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décembre 2012

Rêverie sur l’Absolu

Dominique TEMPLE

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La logique classique nous suggère une appréhension de ce qui pourrait être dit “absolu” avec son premier principe, le principe d’identité, A est A, une identité parfaite que verrouille le deuxième principe dit de contradiction [1]. À eux deux ces principes interdisent toute existence pour ce qui présenterait un si minime soit-il quotient de contradictoire. Les sophistes eurent beau jeu d’opposer à la logique d’identité proposée par Aristote que tout change en réalité ; Aristote mit fin à la polémique en observant que la parole n’énonce que des propositions chacune en elle-même non-contradictoire sans préjuger du réel. Le principe d’identité est inhérent à toute proposition quelle qu’elle soit, fût-elle d’un sophiste. Il en déduit que la non-contradiction doit correspondre à une propriété de ce qui existe. Ainsi le principe d’identité serait vrai pour une part au moins du réel, et cela confère un statut ontologique à la non-contradiction.

Une proposition néanmoins est une énonciation, un acte de parole, qui peut se développer selon diverses modalités lesquelles peuvent relativiser l’identité ontologique présumée, mais chaque modalité est à son tour exprimée par une énonciation en elle-même non-contradictoire. La logique modale, selon Aristote toujours, obéit aussi au principe de non-contradiction. Aristote reconnaît cependant que le réel sur lequel la logique des propositions se prononce répond non pas à un seul principe (le principe de non-contradiction) mais à trois principes dont deux sont polarisés par la non-contradiction : la différenciation (l’organisation, la vie) et l’identité (le chaos, la mort). Le troisième est le principe qu’il définit comme la puissance. Il reconnaît la relation de ces trois principes puisque ce qui est en soi contradictoire (qu’il appelle donc la puissance) contient les deux autres comme potentialités. Il emploie le mot aoriston, que l’on traduit par indéterminé, pour dire ce que nous disons en soi contradictoire ; celui de dynamis pour dire sa transformation en une forme non-contradictoire, ce que nous appellerions l’actualisation ; celui d’entéléchie quand cette actualisation s’est accomplie et a trouvé sa forme définitive ; enfin le terme energeia pour dire l’efficience de cette réalité.

