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novembre 2012

Nathalie Kosciusko-Morizet et la Réciprocité

Dominique TEMPLE (Forum de discussion : 3 commentaires)

Dans une primaire des candidats à la direction de la nouvelle opposition de la droite parlementaire française, Mme Nathalie Kosciusko-Morizet ouvre un débat sur la réciprocité [1]. Son projet, présenté dans une interview du périodique Le Point comme le résultat d’une réflexion personnelle, développe le thème de la réciprocité comme un recours pour endiguer les dérives du libre-échange. C’est une clef, dit-elle, pour refonder le capitalisme. Qu’entend-elle par capitalisme, qu’entend-elle par refondation, et par réciprocité ?

*
« … nous proposons une idée simple : que plus aucun bénéficiaire de la trilogie française – liberté, égalité, fraternité – ne puisse prendre sans rendre à notre généreuse trilogie. Ainsi s’ajoute, en cette nouvelle époque difficile, une exigence qui vient rendre son sens à notre devise : la réciprocité » [2].

N. Kosciusko-Morizet lie ensuite la réciprocité à la responsabilité :

« La réciprocité est une réponse au besoin profond de responsabilité individuelle et collective » [3].

Mais pourquoi aujourd’hui un tel sentiment de responsabilité ne s’exprime-t-il que sous la forme de son manque, comme un “besoin profond” ?

« Il n’est pas admissible, ni même possible, dans un monde qui se transforme aussi vite et aussi profondément d’accumuler imperturbablement les droits acquis de façon irresponsable et permanente. Le monde change, les droits aussi. Il est trop évident que cet écart croissant entre les droits et les obligations atteint ses limites » [4].

N’est ce pas l’individualisme qui est ici mis en cause ?

« Mais la réciprocité (…) porte une vertu réconciliatrice : chercher un intérêt réciproque, plutôt que le conflit des égoïsmes. On ne veut plus rien donner à la société, quand on pense que les autres ne font que profiter du système ! Elle montre la voie de nouvelles formes de solidarités : agir comme on souhaiterait que d’autres agissent pour nous… » [5].

Cette formule ajoute à la devise classique “Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais par qu’il te fasse”, une option en faveur de l’émulation plutôt que la concurrence, qui fait apparaître l’alternative de l’économie politique et de l’économie capitaliste. Mais N. Kosciusko-Morizet termine sa phrase par ces mots : « vivre en société plutôt qu’en communautés ». Par “communautés”, elle vise peut-être les sociétés archaïques qui pratiquent la réciprocité selon les données de l’expérience, et dans lesquelles les valeurs sont transmises par la coutume et l’éducation, car elle écrit “communautés” au pluriel…

Dans ces communautés, les valeurs nées de la réciprocité sont appréhendées de manière affective, exprimées dans des imaginaires, comme celui de la parenté, qui en limitent la portée. Que la raison permette d’abstraire de l’empirisme une expression formelle de la réciprocité confère alors au terme de société le sens de communauté universelle affranchie des imaginaires des uns ou des autres. Le seul sentiment nécessaire pour articuler la réciprocité formelle  (lire la définition) sur la réciprocité réelle est le respect.

Admettons donc que les termes de communauté et de société s’opposent ici comme deux formes de réciprocité, l’une vécue de façon immédiate comme une relation intersubjective instituant droits et devoirs immanents appréhendés de façon affective, l’autre qui supprime la violence de cette appréhension subjective grâce à la médiation objective du libre-échange (le doux commerce de Montesquieu). Mais si toutes les communautés du monde sont organisées par la réciprocité, seule la société occidentale, figure de proue de la mondialisation, s’est proposée d’instituer l’économie de libre-échange au bénéfice de l’intérêt exclusif et sans partage des individus. L’espérance d’une réciprocité universelle fut en effet vite étouffée par le suffrage censitaire ou la dictature.

Que la liberté l’égalité et la fraternité retrouvent donc tout leur sens par le terme de réciprocité [6], défie le Code civil de Napoléon qui sépara ces trois notions en trois principes indifférents les uns aux autres au point d’autoriser l’abus.

N. Kosciusko-Morizet a plus certainement voulu viser par “communautés” le “communautarisme”, la fermeture de la communauté sur une identité, le contraire de la réciprocité, l’inceste social, mais aussi l’individualisme qui en est une forme radicale, puisqu’elle dénonce l’abus des valeurs de la République : « Mais nombre de nos concitoyens s’inquiètent des abus que suscitent ces valeurs républicaines » [7].

