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avril 2018

Valeur et réciprocité

Dominique Temple

Dans les discussions sur la valeur, le mot est souvent pris comme substantif sans complément. Pour éviter tout malentendu, Marx a pris la précaution de définir un autre concept : celui de forme de la valeur, qui exige une analyse des conditions de production de la valeur [1]. Il distingue ainsi la valeur d’échange et la valeur d’usage. Ce n’est que lorsqu’il parle ostensiblement du système capitaliste qu’il utilise le terme de valeur sans autre précision. Il s’agit alors toujours de la valeur d’échange.

Le rapport entre les hommes peut se constituer à partir de leurs intérêts –en tant qu’échange donc– ou bien selon d’autres motifs, et la valeur aura une autre forme selon la nature de ces rapports humains. En particulier, la valeur acquiert une forme éthique si elle est engendrée dans une économie où le travail est “humain”, selon l’expression de Marx, c’est-à-dire “réciproque” (toujours selon Marx [2]).

Dans « Travail salarié et capital » (1849), Marx précise :

« En produisant, les hommes ne sont pas seulement en rapport avec la nature. Ils ne produisent que s’ils collaborent d’une certaine façon et font échange de leurs activités [3]. »

Et dans la rédaction de 1891, il ajoute : « mais ils entretiennent aussi des rapports entre eux-mêmes ». Pour conclure :

« Pour produire, ils établissent entre eux des liens et des rapports bien déterminés : leur contact avec la nature, autrement dit la production, s’effectue uniquement dans le cadre de ces liens et de ces rapports sociaux. »

Cependant, il n’étudie pas d’autres systèmes que celui de l’échange puisque c’est le système capitaliste qu’il met en question.

Par ailleurs, Marx dénonce les économistes qui croient pouvoir élaborer une science de l’économie à partir des catégories de la bourgeoisie. Sa critique se veut fondamentale. Il dénonce un processus qui implique l’abstraction utilisée pour élaborer à partir d’un système donné des règles logiques et l’institution de ces règles comme références universelles :

« Si l’on trouve dans les catégories logiques la substance de toute chose, on s’imagine trouver dans la formule logique du mouvement la méthode absolue, qui non seulement explique toute chose, mais qui implique encore le mouvement de la chose [4]. »

Il poursuit :

« Appliquez cette méthode aux catégories de l’économie politique, et vous aurez la logique et la métaphysique de l’économie politique, ou, en d’autres termes, vous aurez les catégories économiques connues de tout le monde […] [5]. »

Il récuse cette “méthode”. Plus précisément, il observe que les événements historiques n’obéissent ni à la logique ni à la dialectique des catégories économiques du système de l’échange. Sa critique vaut certainement pour toute analyse du réel, mais il conteste en particulier que l’on puisse fonder une science économique générale à partir des données de l’économie capitaliste, et que les catégories élaborées à partir de cette économie soient universelles [6].

Il est évident qu’en postulant les catégories de la production bourgeoises universelles, on ne pourra que retrouver partout l’économie capitaliste et il ne sera pas possible d’échapper à sa logique. Ce pourquoi il oppose à la méthode des économistes, l’analyse des faits – analyse que l’on ne manquera pas d’appeler plus tard “structurale”.

On objectera que la domination du système capitaliste est écrasante et que ce n’est pas un raisonnement philosophique qui lui fera obstacle. Cependant, rien n’empêche qu’une « modification des forces productives » ne bouleverse les « rapports sociaux de production » et ne suscite ou ne libère d’autres rapports sociaux, qui exigeront une autre analyse. Nous en avons un exemple aujourd’hui qui eut probablement fort réjoui Marx. L’information, dont le contrôle assurait aux capitalistes la maîtrise de la production et de la consommation, est de plus en plus liée au développement de la technologie numérique. Or, cette technologie échappe aux capacités de contrôle. L’information ainsi libérée est à la disposition de tous les citoyens. Elle ne permet pas seulement une plus grande liberté des échanges, elle autorise la généralisation des relations de réciprocité. Les rapports sociaux sont donc en voie d’une profonde transformation : si l’on faisait l’analyse de la situation, comme le fit Marx, on ferait apparaître jusqu’à une autre logique : en effet, les relations de réciprocité autorisées par la révolution numérique engendrent divers sentiments éthiques qui ne s’analysent pas en termes de forces et qui se situent hors du champ de la logique de la “société capitaliste”.

Si d’autres rapports sociaux que les rapports de production déterminés par l’appropriation privée des moyens de production doivent être envisagés, on peut poser la question : Quelle forme de la valeur autre que la valeur d’échange vont-ils engendrer ? Quels sont dès lors « les principes, les idées, les catégories » et la « logique » qui devraient être reconnus au cours du développement de ces rapports sociaux déterminés non plus par l’intérêt des individus mais par la réciprocité ?

Selon Aristote, la production d’un sentiment éthique exige le partage (metadosis), le contraire de la privatisation des biens échangés en fonction de l’intérêt de chacun. Le partage répartit les biens entre tous. Il implique que chacun relativise son intérêt par celui d’autrui. Il produit le sentiment commun qui transcende les intérêts des uns et des autres (la philia). Le partage permet de donner forme à la valeur (une forme désormais éthique) parce qu’il est une structure de réciprocité. L’égalité entre les uns et les autres est alors positivement assumée dans une économie que l’on peut dire “sociale” si l’on ne veut pas la dire de réciprocité [7].

