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février 2008

Communauté et réciprocité

Dominique TEMPLE

L’enjeu de la réciprocité

Sans doute toutes les Traditions ont-elles eu l’intuition que la conscience humaine résultait de la confrontation de dynamismes contradictoires entre eux (dits, par conséquent, forces aveugles, ténèbres ou chaos). Elles ont alors décrit l’apparition de la conscience comme métamorphose des ténèbres en lumière [1]. Elles ont précisé le plus souvent l’idée de cette métamorphose à partir de la confrontation de l’identité et de la différence. L’identité ne peut rester elle-même, disent-elles, mais doit être relativisée par la différence... c’est l’interdit du même, la prohibition de l’inceste. Ou bien à l’inverse : La différence, pour être féconde, doit se relativiser par l’identité. C’est l’interdit du tout autre.

Pour les communautés amérindiennes, par exemple, Lévi-Strauss observe :

« Dans la pensée des Indiens de l’Amérique septentrionale, et sans doute aussi ailleurs, l’équilibre familial est conçu comme toujours menacé : soit par l’inceste qui est une conjonction abusive, soit par une exogamie lointaine qui représente une disjonction pleine de risques. Or, les liens familiaux ne doivent être ni resserrés, ni distendus à l’excès » [2].

Selon les premiers versets de notre propre Tradition, l’altérité, symbolisée par la différence sexuelle, est requise par les Elohim (« Et les Elohim ont créé l’homme à leur image, ils le créèrent à l’image des Elohim : mâle et femelle ») mais non sans une identité commune : la femme est tirée du côté de l’homme. Mais pourquoi la plupart des Traditions placent-elles la réciprocité au commencement de l’histoire des hommes ? La conscience de soi n’émerge-t-elle pas spontanément dans la nature pour tout être vivant chaque fois que des enjeux contradictoires entre eux se neutralisent l’un l’autre et libèrent un instant de choix entre leurs déterminations respectives ? Sans doute ! Mais le passage d’une dynamique en son contraire, par exemple le passage de la vie à la mort pour tout animal menacé par son prédateur, est généralement un instant fugace et la situation en elle-même contradictoire qui en résulte autorise un choix qu’ordonné à sa finalité biologique. Lorsque cette situation contradictoire  (lire la définition) est engendrée par la réciprocité l’instant du choix est pérennisé et se construit comme instance de liberté.

La réciprocité confronte en effet deux situations antagonistes (agir et subir) en les redoublant de façon inverse. La réciprocité apparaît ainsi comme le truchement par lequel chacun redouble la finalité inhérente à l’agir par la finalité inhérente au subir [3]. Deux consciences biologiques, aveugle chacune de l’autre, deviennent par leur confrontation et relativisation réciproque consciences l’une de l’autre et se donnent mutuellement sens. Dans un équilibre contradictoire parfait, la réciprocité instaure une conscience de conscience  (lire la définition) libre par rapport aux déterminations de la nature biologique. Cette conscience de conscience se présente comme Autre pour le moi de chacun ; ce qui ne veut pas dire réductible au moi d’autrui. Elle est une référence qui se présente de façon extérieure à l’identité individuelle de l’un comme de l’autre.

Cette Altérité  (lire la définition) (avec un grand A) semble donc naître hors de la nature, ce pourquoi, sans doute, elle est dite surnaturelle ou divine. Il faut souligner que cette nouvelle conscience de soi, libérée de toute détermination biologique, est uniquement consciente d’elle-même : elle est sa propre “révélation”. Elle est donc Sujet. Cette révélation, que nous avons désignée comme l’Autre, terme emprunté à la psychanalyse, est ainsi présente comme Sujet en chacun des partenaires de la relation de réciprocité. Cet Autre-Sujet, qui résulte de l’épanouissement du soi dans la relation de réciprocité avec autrui, est une nouvelle naissance : celle de l’Humanité en chacun de nous. D’où l’expression commune à toutes les communautés de réciprocité : « Nous Voici les Vrais Hommes »

La réciprocité à l’origine du symbolique

Le sentiment ou la conscience d’être humain, né au cœur de la réciprocité, sentiment commun aux uns et aux autres, s’exprime par (et sur) le corps des uns et des autres, ce dont témoigne la beauté. On pourrait parler de transfiguration. Mais on pourrait aussi parler de transsubstantiation puisque le corps est le siège de la métamorphose du moi en soi, de la métamorphose d’une identité naturelle en identité humaine. Aussitôt que les expressions de cette conscience, chants, hymnes, danses, scarifications, tatouages, peintures corporelles, parures peuvent se détacher du corps, elles deviennent des masques, visages du spirituel ; et tout ce que l’on donne ou que l’on transmet comme tel, est un symbole.