Mais L’abus est inscrit dans le Droit depuis le Code Napoléon. Et selon Cédric Mas [8], il aura fallu attendre un arrêt du 3 Août 1915 pour qu’un principe juridique limite ce droit d’abus en déclarant illicite “l’abus de droit” : « Un propriétaire ne peut disposer de son bien dans le seul but de nuire à ses semblables même dans le cas d’une démarche rationnelle d’un point de vue capitaliste »… bien que ce principe ne s’applique pas au droit de propriété des actionnaires du système capitaliste [9].

Le droit d’abus se relativise donc par l’interdit d’abuser du droit d’abus. Ainsi s’élabore une jurisprudence permettant à la communauté de faire valoir un droit de propriété supérieur à celui de la propriété privée. Par exemple, le droit de préemption des communes sur la vente des biens particuliers... Cette perspective, N. Kosciusko-Morizet en fait un principe constitutionnel, lorsqu’elle écrit : « Désormais, il est interdit de ne pas interdire l’abus » [10].

Mais qu’est-ce que l’abus ?

L’abusus romain consistait à détourner des relations de réciprocité entre pairs une part du patrimoine familial dans le but de se procurer, sur le marché de l’échange, des biens hors norme ou triviaux comme les services de mercenaires, de gladiateurs ou de prostituées. Autrement dit, l’abus consistait à substituer à la réciprocité le libre-échange ou encore à privatiser la propriété des biens communautaires.

Le Code Napoléon fit de l’abusus un droit. Peut-on dénoncer ce droit “napoléonien” en disant seulement que l’on ne peut en abuser, ou faut-il dénoncer que l’abusus puisse être un droit ? Cette seconde proposition ne paraît envisageable que dans l’hypothèse d’un changement de Constitution. Dans le cadre de la Constitution actuelle, la première proposition signifie que l’échange soit soumis à un autre principe (la réciprocité), ou encore que le libre-échange ne puisse se développer que selon des limites que lui imposeraient la notion de liberté si celle-ci faisait droit à la réciprocité, ce qui implique une interface qui permette aux relations de réciprocité de coexister avec celles du libre-échange (la double économie). Comment concilier l’intérêt, scellé par la propriété privée, garanti par le libre-échange et verrouillé par l’accumulation capitaliste, et le bien commun issu de la réciprocité entre les personnes ?

N. Kosciusko-Morizet propose :

« La règle de réciprocité se veut le levier d’un retour aux équilibres, économiques, sociaux, politiques, qui est la condition pour retrouver notre cohésion nationale. Cette règle doit s’appliquer aux trois grands acteurs qui se partagent l’économie, l’État, les salariés et l’entreprise. Elle doit inspirer la conduite du projet européen. Elle doit enfin être le code de conduite entre les personnes. Réciprocités dans l’économie et dans l’État, entre les nations, et entre les particuliers » [11].

La règle qui “doit s’appliquer” (c’est-à-dire la réciprocité formelle)… devient cependant le relais de la réciprocité entre personnes, qui elle n’a pas besoin d’être appliquée ni par force ni par séduction mais tout simplement protégée contre l’abus. Faudrait-il se contenter de juxtaposer une sphère privée dans laquelle les relations de réciprocité engendreraient un “lien d’âmes” [12] affectif et chaleureux, et une sphère publique où la réciprocité serait appliquée de façon formelle à toutes les prestations économiques comme la garantie que les intérêts privés ne mettent en danger la communauté nationale ou ses conditions d’existence ?

Dans son chapitre intitulé “La réciprocité entre les personnes”, N. Kosciusko-Morizet récuse cette solution. « À ce stade, la réciprocité pourrait être dénoncée comme une découverte banale, une évidence mille fois répétée ». Ces deux sphères privée et publique sont en effet désormais intimement mêlées et indissociables. La science propose une connaissance si précise des lois de la nature physique et biologique qu’elle permet à la technique d’élaborer une nature artificielle de plus en plus complexe. Et si la complexité impose principes et lois de la nature qu’elle mobilise, elle intime aux hommes le respect de ses règles, une sorte d’éthique, qui défie toute motivation irrationnelle. L’irrationalité d’un comportement égoïste par rapport à la cohérence d’une organisation sociale se trouve ainsi disqualifiée. Bien plus, la complexité devient telle que ses interactions échappent à la maîtrise de ceux qui voudraient leur imposer des objectifs hors norme. Symétriquement, les personnes deviennent de plus en plus dépendantes de la nature artificielle qu’elles ont contribué à élaborer, et ne peuvent plus s’en dégager quand bien même elles le voudraient. Les rapports de production n’obéissent plus à une liberté d’échange aveuglée par la seule fascination de la croissance capitaliste, ils sont d’autant plus efficaces et libres de toute contrainte qu’ils satisfont davantage aux conditions d’une réciprocité généralisée.

