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février 2012

I. La logique tripolaire

Dominique Temple

Josias Semujanga [1] nous parle d’un mythe rwandais, un mythe fondateur d’une simplicité biblique : Gihanga avait trois fils. Il donna à chacun de ses fils une jarre pleine de lait en leur enjoignant de l’attendre. L’un des fils ayant soif boit le lait. Il s’appellera Twa. Le second fils a soif également et prend la moitié du lait, mais laisse l’autre moitié pour son père. Il s’appellera Hutu. Le troisième attend son père et la jarre reste pleine, il s’appellera Tutsi.

Comment interpréter ce mythe fondateur ? Le don bien sûr est évident, mais non pour être consommé immédiatement. La prestation est bien un don de nourriture, mais il est aussi question d’une attente. Le Père n’est pas seulement le donateur. Il faut attendre le retour du père pour découvrir au terme de cette épreuve quel est celui qui se révèlera digne du Nom-du-Père. Le Père est revenu. Un fils a eu soif et a bu le lait. Il a pris le lait comme une valeur matérielle. Il s’est nourri comme si le don du père était un acte biologique. Il est resté rivé à la nature : celui-là n’est pas entré dans l’intelligence symbolique : la jarre est vide. Le signifiant twa est employé pour le désigner.

Le second a bu la moitié du lait. Il a pris sa part et il a laissé une part à son père. Le père ici est reconnu comme « autre ». Le fils s’écrit avec f minuscule et père aussi avec une minuscule car le fils est dans une relation exclusive de fils, et le père dans une relation exclusive de père : l’un et l’autre sont dans une altérité si absolue qu’elle se traduit par une indifférence de l’un vis-à-vis de l’autre : le fils n’attend pas le père. Il n’assume rien de la conscience du père. Comment pourrait-il dès lors succéder au Père s’il n’a pas de question sur son Père ? Lui non plus n’entre pas dans l’intelligence symbolique. Le signifiant hutu dit cette relation d’altérité indifférente que l’on pourrait faire correspondre avec l’idée d’intérêt et d’échange : la jarre est à demi-vide.

Le troisième fils a attendu le Père. La jarre est pleine. Le signifiant tutsi lui correspond. Entre le rapport exclusif à soi (interprété comme l’identité qui exclut toute réciprocité) et une différence qui signifie une non-réciprocité non moins radicale, le milieu entre ces deux contraires est décrit comme « l’attente » du fils. Ici, l’altérité se relativise : le signifiant tutsi tient compte de l’autre dans une relation où le fils et le père sont ensemble. Cette attente est la reconnaissance de l’autre, mais pas seulement car il s’agit de partager quelque chose. Entre l’identité radicale et l’altérité radicale apparaît une « communauté » difficile à dire parce qu’elle n’a pas d’exemple dans la nature : elle ne se soutient que du sens que prend le Nom-du-Père, un sens purement spirituel, ce pourquoi on peut déjà définir cette « communauté » comme « sur-naturelle ».

La « jarre pleine » est donc le contraire de la « jarre vide » et de la « jarre à demi-vide ». De l’identité et de la différence radicale. D’un point de vue logique, ces trois polarités sont celles de deux contraires et de leur milieu qu’il vaut mieux appeler médiété [2]. Quels que soient les contraires (on peut intervertir les rôles selon les histoires et on peut imaginer tous les contraires que l’on veut, nous dit Josias Semujanga), le principe de la médiété restera le milieu entre deux contraires ; et cette médiété est ce que Aristote appelait l’excellence, la valeur, la vertu.

Pourquoi dire médiété au lieu de milieu ? Parce que le milieu pourrait s’attribuer à la jarre à demi-vide (entre le plein et le vide). Une interprétation hâtive serait, en effet, de comparer les trois jarres : l’une est vide, la seconde à demi-pleine, la troisième pleine. La seconde apparaîtrait comme le milieu entre le vide et le plein, comme une exacte proportion de deux contraires, une grandeur médiane sur un continuum de valeurs qui se succéderaient d’un point extrême à un point extrême antagoniste. C’est la solution à laquelle conduit nécessairement une logique bipolaire dont le nombre de valeurs peut être infini, mais selon laquelle chaque valeur est en elle-même non-contradictoire.