Enfin, la conscience humaine n’est pas seulement un produit de la métamorphose des énergies de la nature, elle commue l’efficience de ces énergies en son efficience propre : c’est le “il doit” des Anciens ou “l’obligation de réciprocité”. Le mana des Polynésiens, le hau des Maori, l’esprit du don redécouvert par Marcel Mauss sont efficients [4]. Le symbole est actif, il est moteur, il est une energeia [5], il est une parole impérieuse : un commandement. L’objet symbolique est doué d’une force qui entraîne les partenaires dans son mouvement, et si ce mouvement est à nouveau la réciprocité, il crée davantage de sens.

Si donc la réciprocité mobilise le don, apparaît l’esprit du don qui ordonne la reproduction du don. Donner et recevoir deviennent des obligations du don lui-même. Si la réciprocité s’exprime en termes de violence, apparaît l’esprit de la vengeance, le kakarma des Jivaros, les Erinyes des Grecs… qui nomment et ordonnent la vengeance  (lire la définition) .

Notons que dans la réciprocité des dons, le réinvestissement d’un objet symbolique est une perte pour le donateur, mais cette perte est elle-même symbole de la fonction symbolique car elle est analogue à l’annihilation des forces de la nature nécessaire à la genèse de la valeur (la relativisation des finalités biologiques au sein de la réciprocité originelle). L’offrande ou le sacrifice est ainsi à l’origine la mise en scène de la genèse du symbolique, la représentation de la métamorphose du naturel en spirituel (ce qu’illustre la consumation, par exemple, sur les autels).

Si le symbole devient un signifiant prêt à engendrer plus de sens dès lors qu’il entre dans un nouveau cycle de réciprocité, le don recevra à chaque réinvestissement une nouvelle valeur (la plus-value de renommée). Et si le mana s’exprime dans la parure puis dans le trésor, parures ou trésors seront reçus comme titres de gloire. Le désir d’acquérir le prestige reconnu dans les symboles lutte à présent avec le désir d’être l’auteur du prestige que l’on produit en redonnant (la dialectique du don) [6].

Tout arrêt dans l’investissement de la parole afin de créer plus de sens paralyse la genèse et induit le fétichisme de la valeur : l’appropriation du symbole. Avec l’appropriation vient la compétition pour le pouvoir. La finalité du don peut donc à tout moment être renversée en son contraire. Mais puisque le sens se crée par la réciprocité, la réciprocité lutte naturellement avec l’appropriation, le symbolique avec le symbolisme… et la conscience avec le pouvoir, du moins dans les sociétés de réciprocité.

La réciprocité et l’économie de réciprocité

De la réciprocité primordiale, retenons qu’elle engendre un sentiment qui origine les valeurs de référence et que ces valeurs sont aussitôt réengagées au niveau de leur expression dans une nouvelle structure de réciprocité. De ces deux niveaux de réciprocité  (lire la définition) , l’un peut être dit réel, et l’autre qui structure le langage puis la vie politique, symbolique.

Mais pourquoi le don ? Le don transporte la réciprocité hors du contexte biologique où elle est née, hors du corps à corps de l’alliance et de la filiation : il transcende en effet le réel parce qu’il est déjà un symbole. Le don est quelque chose de réel, hospitalité, don des vivres, mais aussi un symbole de l’humanité née de cette hospitalité, née de ce don des vivres, et donc une parole qui se situe à un autre niveau que celui de la nature, suscitant la construction d’une seconde existence, une existence artificielle : la cité… Il permet de recréer la réciprocité comme le fondement économique de la société. Il meut le réel : il se reconvertit en nourriture, hospitalité, protection et soins, mais à partir d’une production destinée à cet effet et qui répond à la volonté et l’expression d’une conscience. Donner, recevoir et rendre signifient, alors, produire-pour-donner, consommer-pour-recevoir et produire-pour-redonner. “Donner-recevoir-rendre” accroît le sentiment d’humanité certes mais en construisant la cité par la production.