« Les changements en cours sont trop profonds pour ne pas tout transformer. C’est à proprement parler une métamorphose que nous subissons. Un temps de révolution » [13].

Voilà qui fait écho à la thèse de Karl Marx : le développement des forces productives modifie les rapports de production établis, les nouvelles technologies finissent par imposer de nouveaux rapports et c’est alors un temps de révolution. Aujourd’hui, le développement des forces productives induit une complète métamorphose : le respect des lois d’un système complexe ne peut être qu’égal de la part des uns et des autres. La technologie des systèmes complexes impose donc aux rapports de production un principe éthique : l’égalité. Aux rapports de domination des uns sur les autres, elle substitue même ceux de services mutuels. Or, cette égalité dans les services mutuels est le pivot sur lequel Aristote fondait la réciprocité lorsqu’il découvrait les fondements de l’économie humaine. Révolution ? Oui mais… cette fois… de système ! Nous arrivons au seuil d’un système économique et d’un autre système économique. Mais ce que nous vivons, en sommes-nous pour autant conscients ?

« Cette révolution est celle de la complexité. Le monde, les nations, les rapports entre les gens ne sont plus du tout ce qu’ils étaient encore au milieu du XXe siècle.
 
La principale conséquence des progrès de tous ordres est que, dans l’organisation complexe qu’est le monde, les dépendances réciproques sont devenues innombrables.
 
Non seulement l’économie ou la finance, mais aussi le climat, la maladie, les révoltes, les catastrophes naturelles, les images, les exodes, les émotions, … tout est devenu l’affaire de chacun. L’égoïsme simpliste ne marche plus. En quelque sorte aujourd’hui, pour pratiquer un égoïsme efficace, il n’est d’autre solution que l’égoïsme élargi ! » [14].

N. Kosciusko-Morizet enfonce le clou :

« La réciprocité entre les individus n’est pas un rêve idéaliste : c’est au contraire une tentative réaliste de pratiquer un égoïsme juste et acceptable dans une société complexe » [15].

Voilà crûment avoué que ce n’est qu’à partir des conséquences du libéralisme économique que dans leur propre intérêt les capitalistes consentiront à la réciprocité, et non pas d’après un idéal métaphysique ou un choix éthique. Cette révolution s’impose en dépit de leur idéologie à tous ceux qui nés dans le système ne sauraient pourtant imaginer une autre vie !

N. Kosciusko-Morizet nous dit :

« Il est impossible, en vérité, de rétablir l’autorité, absolument indispensable, sans l’éclairer par les droits et les obligations entre les personnes. (…)
 
L’autorité ne peut être imposée sans raison et sans un accord implicite sur son exercice » [16].

Il s’agit bien du principe de réciprocité tel qu’il est requis dès la constitution de toute démocratie mais qui se trouve imposé par le développement des forces productives de la société. Il est donc nécessaire de reconnaître la nouvelle réalité.

Reconnaître la réalité est une chose, mais quelle autorité fera entendre raison aux privilégiés ? Ne continueront-ils pas à défendre leurs privilèges jusqu’à conduire l’humanité au désastre ? Qui peut imposer la réciprocité formelle à ceux qui sont immergés dans le système capitaliste ?

« Mais la réciprocité s’impose dans les deux sens : dès lors qu’elle est légitime, l’autorité s’impose et ne peut être bafouée. C’est là que les respirations de la droite et de la gauche diffèrent profondément.
 
Ainsi, dans la complexité des relations quotidiennes s’impose la réciprocité, comme le passeport d’un nouvel état des relations entre les personnes. Cela vaut pour le regard que nous devons porter sur notre pacte social, sur la lourde question de l’identité et sur le sujet vital de l’avenir de l’école dont dépend celui de nos enfants » [17].