La parole est l’efficience d’une représentation actualisée, et c’est donc d’une façon non-contradictoire que nous nous exprimons, nous communiquons et nous comprenons. S’il y a un souverain bien qui nous soit commun, sa représentation sera donc non-contradictoire. Se trouve ainsi précisée une première définition de l’absolu comme caractère de l’entéléchie (la forme réussie ou parfaite), ou comme l’idéal que poursuit la connaissance. Mais si la puissance est capable de s’actualiser en chacun des contraires, le processus inverse – la relativisation des contraires – engendrerait à son tour de la puissance ! Cette réversibilité n’est pas envisagée par Aristote. Le système aristotélicien est en réalité fléché. Il va de la puissance à l’acte, et ne reconnaît pas le mouvement inverse. Il est même dominé par la différenciation, la vie, et a pour fin la forme du vivant et non pas le chaos. Le contraire est néanmoins possible en vertu des relations logiques des trois principes, mais comme il conduirait à la mort et au chaos, Aristote ne l’envisage pas [2]. Cependant, le devenir du contradictoire, de la puissance pour elle-même aux dépens des deux non-contradictions de la vie et de la mort, n’est pas ignoré. Giorgio Agamben [3] a mis en évidence que la notion de puissance chez Aristote a deux sens : l’un qui prélude à l’acte, et l’autre qui signifie un devenir dans lequel la possibilité de ne pas s’actualiser demeure simultanée de la possibilité de s’actualiser, de sorte que se trame ici le développement contradictoire du contradictoire. G. Agamben précise que cette puissance, qui s’investit dans rien d’autre que la puissance, est dans la pensée d’Aristote rien de moins que l’intellect agent, et il rappelle l’image de la couche de cire étendue sur une planche de bois sur laquelle les Anciens gravaient leur parole. Pour reprendre cette image : la cire refuse la gravure en s’épaississant ! L’intuition de bien des peuples, aux origines, témoigne de cette possibilité : c’est du milieu (la relativisation), du chaos (les contraires) que naît la divinité (la conscience de soi). Ou encore, la conscience de soi se déploie comme la lumière du soleil surgissant au centre des ténèbres. Les ouragans originaires, les eaux tumultueuses, le chaos décrivent le monde où tout existe mais où rien n’est conscience de soi. Le “milieu” paraît l’incidence sous laquelle ces forces aveugles parce que contraires les unes des autres se neutralisent et se calment, où les forces antagonistes (les vents, les flots déchaînés) se détruisent et se métamorphosent dans une résultante, la “lumière”, la conscience, qui apparaît surnaturelle, si les forces aveugles sont la nature. Le “au-dessus” des eaux dit la même chose que le milieu du chaos : le monde sous les eaux, le monde caché existe mais il est sans conscience de lui-même, et la conscience doit en émerger. La conscience originelle s’éprouve d’abord comme une révélation de nature affective. Et on peut imaginer que l’affectivité ne se révèle qu’à la condition que les dynamismes non contradictoires se relativisent jusqu’à disparaître. Dans ce cas, on doit dire que ce qui est en soi contradictoire se manifeste comme de nature affective [4]. Ainsi le sentiment de l’absolu ne reste pas rivé à la notion de non-contradiction, ce qui est en soi contradictoire peut être aussi défini comme absolu. Mais ce n’est plus l’absolu que propose la logique classique. Dès lors deux thèses se disputent le caractère absolu : la logique de non-contradiction (et par dérivation l’ontologie de l’identité), et l’expérience affective qui en appelle à la logique du contradictoire.

Aujourd’hui la Physique permet de dépasser cette ambiguïté. Toute sa vie, Einstein voulut atteindre l’absolu de la non-contradiction selon la logique d’identité, mais il parvint à une conclusion qui démentit son hypothèse : l’absolu de la non-contradiction est exclu par l’expérience. L’absolu de la non-contradiction est le but d’un programme métaphysique, nous dit-il : une dynamique qui ne peut parvenir à sa fin car elle en est empêchée par un quotient irréductible de contradictoire. Dieu ne joue pas pour autant aux dés, ni ne s’amuse à créer des formes perpétuellement différentes pour remplacer les précédentes. La différenciation est elle-même systémique et peut être formalisée de façon rationnelle (à partir du principe de Pauli). Elle autoriserait ainsi une ontologie de la différence qui pourrait conduire à un absolu non-contradictoire inverse de celui suggéré par l’ontologie de l’identité. Mais un facteur de corrélation empêche toute différence de se constituer en une altérité absolue par rapport à ce dont elle prend naissance. Les constantes universelles ne garantissent pas un monde fini. Elles limitent au contraire l’indéfiniment grand et l’indéfiniment petit de l’identité ou de la différenciation, et précisent qu’il est impossible que la non-contradiction circonscrive un monde fini. Ces constantes ou limites libèrent de la non-contradiction un au-delà où se relativisent l’identité et la différence que l’on peut nommer le contradictoire. Si l’absolu et le fini n’existent pas comme propriétés de la non-contradiction, il ne reste qu’une possibilité : celle du contradictoire pour autant qu’il se révèlerait par l’affectivité. Le contradictoire ne peut être en effet défini par aucun des paramètres qui permettent de définir les contraires, mais l’affectivité est le mode sous lequel il se manifeste, et ce mode est caractérisé par l’absolu. Le contradictoire était au mieux pensé comme chose indéterminée et source de deux déterminations possibles, l’hétérogénéisation et l’homogénéisation, mort et vie, mais à présent il se révèle comme une affectivité qui prend sa source dans la relativisation des contraires. Mais alors comment cette hypothèse a-t-elle pu rester dans l’ombre ? On peut répondre que la connaissance est ce dont on est conscient à l’horizon non-contradictoire du contradictoire et dans la mesure où celui-ci laisse la place à cet horizon. Dès le commencement, le contradictoire est donc exclu a priori de toute connaissance.