La rupture de la réciprocité sera la mort de la société à moins de renoncer au don sans renoncer à la réciprocité... et que l’on procède au meurtre, au pillage, au rapt en sollicitant la vengeance pour être reconnu d’autrui en tant qu’ennemi, comme Caïn dont le don ne fut pas agréé et qui sera vengé sept fois…

La réciprocité positive et la réciprocité négative

Voici donc deux formes  (lire la définition) opposées de réciprocité : celle du don et celle de la vengeance. Dans les communautés d’Amérique, elles apparaissent étroitement liées comme si l’une devait nécessairement être équilibrée par l’autre, parfois ensemble, la réciprocité positive animant le plus souvent les relations entre les proches et la réciprocité négative les relations lointaines. Chez les peuples Jivaros, un système de réciprocité de meurtre est entrelacé avec un système de réciprocité d’alliance en dominos : un homme noue avec un partenaire une relation d’amitié à vie. Il lui donne tout et reçoit tout de lui. Mais chacun peut établir une relation identique avec un autre partenaire. Se créent ainsi des réseaux dits d’amitié ouverts sur l’étranger car ils ne sont pas astreints au respect d’aucun préalable de parenté ou d’alliance et ces réseaux tracent des chemins pour la circulation des richesses.

Dans les Andes, on observe tantôt des organisations dualistes dans lesquelles amitié et inimitié sont intimement mêlées, tantôt des organisations quadripartites dans lesquelles les familles se font face en deux moitiés, pour les relations de dons et d’alliance, et en deux autres moitiés pour les actes de violence ou leurs substituts. Ici encore on observe un curieux balancement entre les structures qui mobilisent la bienveillance et celles qui mobilisent la violence...

Ces mêmes communautés d’Amazonie et des Andes font davantage droit à la réciprocité généralisée (que l’on peut appeler également ternaire puisqu’il suffit de trois partenaires pour constituer ce type de réciprocité). Et l’on en distinguera deux modalités, linéaire ou centralisée, suivant que chacun est intermédiaire entre deux autres ou qu’un seul est intermédiaire entre tous les autres. De l’organisation de ces structures entre-elles naissent des systèmes de réciprocité  (lire la définition) et des cités différentes…

Les valeurs créées par la réciprocité

La réciprocité binaire et l’amitié

La réciprocité binaire simple, celle qui naît de la rencontre avec autrui, engendre, on l’a dit, une conscience de soi libre de toute détermination biologique. Des deux existences biologiques mises en jeu résulte une conscience de conscience qui apparaît comme un Tiers entre elles, un Tiers invisible. Le sentiment qui caractérise une telle conscience de conscience est aussi une énergie : il s’éprouve comme une puissance autonome, libre, bien qu’elle ne puisse se manifester sans la présence d’autrui. Si, donc, elle prend siège en chacun des partenaires de la réciprocité comme sa propre liberté, elle n’en a pas moins sa raison d’être en l’autre. De plus, dans le moment où elle se manifeste comme Sujet pour l’un, elle se voit dans l’expression de l’autre. Elle a donc un corps et un visage : elle est immédiatement ce que l’on appelle l’amitié ou plus exactement ce que les Grecs appelaient la philia, l’amitié mutuelle.

La réciprocité et la responsabilité

Rien de tel dans la réciprocité ternaire où l’image de l’Autre est partagée entre le partenaire de qui l’on subit et le partenaire sur lequel on agit. Aucun de ces deux partenaires n’est pour l’intermédiaire à la fois celui qui agit et qui subit et ne peut donc lui révéler le sentiment de l’Autre-Sujet, du Tiers, de l’Humanité. L’intermédiaire a l’impression d’être seul à réaliser ce que nous venons d’appeler le Tiers (l’Autre-Sujet) puisqu’il est seul à donner et recevoir à la fois. Le tiers intermédiaire d’une structure de réciprocité ternaire se reconnaît lui-même comme l’Humanité dans l’écho de sa propre parole. Il lui semble donc qu’il est la source de l’Autre-Sujet. La réciprocité ternaire engendre ainsi l’individuation de l’Autre-Sujet en tant qu’Humanité révélée à elle-même, l’individuation de l’Être.