Il n’y a donc pas d’autorité qui puisse imposer la réciprocité. N. Kosciusko-Morizet évite l’erreur d’une “idéologie” de la réciprocité, et celle plus grave encore, ici attribuée à la gauche, d’en appeler au pouvoir pour l’imposer. Elle s’en remet à la réciprocité réelle, la réciprocité que l’on peut qualifier d’anthropologique pour la distinguer des interactions (physiques ou biologiques) auxquelles on donne aussi le nom de réciprocité. Ce n’est pas par voie d’autorité que la réciprocité s’institue, c’est la réciprocité qui engendre l’autorité. L’autorité tient sa légitimité de la réciprocité entre les personnes. C’est donc à partir du peuple que peuvent renaître les valeurs humaines comme la responsabilité ou la confiance. Nous touchons au cœur de la démocratie et aux fondamentaux de l’économie. L’État, le politique se constituent à partir des sentiments qu’engendre la réciprocité dans la vie commune : la responsabilité et la justice ne sont pas des valeurs innées ou héritées. On ne peut invoquer les valeurs de la République comme un donné révélé, on ne peut que les engendrer par la pratique quotidienne de la réciprocité. Aucune valeur ne préexiste avant l’engagement de chacun dans une relation à l’autre qui se fonde sur l’égalité, la liberté et la fraternité. Et c’est à partir de ce pacte social que doit se reconstruire le tissu social, et à partir plus précisément de la propriété du travail de chacun qui n’a de sens que de s’adresser à…, et d’être reçu par… autrui, et là se produit cette métamorphose que N. Kosciusko-Morizet appelle révolution.

N. Kosciusko-Morizet se réfère à la réciprocité formelle mais fonde sa thèse sur la réciprocité réelle.

« Nous avons vécu sur l’ambition et l’illusion d’une nation une et indivisible. Nous venions d’époques de profondes divisions, de guerres civiles, de guerres religieuses, nous étions blessés par l’Histoire, parfois par notre histoire. Il nous fallait une chimère. Mais cette légende est utile. Elle dessine le rêve commun d’être ensemble sur cette terre de France. C’est cela la réciprocité des bienveillances : aller ensemble vers la France de demain. Une autre France probablement mais une France et rien d’autre.
 
C’est l’une des ambitions politiques les plus nobles et les plus exigeantes que de trouver le point d’équilibre entre l’unité et la diversité de notre beau pays. C’est affaire de bon sens, de jugement, d’ouverture, mais aussi d’autorité. Aucune loi ne peut écrire cette réciprocité-là de façon générale. Il faut la vivre  » [18].

N. Kosciusko-Morizet choisit une forme de réciprocité : la réciprocité des bienveillances. Mais pour que celle-ci puisse s’actualiser, ne faut-il pas supprimer les chaînes qui l’entravent ? Dès le moment où la propriété redeviendra un droit universel, aussitôt la proposition de la réciprocité des bienveillances deviendra crédible. Pour cela, encore faut-il que le travail réponde à l’identité de son auteur et soit respecté comme son œuvre, le contraire de ce que prétend l’idéologie capitaliste qui exproprie le travail et le traite comme un objet doté non plus d’une valeur mais d’un prix dans une relation de forces. La personnalisation du travail comme droit d’auteur ou label rend au producteur sa propriété comme celle de l’œuvre d’art à l’artiste, et reconnaît au travail la dignité qu’il acquiert dans la réciprocité. Ce lien, proclamé sacré par la Constitution de 89, défait après 93, bafoué lorsque le travail est exproprié moyennant le prix de la force de travail dépensée pour le réaliser, peut-on le réhabiliter ? Peut-on envisager de libérer le travail de sa privatisation par le capital et le restituer à son auteur sans renverser l’ordre établi ? Ce n’est en effet que dans le contexte de la réciprocité anthropologique que la propriété peut être dite sacrée. Elle est alors la réalisation de la personne qui a reçu de la communauté son nom social, son titre de sujet humain, sa dignité individuelle.

Dans le chapitre consacré à l’économie, N. Kosciusko-Morizet constate :

« De plus en plus, on recherche des produits à forte identité. On s’intéresse à nouveau au lieu de production. Chacun cherche un produit qui lui ressemble et qui participe à la définition de son identité » [19].

La personnalisation du travail implique la responsabilité de la communauté dans l’entreprise. L’idée est à peine évoquée, mais son orientation est sans équivoque :

« Mais voilà venir une nouvelle époque. Il faut des produits qui aient un terroir, des territoires qui aient une identité : voilà notre affaire ! Il faut des cycles de production économes en énergie et en matières premières, faire plus avec moins : il ne tient qu’à nous, qui sommes si pauvres en matières premières et si riches en matière grise, d’être les champions de cette révolution-là ! L’économie numérique permet de redonner de l’attractivité à des territoires qui semblaient à la périphérie du monde ; elle donne les clefs du succès à ceux qui savent inventer les services de demain, sans rendre nécessaire des investissements importants, bref, elle fait primer la créativité sur le capital, voilà pour nos jeunes entreprises ! » [20].