Imaginons que le contradictoire se déploie de façon contradictoire, il donnera naissance à une affectivité qui s’éprouve, se ressent elle-même comme son propre sujet, comme monade. Mais puisqu’il dispose du moyen de se révéler par lui-même à lui même dans la conscience affective, pourquoi ne s’impose-t-il pas à la connaissance comme autre activité de l’esprit ? On peut répondre que le contradictoire dans sa simplicité est une affectivité qui ne se ressent pas elle-même (l’en soi par exemple de Sartre). Une telle affectivité qui ne se ressent pas est aussi comme l’âme végétative des Anciens. Elle devient une conscience dans le moment où elle se reploie sur elle-même (le pour-soi). Où et quand l’être se ressent-il, devient-il conscience ? Exclusivement dans les structures qui autorisent le contradictoire à se reployer sur lui-même de façon contradictoire. L’affectivité ne devient une conscience affective que dans la seule éventualité du développement contradictoire du contradictoire qu’autorise le principe de réciprocité. Dès lors, la “sensibilité devient sensation”, et l’affectivité de l’être qui se ressent comme tel peut être appelé un sentiment. Le contradictoire se déploie de façon contradictoire dans la réciprocité anthropologique. La réciprocité est alors le siège d’une conscience affective entre l’un et l’autre, pour l’un comme pour l’autre. L’absolu se multiplie ainsi comme par génération spontanée grâce au principe de réciprocité. Cette conscience est à la fois subjective et objective puisqu’elle naît d’une relation de réciprocité dans laquelle l’autre joue le même rôle que l’un, mais elle se présente aussi à chacun de façon extérieure à lui : la Loi.

Pour que le contradictoire puisse croître et donner vie à cette conscience, il faut cependant la contribution du non-contradictoire que mobilise la réciprocité. Or, la disparition du non-contradictoire en affectivité est un phénomène inverse de la disparition du contradictoire qui engendre la connaissance objective. Si l’on mange du fruit de l’arbre de la connaissance, on est chassé du Paradis. Dieu se rejette même dans une relation d’exclusion de la nature, pour autant qu’il focalise sur lui la totalité des énergies mises en jeu pour le produire. Reste que Dieu est efficient et ordonne les conditions qui sont à la source de sa “vie éternelle”. Ce commandement est le commandement de l’Alliance (la réciprocité) qui redouble celui du renoncement à la connaissance [5]. Or, nous avons dit que l’affectivité du contradictoire est une affectivité qui ne se ressent pas elle-même à moins de se déployer contradictoirement vis-à-vis d’elle-même, auquel cas elle se révèle à elle-même. Cette conscience a la possibilité de s’élever au-dessus du monde, mais à condition d’inventer le moyen d’imposer au monde dont elle est issue de se métamorphoser en sa propre genèse. Ce moyen est la Parole, Parole qui respecte la non-contradiction des actualisations (les signifiants) du monde afin d’en maîtriser les lois. Dès que la Parole exprime quelque chose, elle l’exprime sous une forme non-contradictoire sous peine de ne rien désigner de la nature physique ou biologique de ce qu’elle doit appréhender pour assurer sa genèse. La Parole représente et désigne la nature de façon non-contradictoire, ne serait-ce que parce qu’elle doit respecter la logique de ses actualisations non-contradictoires. Il y a donc deux Paroles, puisqu’il y a deux logiques non contradictoires et contraires, celle de l’Identité et celle de la Différence. Quand elle parle de ce qui relève du contradictoire, de la conscience affective, les signifiants empruntés à la nature cessent de désigner la réalité. Mais elle peut mouvoir les signifiants les uns vis-à-vis des autres de façon à reconstruire du contradictoire. Elle les consume également en les relativisant entre eux pour que renaisse le contradictoire. Les premières choses connues furent probablement destinées au sacrifice pour témoigner de cette consumation des signifiants dans la genèse du sens.

