient des collaborateurs, des amis de l’ennemi. Ils étaient en contact avec les rebelles. Ils devaient être éliminés pour qu’ils ne vous trahissent plus”. (Golias, n° 48/49, 1996, p. 45) [9]. »

L’opinion du prélat chrétien offre une dichotomie tout à fait remarquable, que ne souligne pourtant pas Josias Semujanga : sa conception du « très humain » : Quand quelqu’un t’attaque, il faut que tu te défendes, tu es alors humain avant tout. Mais c’est la conception que se fait le chrétien de l’humain. Cette conception correspond-t-elle à la conception que le munyarwanda se fait de l’humain ? La question ne se pose même pas pour le prélat chrétien ! Il oppose donc à sa conception du chrétien sa conception de l’humain « tu oublies que tu es chrétien », s’annexant ainsi un idéal qu’il dénie aux Rwandais.

Le binarisme dénoncé par Josias Semujanga est évident. Mais ce ne sont pas seulement les Rwandais baptisés et les Rwandais non-baptisés qui sont opposés en deux classes, c’est la chrétienté tout entière (qui s’annexe le Tiers), et l’humanité tout entière rejetée dans l’animalité sous le terme d’« humain », un binarisme dont l’actualisation universelle se fait de plus en plus menaçante.

Le binarisme, montre Josias Semujanga, va retentir partout en Afrique. Au Rwanda et au Burundi, dans un premier temps, les religieux chrétiens s’emploieront à s’allier les Tutsi qu’ils décrètent classe dirigeante et supérieure. L’idée des Pères Blancs est que si l’on convertit le roi, le peuple, qui lui est tout acquis puisque habitué à la Parole d’union, sera christianisé d’un seul coup. Et c’est effectivement ce qui se produit :

« Et la rapidité avec laquelle le pays s’est converti s’explique, elle, par le choix politique du roi Mutara III Rudahigwa de se faire baptiser et de consacrer son pays au Christ Roi. Tout le peuple a suivi l’exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui [10]. »

Ensuite, avec la progression des analyses marxistes qui dénoncent l’élite ethnicisée en aristocratie hamite, l’Église comprend que l’avènement de l’indépendance, selon une norme démocratique imposée par le libéralisme économique, conduira au pouvoir la « majorité hutu ». Elle change d’alliance. Elle donne sa parole à la « majorité » ethnicisée « hutu » !

Lire la suite : III. Du Rwanda au Burundi

I. La réciprocité au Rwanda

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Notes

[1] Josias Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 62.

[2] Ibid., p. 67-68.

[3] Josias Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 65.

[4] Ibid., p. 53.

[5] Ibid., p. 54-56.

[6] Ibid., p. 14.

[7] Ibid., p. 200.

[8] Cf. D. Temple, « La réciprocité au Rwanda » (1995).

[9] Ibid., p. 56.

[10] Ibid., p. 64.


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