Un tel renversement de priorité entre le travail créateur et l’accumulation du capital est ici constaté comme une conséquence du développement des forces productives, et plus précisément du développement de l’économie numérique, dans un contexte néanmoins défavorable :

« Depuis un quart de siècle, les fourmis du monde émergent, ont travaillé et épargné, tandis que les cigales du monde riche consommaient à crédit les produits bon marché importés. Les émergents ne demandaient pas mieux que de financer les emprunts de leurs riches clients.
 
Même si en France, comme en Europe du Sud, ce sont les États-Providence qui ont vécu à crédit, non les particuliers comme aux États-Unis, c’est finalement toujours le “consommateur roi” qui a consommé à crédit ce qu’il ne produisait plus » [21].

Ce constat dénonce la consommation. Une option qui peut surprendre. Selon l’analyse classique, en effet, chaque entreprise se soumet aux exigences des actionnaires du capital pour bénéficier du crédit comme d’un avantage décisif sur ses concurrentes. Le capitalisme exploite ainsi aisément la production en la maintenant sous tutelle par le crédit jusqu’à saturation de la consommation. La surproduction conduit à la crise. Le dépassement de la crise exige la relance de la consommation par l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés. Mais ce n’est plus le cas dès lors que la spéculation des actionnaires joue le crédit à la consommation. Il n’est plus nécessaire que le salaire soit suffisant pour consommer la production puisque le crédit peut lui être substitué. Or, cette option n’est plus facultative : elle est nécessaire parce que le consommateur n’est plus à même de produire des services utiles. La disparition du travail et le crédit à la consommation, comme les deux mâchoires d’un étau, éliminent de la production le plus grand nombre et réduit la richesse au plus petit nombre, ce que l’on peut appeler la “phase néoténique du développement capitaliste” [22].

Mais est-ce le consommateur qui est en cause ou bien la logique du système capitaliste ?

« De façon générale, il faut inventer un nouveau capitalisme car il n’est pas de croissance possible sans accumulation de capital. », défend N. Kosciusko-Morizet. Mais peut-on confondre capitalisme et accumulation du capital ? Le capitalisme est l’accumulation du capital grâce à la privatisation de la propriété et l’expropriation du travail de ceux qui ont perdu le contrôle de leurs moyens de production. Dans les systèmes de réciprocité ou de redistribution, il y a également accumulation de bénéfices, mais cette accumulation ne peut être privatisée, et elle demeure motivée par la redistribution, la consommation ou l’investissement. Convenons que le capitalisme se définisse par l’accumulation de profits et non pas de bénéfices. La notion de profit implique l’exploitation des uns par les autres. Si au contraire on appelle seulement capitalisme l’accumulation de bénéfices, la phrase de N. Kosciusko-Morizet signifie qu’il est urgent de refonder l’accumulation de ce capital, de sorte qu’il permette aux entreprises de poursuivre leurs objectifs au bénéfice de tous. Mais dans le système actuel, l’accumulation de capital est ordonnée au profit des uns par l’exploitation du travail des autres (et comme on vient de le dire, sous une forme plus complexe par la spéculation sur le crédit à la consommation). Pour qui entend par accumulation de capital l’expropriation du travail, refonder la dite exploitation pour la rendre plus performante, fût-ce en la soumettant à une réciprocité formelle, ne peut qu’approfondir le manque à être que N. Kosciusko-Morizet constatait comme une crise de responsabilité.

Résumons :

La seule réciprocité formelle appliquée aux relations d’échange entre les choses ne substitue pas aux rapports de force entre intérêts des uns ou des autres une relation de réciprocité entre les personnes. Cependant, les interactions des systèmes complexes qui échappent au pouvoir des uns ou des autres imposent le respect égal des rapports naturels, conduit à la neutralité des rapports de force, paralyse la violence, interdit de détruire les conditions d’existence, contraint les individus à une mutuelle dépendance qui les rapproche de relations intersubjectives réciproques, et substitue aux relations entre intérêts une relation d’intersubjectivité préalable. Cette évolution est un processus révolutionnaire.