Le tiers intermédiaire n’est pas pour autant condamné à la solitude car la structure de réciprocité lui impose de compter implicitement l’existence de son prochain comme tout autant que la sienne propre. Elle lui impose de postuler que celui dont il subit puisse subir et que celui sur lequel il agit puisse agir sous peine de sa propre disparition comme être humain, sous peine de sa propre mort spirituelle. Plus précisément, la réciprocité ternaire désigne le prochain, pourvu que celui-ci donne ou qu’il reçoive, comme autre soi-même.

De la même façon, la structure ternaire centralisée désigne au tiers intermédiaire tout autre donateur ou donataire comme autre soi-même ; elle dicte à qui est à la place du tiers intermédiaire entre les autres le postulat que tout homme est un autre lui-même alors même que cet autre est absent de son horizon. Le sentiment qui en résulte est le sentiment de responsabilité  (lire la définition) . La responsabilité est l’injonction d’une structure invisible, injonction à être sujet de la parole pour le compte de tous. Elle est ensuite l’acte de cette parole, le fait de s’adresser à tous comme l’expression de l’Humanité (ou de la Divinité).

Dans la réciprocité ternaire, la liberté individuelle est l’expression non pas de l’intérêt propre, comme dans un système de libre-échange, mais de la responsabilité. Plus précisément l’Individuation du Sujet signifie que la Liberté devient Responsabilité.

La réciprocité et la justice

Que l’on construise à présent une structure ternaire et bilatérale, c’est-à-dire dans laquelle un don par exemple reçu d’un côté et donné de l’autre côté est équilibré par un don en sens inverse qui retourne au premier donateur par le même intermédiaire, la nécessité de prendre en compte l’existence de l’un mais aussi l’existence de l’autre confère à la responsabilité un sentiment nouveau qui s’exprime à son tour comme un impératif catégorique : le sentiment de justice.

D’autres structures élémentaires comme le partage ou encore la structure ternaire centralisée, plus connue sous le nom de redistribution ou réciprocité verticale, sont les matrices d’autres valeurs que nous ne commenterons pas ici. On devine cependant par ces exemples que chaque structure élémentaire de réciprocité est la matrice d’une valeur humaine spécifique et que toute société a recours à toutes les structures élémentaires de réciprocité possible... mais que l’organisation ou le rapport entre ces structures diffère de l’une à l’autre, d’autant plus que certaines de ces structures s’excluent mutuellement, comme la réciprocité généralisée linéaire et la réciprocité généralisée centralisée. Pour les concilier, il est nécessaire de les faire cohabiter en leur accordant des territorialités qui leur soient propres. Les modalités de ces cohabitations sont diverses, et, selon l’importance ou la priorité que l’on accordera à l’une ou l’autre des structures élémentaires, les systèmes de réciprocité conduiront à des idéaux ou des références éthiques différents.

À cela s’ajoute le fait que la même structure peut engendrer des valeurs différentes suivant qu’elle mobilise telle ou telle activité humaine. Chez les Jivaros, le kakarma issu d’un système de réciprocité de meurtre était jadis la référence suprême et la notion de valeur donc différente de celle des sociétés où le mana est le produit de la réciprocité des dons.

Les deux Paroles

Nous avons dit que l’expression de chacune de ces valeurs fondamentales, responsabilité, justice, amitié, confiance, signifiait mais qu’elle pouvait aussi être engagée dans une structure de discours qui réponde à son tour au principe de réciprocité. La parole devient aussitôt créatrice de sens à un autre niveau : celui du langage. La réciprocité devient ainsi principe d’organisation de la cité à partir de l’efficience de la parole.

Dans les Andes, le langage se déploie grâce à une modalité de la fonction symbolique que Lévi-Strauss a appelé le principe d’opposition : une communauté de réciprocité se représente à elle-même par deux termes opposés (noir et blanc, par exemple). Cette opposition conventionnelle autorise la reproduction de la réciprocité (dès lors, le blanc sera rayé de noir et le noir rayé de blanc, ce qui peut signifier que de deux moitiés on est passé à quatre sections [7]). Les deux moitiés peuvent interrompre le processus de réciprocité et chacune peut choisir d’inféoder le sentiment d’humanité auquel elle a eu accès à sa particularité. Dès lors, chacune aura comme but son intérêt propre au détriment de l’autre et se constituera en communauté séparée, puis proposera à l’autre d’échanger ce dont elle a en excès contre ce qui lui manque pour se réaliser selon son idéal. Dans les sociétés amérindiennes, cependant, il semble que la réciprocité l’ait toujours emporté sur l’échange jusqu’à ce que l’échange ait été imposé par la colonisation.