Interpréter les choses avec une logique bipolaire serait ignorer le sens de la tri-polarité que Josias Semujanga désire mettre en évidence. La médiété n’est pas une valeur moyenne entre le plus et le moins : elle est le lieu où deux contraires, chacun non-contradictoire en lui-même, s’annulent réciproquement pour donner naissance à une troisième polarité de type « contradictoire ». Les deux contraires sont ici l’identité et l’altérité, et la médiété n’est ni l’un ni l’autre mais le contraire à tous les deux : la jarre pleine est la médiété entre l’identité et la différence, entre la jarre vide et la jarre à moitié pleine. Les signifiants twa et hutu sont des contraires, et tutsi est le contraire de ces contraires au sens de médiété.

Cependant, le Nom-du-Père, en tant qu’il est l’expression du sentiment de l’humanité, un sentiment purement spirituel, doit s’expliciter de façon que son contenu soit transmissible par la Parole : le Père s’adresse au Fils pour lui demander le sens du Nom qu’il sera appelé à assumer : quel est le sens du Nom-du-Père ?

Le Fils est un miroir, mais un miroir particulier puisqu’il restitue au sentiment que dit le Nom-du-Père son expression selon une logique qui requiert trois signifiants, chacun en lui-même non-contradictoire, pour respecter la non contradiction inhérente à toute logique de la représentation et de la communication. L’image des trois Fils révèle la tri-polarité de la structure qui sous-tend le Nom-du-Père (les deux contraires et leur médiété) grâce à trois signifiants twa, hutu, tutsi.

Le Père a pour image le Fils qui a attendu, mais le Fils a attendu le Père pour partager : le partage, tel est le principe de leur relation dans le miroir de l’attente. Le contenu de cette relation de partage, nous le connaissons : la plénitude de la vie spirituelle (la jarre est pleine).

Que le lait soit le signifiant emprunté à la vie matérielle pour dire la vie spirituelle a été immédiatement indiqué : au Burundi, les vaches sont sacrées. Le sens du Nom-du-Père est la vie spirituelle. L’auteur dit d’ailleurs que c’est Imana (que l’on traduit parfois par Dieu) qui convoque, au Nom-du-Père, les trois fils pour les soumettre à l’épreuve. On ne peut mieux dire qu’il s’agit du Nom-du-Père d’un point de vue spirituel et non pas biologique.

Le Nom-du-Père est la conscience née de la tri-polarité en sa médiété car le partage, qui en définit la polarité, s’oppose autant à l’identité qui n’a d’autre repère qu’elle-même, qu’à la reconnaissance de l’autre sans réciprocité.

Le Fils tutsi a attendu le Père pour partager : le partage, tel est le principe de leur relation dans le miroir de l’attente. Le contenu de cette relation de partage, nous le connaissons : la plénitude de la vie spirituelle (la jarre est pleine). C’est pourquoi le Tutsi est dit le fils héritier des vaches et le garant de la vie spirituelle qui s’épanouit dans le partage. Désormais, le Tutsi n’est pas le « propriétaire » des vaches au sens occidental (la propriété privatisée) mais au sens que lui donne le principe de réciprocité (la propriété comme responsabilité sur la chose appropriée) – il est le « donateur » des vaches.

Nous avons dit que le Nom-du-Père est celui de la médiété – qu’il faut interpréter comme la résultante en soi contradictoire de la relativisation respective des deux contraires [3]. Naît alors entre l’objectivité de l’identité et l’objectivité antagoniste de l’altérité un sentiment qui est d’abord le sens de la médiété elle-même. Le sens, certes, est en lui-même contradictoire et de cette manière insaisissable en tant que tel, immatériel, mais il se donne autant à l’identité qu’à son contraire l’altérité. Mais puisqu’il est en lui-même insaisissable, on dit son origine mystérieuse, divine (Imana), etc. Mais attention ! Il est constitué à partir d’une relation entre Père et Fils. Cette relation est une structure de réciprocité : le sens du Nom-du-Père est en effet aussi et simultanément le sens du Nom du Fils. Comment dire autrement que le Fils reconnaît le Père et le Père le Fils sinon par cette relation de réciprocité que le poète nomme l’attente de l’autre ?

Le Père a fait un sort au lait (à la vie spirituelle) : il l’a investi dans une relation de don. Deux fils ont consommé le don, le troisième non : il a attendu le Père, et dans cette attente il faut voir, me semble-t-il, la reproduction du don du Père. Le fils en effet garde tout le lait en attendant son Père. L’attente est donc le principe de réciprocité – qui ici se réalisera dans une structure précise : le partage. Mais c’est le principe de réciprocité la matrice de la Révélation, la matrice de la conscience se révélant à elle-même, la matrice du sens, la matrice du Nom.