Mais pour N. Kosciusko-Morizet, ce processus révolutionnaire ouvre droit à une refondation du capitalisme :

« Il faut rétablir la confiance. Le socialisme français et parfois une droite complexée par la gauche ont préféré injurier le capital, plutôt que le discipliner » [23].

Car c’est au profit que devraient être associés les salariés de l’entreprise capitaliste dans cette perspective de la gauche gaulliste. Et ce serait donc cela « l’égoïsme élargi »…

« Mais surtout, on fait croire à tort que le capitalisme ne concerne que les plus riches de nos concitoyens. Quelle erreur ! On a, par exemple, voulu éliminer les stock-options au lieu d’en faire profiter un plus grand nombre de salariés qui auraient été, ainsi, associés au succès de leur entreprise. La participation comme l’intéressement est une grande intuition gaullienne qu’il faut ranimer.
 
Enfin un chantier s’impose à notre pays pour réhabiliter la culture du travail.
 
Il n’est plus possible de perpétuer les fadaises inventées par la gauche française sur le partage du travail : il n’est pas vrai que l’oisiveté des uns favorise le travail des autres. C’est même tout le contraire : le travail des uns génère le travail des autres, dans un mouvement de dynamisme économique général. La réhabilitation du travail est une priorité nationale : c’est évidemment une nécessité économique, mais c’est aussi une affaire de disposition d’esprit dans notre pays » [24].

La réhabilitation du travail est certes une priorité. Et que le travail des uns génère le travail des autres est l’espérance de tous ceux qui dénoncent que le travail des uns consiste à exploiter ou exproprier le travail des autres. Mais ne jouons pas sur les mots : comment peut-on faire du capitalisme qui est seul responsable de l’inégalité généralisée, de la spéculation effrénée des détenteurs de la propriété privée au point de menacer la planète d’une crise ou d’une guerre mondiale, un modèle à généraliser ?

Le capitalisme doit-il être refondé ou dépassé ?

Ce manifeste n’en est pas moins un événement. N. Kosciusko-Morizet rompt avec le libre-échange aveugle puisqu’elle l’encadre par la réciprocité formelle. Elle reconnaît que la réciprocité formelle n’a de sens éthique que si elle relaie la réciprocité réelle sans laquelle les hommes sont en déficit de responsabilité. Elle imagine cette réciprocité entre les personnes au départ de la future économie, remet en cause la définition du travail et de l’entreprise à l’occasion d’une référence aux thèses de l’écologie politique, tente de trouver un compromis entre cette économie et la technologie développée sous le contrôle capitaliste. L’information cesse en effet d’être maîtrisée par les classes dominantes. Les technologies du numérique mettent l’information à la disposition de tous, et ce nouveau progrès change radicalement les rapports humains : ceux-ci ne peuvent plus être de domination des uns sur les autres, mais de partage. Les nouvelles générations héritent d’une chance qu’aucune autre, depuis le commencement des temps, n’a connue : la possibilité de construire une communauté universelle.

Une telle réflexion, même située à l’intérieur du système capitaliste, que l’on pourrait qualifier de critique interne, se rapproche de la critique externe du même système capitaliste. Au point de convergence de ces deux critiques, qui se situe à la limite des possibilités d’extension du système capitaliste, peut s’ouvrir un dialogue grâce à cette clef : la réciprocité.

En tout cas, le débat est ouvert :

« Nous n’avons pas voulu ici proposer un programme, ou une série de mesures. (…)
 
La plupart devront être partagées, débattues, construites dans les prochaines années. (…)
 
Aujourd’hui, c’est d’une méthode commune, d’un cap, et d’un état d’esprit à partager dont nous avons besoin. Et nous proposons la réciprocité, comme clef » [25].

*

Pour aller plus loin, cf. D. TEMPLE, Projections post-capitalistes :
- I. L’Allocation Universelle (1998).
- II. Pourquoi avons-nous besoin d’une autre logique (2008).
- III. La phase néoténique du système capitaliste et l’économie de réciprocité (2009).
- IV. Essai sur le code, le label et la clef de la Réciprocité (2009).