Aujourd’hui, la confrontation des deux systèmes de la réciprocité et de l’échange s’opère selon différentes modalités qui vont du “Quiproquo Historique”  (lire la définition) à la reconquête des valeurs d’humanité au sein des Conseils ethniques  (lire la définition) .

Le principe d’opposition est trop connu pour que nous insistions davantage sur l’importance de son rôle mais est-il la seule modalité de la fonction symbolique en usage dans les communautés de réciprocité ?

Les structures élémentaires de réciprocité (comme le partage ou la réciprocité généralisée centralisée) suggèrent une forme d’expression plus adéquate que le principe d’opposition pour exprimer les sentiments qu’elles produisent. Nous appelons cette seconde modalité de la fonction symbolique : principe d’union  (lire la définition) . Ce deuxième principe se superpose presque partout au principe d’opposition et il est à l’origine de la religion.

Dans les Andes, on remarque que la Parole d’union  (lire la définition) est fort distincte de la Parole d’opposition  (lire la définition) grâce à la répartition des rôles selon les modalités de la filiation parallèle. Traditionnellement, dans les sociétés andines, la lignée masculine reçoit la responsabilité d’exprimer les valeurs sociales et politiques de la communauté par la Parole d’opposition, et la lignée féminine par la Parole d’union.

Il est facile de constater à quel point ces deux Paroles président à l’organisation de la vie sociale jusque dans le paysage. Sur le haut plateau de la Bolivie, la ferme agricole est souvent constituée de deux maisons, l’une pour les affaires de l’homme, ses outils…, l’autre pour celles de la femme, la cuisine, le tissage… mais l’une est carrée et l’autre est ronde. Cela veut-il dire que les hommes pensent par carrés, ou encore que les femmes devraient penser en ronds, en accordant au carré et au cercle d’être les symboles de la Parole d’opposition et de la Parole d’union ? Certainement pas ! Les femmes utilisent aussi la Parole d’opposition, et les hommes, la Parole d’union. Lorsqu’elles sont placées sous la responsabilité d’une filiation parallèle (comme chez les Quechuas et les Aymaras), les deux modalités de la fonction symbolique doivent être associées entre elles dans une union indissoluble – grâce à la relation matrimoniale – qui devient la matrice de ce qu’il faut appeler d’un mot aymara : “jaqui” pour dire : “être humain parvenu à maturité”. On arrive à maturité par la conjonction des deux modalités de la fonction symbolique : la Parole d’opposition et la Parole d’union.

La parole d’union est susceptible à son tour soit de reproduire la réciprocité, soit de l’interrompre. L’arrêt est synonyme de totalitarisme car le centre impose son imaginaire à tous. Mais ici encore les communautés d’Amazonie et des Andes ont choisi de reproduire la réciprocité. Dans les communautés Pano, à la frontière du Pérou, de la Bolivie et du Brésil, les Huni Kuin (« Nous les Vrais Hommes ») se définissent comme huit clans organisés selon le principe dualiste, mais également comme une seule unité sociale et politique dont la clarté rayonne autour du village. Cette clarté diminue en s’éloignant du village et se perd dans l’inconnu mais en passant par une frontière floue (Kayabi) [8]. Si la réciprocité obéissait uniquement au principe d’union, et si l’expression du sentiment né de cette communion commandait uniquement la redistribution à ses membres, la communauté aurait le sentiment d’être seule à pouvoir revendiquer le titre d’humanité. Mais les Huni Kuin reconnaissent qu’ils sont affectés par les occidentaux qui, substituant à la réciprocité des dons l’échange ou le vol, détruisent l’ordre communautaire. Les Huni Kuin ignorent ce qui est au-delà de leur vision du monde mais ils en découvrent les empreintes dans les désordres qu’ils subissent. La région soumise à ces altérations s’appelle Bemakia. Kayabi et Bemakia ne se recouvrent pas : elles s’affrontent et se relativisent l’une l’autre… [9].