Le problème se pose cependant du rôle des référents twa = chasseur, hutu = cultivateur, tutsi = éleveur, et de leur interférence avec la valeur établie par la réciprocité (la médiété = Tutsi ; la non-réciprocité = Twa ou Hutu). Selon la logique d’identité des Occidentaux : les Twa sont témoins de la vie sylvicole, les Hutu défricheurs de la forêt, et les Tutsi éleveurs de bétail. Parfois cette classification est connotée. Les connotations prendront un tour raciste lorsqu’elles seront attribuées à des différences somatiques. Quelle qu’elle soit, cette réification, nous dit Josias Semujanga, manque la vérité rwandaise. Même si leurs référents sont le chasseur, le cultivateur et l’éleveur, les mots twa, hutu et tutsi désignent les trois Fils du Père dans une logique tripolaire, et il est donc impossible de greffer sur les trois mots rwandais des références données par la nature, l’histoire ou la culture selon la logique classique d’identité. Pour les Rwandais, dans le mythe de Gihanga, les signifiants twa, tutsi et hutu sont attachés à une réalité symbolique.

Mais il y a des chances pour que la transmission spirituelle ne puisse pas se démarquer de la transmission biologique : le fils veut succéder au père, mais il veut aussi hériter des meilleures conditions pour aller plus loin encore, et pour cela il souhaite hériter matériellement du père. L’imaginaire (la représentation de la valeur spirituelle par les vaches ou par la terre) imprime cette valeur dite Tutsi dans le lignage. D’où les différentes modalités d’accès à la dignité de Tutsi par alliance ou par filiation. Mais, alors, le lignage et l’alliance peuvent l’emporter sur l’élection (élection au sens où la générosité est le critère de l’élection). Entre l’appartenance par le sang au lignage tutsi et l’appartenance à la dignité Tutsi par la reproduction des obligations morales va naître une contradiction. Les uns et les autres hésitent entre une définition symbolique et une définition imaginaire (lignagère) qui conduirait, si elle prédominait, à la notion de caste. Il y a danger !

Ce danger a été perçu par les Rwandais. Josias Semujanga nous raconte que le mwami Yuhi IV Gahindiro (entre 1846 et 1802) l’aurait écarté en supprimant les privilèges des lignages tutsi lorsqu’ils menacèrent de se constituer en caste. Le mwami confisqua leurs prérogatives et contraignit les grands lignages au service de l’État, à l’administration. Il consacra toutes les vaches du royaume à la relation exclusive de l’ubuhake (la réciprocité) et enfin releva les trois termes lignagers tutsi, twa et hutu par un terme nouveau « imfura » qui devait définir la valeur, et que Semujanga traduit par « excellence » :

« Il est à noter que, dans le parcours narratif de l’histoire nationale, le terme tutsi avait fini par être remplacé par celui d’imfura pour désigner le meilleur des Rwandais sur le plan moral, tout en gardant son sens de possesseur de troupeaux de vaches sur le plan économique. Ce transfert des signifiés du terme tutsi du mythe de Gihanga au terme imfura aura, selon toute vraisemblance, été initié sous le règne de Yuhi IV Gahindiro, d’une part pour briser la toute puissance de l’aristocratie tutsi de l’époque et, d’autre part, pour renforcer la mainmise de la cour sur le cheptel et les terres du pays.
Par exemple, le système de l’ubuhake a été créé également à cette époque, en vue justement de contrôler la puissance économique des grands lignages tutsi en faisant de toutes les vaches du royaume une propriété du roi. C’est encore Gahindiro qui a, dans le même ordre d’idées, introduit la loi foncière en vigueur actuellement au Rwanda, selon laquelle la terre appartient à l’État, les propriétaires fonciers n’en jouissant que de l’usufruit.
Pour gérer ces réformes profondes, ce monarque instaura la triple chefferie qui lui servait, en même temps, de moyen de contrôle des grands lignages [4]. »

La Puissance de la Loi est reportée au-delà des hommes, à l’Imana, au-delà de la terre : au ciel, pour dire que le principe de réciprocité échappe à tout imaginaire des uns ou des autres – et cela sans doute afin qu’il ne puisse plus être privatisé par les uns ou les autres. Cette époque semble correspondre à un relais de témoins entre des structures primitives (de parenté) et des structures sociales. Et il se peut que l’imaginaire correspondant aux structures de parenté ait fait alors obstacle à la promotion des nouvelles structures sociales.

Néanmoins, la réforme de Gahindiro s’est imposée. Dès lors, les Rwandais sont plus que jamais organisés avec une logique tripolaire et ne sont plus menacés par une tripartition en castes par l’imaginaire lignager car la médiété est surélevée : elle devient la vertu de la lignée du mwami, que l’on dit protégée de l’Imana. La médiété est plus que jamais l’Autre qui n’appartient à personne, un Tiers inclus.