Y a-t-il une seule nature ou bien deux natures (le logique et l’affectivité) ? Retenons la première hypothèse : une part de la conscience affective peut être attribuée aux consciences objectives auxquelles elle donne leur sens, tandis qu’une autre part l’est aux valeurs de la spiritualité… l’affectivité qui se manifeste dans l’expérience réciproque parfaite est alors transparente. Par contre, toutes les affectivités qui échappent à la réciprocité parfaite sont tributaires de situations définies par la nature. Les affectivités tributaires de la vie ou de la mort sont comme les longueurs d’onde qui, lorsque la lumière est analysée par un prisme, se traduisent par des couleurs différentes : elles reçoivent des conditions qui leurs sont imposées des fonctions signalétiques, et se traduisent notamment par le plaisir et la souffrance.

L’absolu engendré par le contradictoire se sépare-t-il du monde terrestre, et devient-il un autre univers ? L’absolu serait ainsi l’altérité radicale que certains philosophes et religieux appellent Dieu. Il semble que l’on ne peut concevoir l’absolu sans accepter cette séparation, et l’on est ainsi conduit à penser que tout un chacun peut l’éprouver quand vis-à-vis d’autrui une réciprocité parfaite engendre un sentiment immatériel. Du coup, si l’éternité “est”, alors elle est à notre portée, du temps de notre vie plus sûrement encore que du temps de notre mort, pour peu que l’on construise avec autrui une relation de réciprocité parfaite. L’absolu est au-delà du monde, son moment est l’éternité, mais il n’est pas à attendre après la mort ou avant… C’est une façon de parler symbolique que de reporter son avènement après l’existence ou après la vie, et c’est une hérésie que de reporter la vie éternelle après la mort ! Si l’on a seulement le souci de supprimer ses empêchements dans sa relation avec autrui, on façonne immédiatement le Ciel sur la Terre. Une fois accomplie la métamorphose de tous ses dons, “tout est consumé” comme le bois mis au feu, car seul l’esprit demeure.

Les générations qui subissaient des conditions où la mort était partout, pour les enfants dès leur naissance, pour les femmes dès leur maturité, et pour les hommes à la guerre, avaient plus fréquemment qu’aujourd’hui une expérience de ces moments contradictoires entre la vie et la mort où le surnaturel naît spontanément comme le feu follet sur les marais en été, et ils se figuraient ces instants comme des esprits, anges ou démons. Du coup, ils tenaient quelque commerce avec les hiérarchies, les séraphins, ou Dieu. Aujourd’hui, la paix et le confort ont supprimé les épreuves qui faisaient naître de tels sentiments. Il est devenu difficile de commercer avec les anges. C’est dans le creuset d’une expérience plus fine que la métamorphose de la nature engendre l’esprit. Cette naissance de l’être divisée en mille parts est la quête du sens, comme si la conscience affective s’était réfugiée dans chacune des opérations de la recherche, scientifique ou artistique, qui ont succédé à la passion mystique primitive. La quête de sens est notre façon d’engendrer un autre monde.

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Notes

[1] “A ne peut être A et non-A”.

[2] La Physique classique a un temps inversé cette perspective lorsque fut découvert l’entropie avec le Principe de Carnot. Il lui sembla alors que l’univers tendait irréversiblement vers le chaos.

[3] AGAMBEN, Giorgio. Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue. Puissance et Droit, 3/3, Paris : Editions du Seuil, 1997, pp. 54-58.

[4] Le contradictoire est-il le siège de l’affectivité ou bien est-il l’affectivité ? Cette seconde hypothèse a été retenue par Lupasco dans ses derniers travaux comme nouveau postulat pour la philosophie.

[5] Plus précisément de l’Alliance comme réciprocité binaire et de la Filiation comme réciprocité ternaire


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