Dans les Andes, une logique identique semble à l’œuvre pour déployer la parole religieuse dans l’au-delà de la révélation déjà acquise. La Pacha-Mama est Parole d’union, mais aux limites de sa souveraineté elle est affectée par les esprits invisibles, les saxra, dont les Aymaras savent reconnaître les empreintes d’après leurs méfaits. À cette frontière intervient un étrange personnage, le ch’amacani, capable de faire entendre la voix divine (moyennant sa mort, il est vrai, peut-être parce qu’aux limites de la vie, la dynamique susceptible de faire naître un Tiers, un Autre-Sujet, est la mort).

Les rituels andins ou amazoniens, nécessaires pour garder à la parole son inspiration, rappellent aux jeunes générations sur quelles structures de base est fondée la société et à quelles valeurs sont ordonnées ces structures. L’offrande est le rituel de la réciprocité positive, le t’inku, le combat rituel, celui de la réciprocité négative, le sacrifice… le rituel de la métamorphose des forces de la nature.

Diversel et universel

Structures élémentaires, formes et niveaux de réciprocité, Parole d’union et Parole d’opposition sont organisés en différents systèmes : politiques puisque les institutions donnent un espace propre à chacune des structures élémentaires ; économiques puisque la production, la circulation et la distribution des richesses dépendent des structures de réciprocité ; enfin, culturels selon la prédominance de telles ou telles valeurs.

Les hommes se sont passionnés pour inventer toutes sortes de systèmes, pour engendrer ici plutôt la justice, ailleurs plutôt l’amitié. Ils sont allés jusqu’à chercher dans la réciprocité de la mort, chez les Jivaros par exemple, ou chez les Guaranis, ou encore chez les Mayas, les Aztèques, les Incas, quel chemin permettrait d’atteindre au plus vite le surnaturel ! On dirait que, par émulation, chaque communauté s’est enquise de savoir comment elle pourrait inventer l’Humanité de façon différente de la communauté voisine. Comment expliquer, en effet, une telle inflorescence de cultures, de religions, de traditions, de songes, d’hymnes et de religions ?

La richesse de l’Amérique n’est ni son or, ni son pétrole, ni son caoutchouc, ni son argent, ni son guano… mais le foisonnement de ses communautés d’origine. Dès que l’on se trouve dans une communauté amazonienne ou andine, on est confronté avec des modes de vie extraordinaires comme celui de la maloca, la “grande maison”, où des dizaines de familles ne sont séparées que par les cloisons invisibles du respect mutuel, où toutes les épreuves de la vie, de la naissance, de l’amour et de la mort se côtoient, ou, comme le mode de vie des maisonnées isolées des Jivaros où chacun est toujours aux aguets entre la vie et la mort ! L’être est donc divers.

Mais chacun de ces systèmes est universel ; universel par la qualité des valeurs produites ; universel parce que le sentiment d’humanité et la culture s’adressent toujours aux autres ; universel, enfin, parce que la compréhension de leur genèse permet à chacun d’y participer à loisir.

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Notes

[1] Comme exemple de cette métamorphose, cf. CADOGAN, León. Ayvu Rapyta. Textos míticos de los Mbyá-Guaraní del Guairá. Univ. de São Paulo, Brasil, Anthropología, N° 5, Boletim N° 227, 1959.

[2] LÉVI-STRAUSS, Claude. Paroles données. Paris : Plon, 1984, p. 108.

[3] Cf. TEMPLE, D. “Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité”. La revue du M.A.U.S.S. semestriel. N° 12, 2° semestre, Paris, 1998.

[4] Cf. MAUSS, Marcel. “Essai sur le don”. L’année sociologique, t. 2 seconde série, (1923-1924), réed. Sociologie et anthropologie, Paris : PUF (1950), 1991.

[5] “Energeia”, l’acte aristotélicien, la manifestation.

[6] Cf. TEMPLE, D. La dialectique du don. Essai sur l’économie des communautés indigènes. Paris : Diffusion Inti, 1983, 50 p.

[7] Cf. CERECEDA, Verónica. Sémiologie des tissus andins : les talegas d’Isluga. Annales. N° 5-6 spécial, Paris : Armand Colin, 1978. Lire de TEMPLE, D. (2003) “La coexistence des deux Paroles chez les Aymaras”.

[8] DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, Penser l’Autre chez les indiens Huni kuin de l’Amazonie. Paris : L’Harmattan, 1994.

[9] Cf. TEMPLE, D. (2003) “La coexistence des deux Paroles chez les Huni Kuin”.


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