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septembre 2018

VI. La guerre

Dominique Temple

Selon Aristote, lorsque les communautés primitives ne parviennent pas à établir entre elles de relations de partage (metadosis), elles peuvent recourir au troc (allagé) et sinon à la guerre. C’est donc depuis les origines qu’est donnée l’alternative entre la guerre et la réciprocité, ou que le principe de réciprocité est confronté à celui de l’échange mais aussi à la guerre.

La guerre ! Lévi-Strauss a montré comment pour dépasser le cadre étroit de la réciprocité de face-à-face des organisations dualistes primitives –réciprocité qu’il dit restreinte– les hommes inventèrent un second interdit qui conduisit dans les systèmes de parenté au mariage matrilatéral (une autre forme de la réciprocité ternaire que la filiation [1]). Or, lorsque cette réciprocité devient d’ordre économique, elle oblige à définir des termes nouveaux qui ne sont plus des termes de parenté, comme le gage matrimonial, et c’est l’occasion de recourir à la monnaie [2]. Lorsque la fortune ou la richesse ne parvient pas à autoriser de telles procédures, la société se referme sur elle-même par la relation matrimoniale patrilatérale qui limite les communautés à des familles nucléaires rivales entre elles. La transgression de l’identité dictée par la prohibition de l’inceste oblige à recourir au rapt. L’homme soumet aussitôt celui-ci à la réciprocité afin de juguler le déchaînement de la violence et de soumettre celle-ci à la Loi (le talion de la réciprocité négative).

La valeur commune de référence produite par la réciprocité de vengeance s’exprime dans l’imaginaire par l’honneur du guerrier. C’est en son nom que de nombreuses sociétés aujourd’hui encore conçoivent leur éthique. La Loi issue de la réciprocité négative prononce comme son commandement que le premier meurtre est interdit, autrement dit que la guerre d’anéantissement est insensée, et comme second, quele meurtrier doit subir –comme disent les Érinyes d’Eschyle– ce qu’il a fait subir à autrui afin que chacun devienne conscient de ses actes.

Sans doute existe-t-il des raisons plus profondes à la réciprocité négative, comme l’espérance d’une vie après la mort, mais c’est une autre question. Retenons qu’entre systèmes qui ignorent la réciprocité, la guerre est donc sans loi, guerre d’anéantissement. Le génocide aveugle commence où cesse la réciprocité, où le sens fait défaut entre les hommes. Le défaut de sens est la conséquence du défaut de réciprocité. Entre les uns et les autres, l’incompréhension conduit à la mort ou à l’esclavage des vaincus. La guerre acquiert ainsi un rôle économique de premier plan puisqu’elle s’accompagne du pillage et de l’esclavage.

L’articulation de la guerre sur la paix du vainqueur atteste l’inféodation du symbolique à l’imaginaire ou tout au moins de la puissance, au sans aristotélicien, au pouvoir de domination. L’empire romain par exemple prouva à l’envie l’efficacité de la guerre pour accroître son pouvoir de prestige [3].

Tenons-nous en à cette distinction entre la réciprocité négative et la guerre d’anéantissement. Cette distinction apparaît plus évidente encore lorsque l’on compare le point de vue des colons partisans du libre-échange et celui des colonisés qui pratiquaient entre eux la réciprocité négative. Les premiers tuent autant qu’ils peuvent pour conquérir toujours plus de richesses, à moins qu’ils n’aient besoin de main-d’œuvre pour leurs exploitations et n’instaure alors l’esclavage sur les territoires conquis. Les seconds se contentent de la victoire pour l’honneur sans avoir besoin de détruire leur adversaire. Il leur suffit parfois d’un prisonnier, qu’ils sacrifient à leur Dieu de la vengeance, pour arrêter les hostilités. Ici, encore, le quiproquo  (lire la définition) entre les uns et les autres sur leurs références respectives conduit à ce qu’il ne reste bientôt qu’un seul adversaire maître du pouvoir : le colon.

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Suite : VII. L’idéologie du libéralisme économique

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Notes

[1] La réciprocité ternaire pour les sociétés patrilinéaires, mais toutes les sociétés tendent à devenir patrilinéaires car le nom du père affranchit du référent biologique du nom de la mère.

[2] En guise de transition, Lévi-Strauss note que dans les chants et les mythes de l’Inde, le nom de “monnaie” est attribué à la fiancée.

[3] César soumit Rome à son prestige grâce à la redistribution du butin prélevé par ses légions et confisqua les propriétés des agriculteurs pour les distribuer aux vétérans : on voit alors clairement la ligne de fracture entre la force des armes et la force de travail se déplacer, de sorte que l’homme à l’épée domine l’homme à la houe au lieu de le servir.


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