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Notes

[1] Sa thèse reprend une expression utilisée une 1ère fois par N. Sarkosy et F. Hollande dans un duel télévisé, lors de la campagne du 1er tour de l’élection à la Présidence de la République, où N. Sarkosy, annonçait qu’il défendrait des « règles de réciprocité » dans les échanges avec la Chine. F. Hollande lui répondit qu’il avait le premier utilisé le terme de réciprocité, parce que la Chine appliquait le principe du libre-échange en position de domination sur ses partenaires, au moyens de salaires inférieurs à ceux des européens. N. Sarkosy répliqua qu’il n’entendait pas appliquer le principe de réciprocité à la Chine de façon discriminatoire, mais à tout le monde y compris les États-Unis d’Amérique.

[2] Nathalie KOSCIUSKO-MORIZET, La France droite, p. 4.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 5.

[6] Qui les unit en un seul concept comme les obligations de donner recevoir et rendre, selon la thèse de Marcel Mauss. Lire de D. TEMPLE :
- “Les origines anthropologiques de la réciprocité” (1989).
- “Lévistraussique - De Mauss à Lévi-Strauss (1997).
- “Réciprocité restreinte et réciprocité généralisée” (2012).]

[7] Ibid., p. 1.

[8] MAS, Cédric. “Réflexions sur la notion d’abusus dans le droit de propriété”, Blog de Paul Jorion, Billet invité du 10 et 11 janvier 2012.

[9] Selon Cédric Mas : « Il est pourtant un domaine où ce droit, et particulièrement l’abusus, reste d’une étonnante réalité, c’est la propriété économique des entreprises. En effet, parmi les choses pouvant être possédées par un homme (ou une femme), nous trouvons les valeurs mobilières représentant une part de propriété d’une entreprise, personnel morale de droit privée. Ces valeurs mobilières correspondent à une portion du capital de cette entreprise, qu’il s’agisse d’actions ou de parts d’associés, détenues par les propriétaires de l’entreprise. Ces parts, qui sont autant de titres de propriété, correspondent au versement d’une somme à la création de l’entreprise et donnent deux droits essentiels : le premier est de décider du sort de cette entreprise, en nommant ses dirigeants et en prenant les décisions les plus graves, et le second est de percevoir les fruits de cette part c’est-à-dire une fraction de la valeur produite par l’entreprise. Contrairement aux prêteurs, l’actionnaire/associé n’est pas un simple créancier mais un propriétaire au sens de l’article 544 du code civil de l’entreprise. Il dispose donc de l’abusus à ce titre, et c’est l’un des derniers domaines où il se révèle en pratique « le plus absolu » des droits. En effet, la jurisprudence rappelle constamment que les décisions de ces propriétaires relèvent de l’ordre patrimonial privé, et échappent à tout contrôle quelles que soient leurs conséquences sociales, économiques et politiques. Un propriétaire d’une personne morale de droit privé dispose donc d’un abusus sur cette personne bien plus important que celui dont dispose le propriétaire d’une maison ou d’un terrain sur ceux-ci. Les actionnaires ou associés peuvent changer de dirigeants ad nutum, sans motifs ni justifications (sous réserve de l’abus ou de la faute), ils peuvent modifier la politique, la stratégie, ils peuvent vendre, fermer l’entreprise. » (Cédric Mas, Blog de Paul Jorion, op. cit.)

[10] N. KOSCIUSKO-MORIZET, « La France droite », op. cit., p. 5.

[11] Ibid.

[12] Selon l’expression de Marcel Mauss.

[13] Ibid., p. 17.

[14] Ibid., p. 17.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid., p. 18.

[18] Ibid., pp. 19-20.

[19] Ibid., p. 8.

[20] Ibid., p. 23.

[21] Ibid., p. 6.

[22] Cf. D. TEMPLE, (2009) “La phase néoténique du système capitaliste et l’économie de réciprocité”.

[23] Ibid., p. 11.

Moyennant donc deux approximations : injurier pour dénoncer, et capital pour profit.

[24] Ibid., p. 11.

[25] Ibid.


FORUM DE DISCUSSION

❀ Mireille CHABAL dit :

Fri, 16 Nov 2012 23:04:19

Les voies de la Théorie de la Réciprocité sont parfois imprévisibles ! Le mérite de ce texte à mes yeux est de se placer au-dessus des idéologies, sans pour autant faire la moindre concession à la thèse qui croit pouvoir refonder le capitalisme. Le capitalisme est fini et la clé du nouveau monde est la réciprocité. Je ne suis pas sûre que Madame Kosciusko-Morizet veuille combattre l’individualisme. Elle paraît enfermée dans une vision qui ne peut imaginer aux actes humains un autre motif que l’intérêt égoïste. Mais peu importe ! Par delà leurs morales différentes, les acteurs politiques sont amenés à admettre que la règle formelle de réciprocité doit s’imposer aux échanges. Je croyais jusqu’à présent que le principe de l’échange était la réciprocité formelle. Mais l’échange, égal dans sa théorie, est presque toujours inégal dans sa réalité. Il faut donc qu’une règle de réciprocité formelle soit appliquée. Peut-on dire : la réciprocité formelle s’applique à l’échange d’objets ; la réciprocité anthropologique concerne la relation de sujets et fait d’eux des sujets humains ?