C’est par le mot « tiers » que Josias Semujanga rend l’expression kirundi rubanda. Le mot en question désigne tous les intervenants qui dans une phrase auront la place du Tiers selon une logique tripolaire. Lorsque l’on demande à un Burundais ou à un Rwandais : que veut dire ce terme rubanda ? Il hésite : il ne trouve pas immédiatement de substantif équivalent. Par contre, le mot trouve sa signification dans une multitude de phrases. Il peut ainsi signifier : peuple, gens, nation, roi, l’“autre”… chaque fois que le peuple, la société, la nation, la lignée royale, l’“autre” sont dans la position du Tiers inclus. Semujanga appelle rubanda la lignée du mwami… Mais attention ! Dans tous les exemples donnés, il ne s’agit pas du troisième, du tiers de la numération qui indiquerait seulement un ordre dans une tripartition ou une succession. Il s’agit du Tiers en tant que la médiété entre les contraires, de ce qui incarne le sentiment qui donne sens à toute chose, on pourrait dire aussi la Loi, une loi engendrée par la relation du Fils au Père et du Père au Fils, et non pas d’une réglementation administrative qui s’imposerait par la force.

Revenons à la légende de Gihanga. Le Père nomme la médiété comme son successeur. Il extrait la médiété de sa position médiane et la propose comme la finalité à atteindre pour être Homme. Si l’on doit désormais établir une hiérarchie qui tende le désir humain, on doit désigner par la Parole les trois Fils dans une succession hiérarchique. Le Tutsi vient désormais en tête, puis les deux contraires (l’altérité sans réciprocité : Hutu, puis la non-altérité, l’identité : Twa). Donc la primauté est Tutsi.

Mais il y a peut-être une autre raison bien plus profonde à cette primauté. La Parole, chargée par les Rwandais d’exprimer la valeur produite par la relation de réciprocité, est une Parole d’union  (lire la définition) . Dès lors, la médiété est polarisée sur l’unité de la communauté : la réciprocité devient une réciprocité convergente vers un centre « surélevé », seul dépositaire de la Parole commune pour tous.

Cette Parole d’union renforce la cohésion sociale déjà instaurée par la réciprocité. Précisons, cependant, que la hiérarchie qui s’instaure est une hiérarchie ascendante, le contraire de la hiérarchie érigée sur la force. De la base au sommet, chacun en effet aspire de façon libre et volontaire à participer davantage à la communauté unie. La réciprocité verticale  (lire la définition) est instaurée socialement et institutionnalisée comme fondement du royaume :

« Disons un mot sur une autre institution baptisée à tort de tutsi : le bukonde-buhake. Comme je l’ai indiqué au chapitre précédent, le terme tutsi n’est jamais attesté dans le vocabulaire désignant les échelons du pouvoir administratif du Rwanda précolonial. Il a plusieurs acceptions dont le champ sémantique réfère aux activités d’élevage. Il en est de même du vocable hutu dont le sens réfère aux activités d’agriculteur ou de mugaragu dans l’institution de l’ubuhake. Or, celle-ci n’est pas, comme beaucoup le disent, une structure administrative. Elle est une institution sociale de l’ordre économique où un individu hutu, tutsi ou twa pris dans le sens anthropologique (le patriarcat) fait une demande à un autre individu hutu, tutsi ou twa possesseur de richesses (vaches au Rwanda central ou terres dans le Rwanda septentrional) de lui donner en usufruit une partie de celles-ci. Si le contrat est signé, le demandeur s’appellera le mugaragu-mugererwa (le mineur ou le dépendant) et le donateur s’appellera le shebuja-mukonde (le-père-dans-la-corvée ou le seigneur des terres) [5]. »
*

Lire la suite :

2. La confrontation des deux logiques

3. La surenchère de la Parole d’union

  
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Notes

[1] Josias Semujanga, Récits fondateurs du drame rwandais. Discours social, idéologies et stéréotypes, Paris, L’Harmattan, 1998

[2] Théorie de la vertu classique en Grèce et notamment chez Aristote qui fait de toute vertu un juste milieu entre des excès contraires.

[3] Le Tiers Inclus de la Logique dynamique du contradictoire  (lire la définition) . Cf. D. Temple, Principe de réciprocité, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 19, 2019.

[4] Semujanga, op. cit., p. 70.

[5] Ibid., p. 121-122.


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