❀ Mireille CHABAL dit :

samedi 27 octobre 2012 12:03

Je relis ton texte après avoir lu l’intégralité du Manifeste de NKM.

Je suis d’accord de la créditer a priori, par delà les choix idéologiques, les siens et les miens. Après tout qu’une femme de droite récupère la réciprocité, même si cela me dérange, cela doit être salué.

Mais stop ! vous ne parlez pas de la même chose. Dès les premières citations que tu fais de son texte, on voit qu’elle parle sous le nom de réciprocité, d’échange, et d’échange intéressé : chercher un intérêt réciproque, plutôt que le conflit des égoïsmes. (p. 1 de ton texte, p. 5 du sien)

Tu poursuis, toi, sur ta définition de la réciprocité. "Pourtant toutes les communautés du monde sont organisées par la réciprocité,…"

"Le seul sentiment nécessaire pour articuler cette réciprocité formelle sur la réciprocité réelle est le respect mutuel."…

Justement NKM utilise cette expression de réciprocité formelle. C’est à propos de l’Aide Médicale d’Etat et des 30 € (symboliques à ses yeux, mais par pour des nécessiteux) qu’il fallait acquitter pour y accéder, mesure supprimée par les socialistes. On voit bien ce que serait ici une réciprocité "réelle" et non formelle, dans sa vision : ce serait une cotisation qui couvrirait les coûts du système au lieu d’être symbolique. (p. 18 "Elle ne couvre bien sûr rien ou si peu des coûts du système"). Pour elle une réciprocité réelle et non formelle seulement, est un échange. Pour toi, la réciprocité formelle est la réciprocité qui peut décrire l’échange et la réciprocité réelle est la réciprocité anthropologique qui sera définie plus loin.

Or tu écris : "Admettons donc que les termes de communauté et de société s’opposent ici comme deux formes de la réciprocité, l’une vécue de façon immédiate comme une relation intersubjective instituant droits et devoirs immanents, l’autre, qui supprime la violence de l’appréhension affective des valeurs communes grâce à la médiatisation d’une relation objective que développe le libre échange (le doux commerce de Montesquieu)".

Je comprends peut-être mal mais la communauté pratiquerait la réciprocité réelle et la société la réciprocité formelle, l’échange.

Mais pour elle la réciprocité réelle c’est l’échange !

Vous ne donnez pas aux mots le même sens. Cela pourrait être un procédé polémique (ironique) mais ce n’est pas l’esprit de ton texte qui finit par un hommage !

("Ce manifeste n’en est pas moins un événement. N. Kosciusko-Morizet rompt avec le libre échange aveugle puisqu’elle l’encadre de la réciprocité formelle.")

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Dominique TEMPLE dit :

jeudi 24 janvier 2013 9:31

Si l’on en appelle à la réciprocité formelle, il faut pouvoir l’imposer, notamment au libre-échange. C’est pourquoi Mme Kociusko-Morizet pose la question de l’autorité. L’autorité se réfère à des valeurs. Il me semble que si l’on se réfère à des valeurs constituées sans comprendre la genèse de ces valeurs, on va à l’affrontement des références des uns et des autres… (plus exactement des priorités accordées par les uns ou les autres à telle ou telle valeur…) car toutes les valeurs se présentent comme des absolus.

Le problème pour une société qui par sa complexité est amenée à faire appel à la réciprocité formelle est qu’il lui faut user de la force pour faire prévaloir sa conception du droit... à moins de comprendre comment s’engendrent les absolus auxquels se réfèrent chacun et maîtriser leur production : ce n’est donc pas d’opposer le doux commerce de Montesquieu à l’économie primitive qui est la solution, c’est-à-dire d’imposer la réciprocité formelle au libre-échange (ce que l’on peut lire dans Montesquieu), mais d’opposer à la réciprocité réelle empirique une réciprocité réelle rationnelle. Oui, nos conceptions sont différentes. L’échange peut être utile mais c’est tout.

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