Précisons que si les protagonistes relativisent leur intérêt au bénéfice d’autrui de façon réciproque, apparaît pour chacun d’eux un sentiment commun qui ne résulte pas d’un rapport de forces mais de sa disparition. Un tel sentiment est la résultante de la relativisation des intérêts des uns et des autres – dont ne peut donc rendre compte la logique de la connaissance objective et de la Physique. La Physique impose en effet d’interpréter les faits en termes de forces. Et traiter les rapports humains comme des rapports de forces justifie le recours à sa logique mais contraint à interpréter la réciprocité de façon “formelle”, c’est-à-dire en faisant abstraction de ses propriétés anthropologiques et à l’assimiler dans un champ de force, c’est-à-dire à un “échange”. C’est pourquoi il est difficile de concevoir la réciprocité anthropologique.

Si dans l’échange, le sujet se définit par son rapport à l’objet, dans la réciprocité, le sujet se définit grâce à son rapport à l’autre. L’objet est seulement un instrument de cette relation. C’est l’intersubjectivité qui confère une valeur à l’objet, sa fonction symbolique. Pour le dire autrement, la réciprocité est une relation telle qu’autrui est impliqué pour définir un nouveau sujet, de sorte que le sujet initial devient un Autre tandis que l’autre devient aussi cet Autre de façon symétrique – ce pourquoi on dira que le sujet devient pour l’un comme pour l’autre un Tiers dont chacun est l’hôte.

Ce Tiers est le sentiment d’une humanité commune, le Sujet en tant qu’humain. La réciprocité conduit dès lors à reconnaître une logique plus complète que la logique classique qui permette de traiter la naissance et le devenir de cet Autre que nous appelons l’humanité, c’est-à-dire une logique [8] qui puisse intégrer dans son champ le sentiment éthique.

La valeur dans un système économique, selon Smith, Ricardo, Marx, se définit par la quantité de travail social nécessaire pour produire un bien utile ; et l’on peut dire que dans le système capitaliste, il n’y a pas de valeurs sociales qui ne soient immédiatement dénaturées en prix qui mesurent des rapports de force entre les intérêts des uns et des autres. Le but du système capitaliste n’est pas la valeur mais le profit qui permet de construire le pouvoir de domination des uns sur les autres [9]. Cependant, le capitalisme a aujourd’hui des effets si désastreux que pour les corriger ses défenseurs eux-mêmes invoquent l’éthique.

Nous avons avancé que les productions économiques qui s’inscrivent dans la réciprocité ont une dimension éthique qui les constitue comme valeurs ; que la valeur n’est pas une entité déjà constituée, qu’elle n’est pas non plus laissée à la discrétion des puissants, des oligarques ou des aristocrates, mais produite par toute relation humaine intersubjective constitutive du vivre ensemble, c’est-à-dire de réciprocité. Cette inscription de la prestation économique dans la réciprocité, comment se réalise-t-elle positivement ?

C’est à notre avis l’un des mérites de Platon et d’Aristote d’avoir mis en évidence que pour construire une commune référence entre ceux qui veulent vivre en société, il est nécessaire d’inscrire le travail dans une relation de réciprocité pour qu’il satisfasse les besoins des uns et des autres. Platon, dans La République, rappelle que les hommes s’assemblent en communauté pour s’entraider, et que le souci de satisfaire les besoins des uns et des autres conduit à la formation d’un État. C’est de l’entraide réciproque que naît la communauté. Platon s’inquiète cependant de la question de l’intérêt : est-ce pour lui-même que chacun produit selon son art ou pour toute la communauté ? Il répond que si l’épanouissement des dispositions particulières de chacun suppose qu’on leur consacre toute son attention, une telle spécialisation exige de pouvoir compter sur autrui pour les autres nécessités de la vie, d’où l’organisation des activités de chacun pour la satisfaction des besoins de tous : de chacun selon ses dons, c’est aussi le travail de chacun au bénéfice de tous.

Οὕτω δὴ ἄρα παραλαμβάνων ἄλλος ἄλλον, ἐπ’ ἄλλου, τὸν δ’ ἐπ’ ἄλλου χρείᾳ, πολλῶν δεόμενοι, πολλοὺς εἰς μίαν οἴκησιν ἀγείραντες κοινωνούς τε καὶ βοηθούς, ταύτῃ τῇ συνοικίᾳ ἐθέμεθα πόλιν ὄνομα.

Victor Cousin traduit :

« Ainsi le besoin d’une chose ayant engagé un homme à se joindre à un homme, et le besoin d’une autre chose, à un autre homme, la multiplicité des besoins a réuni dans une même habitation plusieurs hommes pour s’entr’aider, et nous avons donné à cette association le nom d’État [10]. »

Mais dans cette traduction, le terme “besoin”, comme celui “d’entraide”, semble détaché du contexte de la réciprocité de bienveillance indiquée par les termes grecs de Koinonos et boethos. Christian Amphoux [11] a bien voulu nous éclairer sur ce texte qui dit que le “besoin” assemble des compagnons qui mettent leur but en commun et se portent mutuellement secours. Le terme Koinonos (“l’associé, le partenaire, le compagnon, celui qui partage en toute chose”) sera repris dans les textes chrétiens visant la communauté parce qu’il désigne celui qui a des relations de travail commun avec les autres, et boethos (“celui qui aide”) parce qu’il désigne celui qui porte secours à qui est en détresse, une idée plus forte encore que l’entraide, au point que boethos deviendra le nom du Messie (qui porte secours à autrui non par intérêt mais pour une raison éthique : le salut).

Le texte de Platon indique clairement l’emprise de la réciprocité, et ce n’est que dans la phrase suivante que Platon introduit la satisfaction de chacun comme résultat de cette entraide :

Μεταδίδωσι δὴ ἄλλος ἄλλῳ, εἴ τι μεταδίδωσιν, ἢ μεταλαμβάνει, οἰόμενος αὑτῷ ἄμεινον εἶναι.

Or, tous les traducteurs introduisent ici l’idée de l’échange et de l’intérêt. Robert Baccou, par exemple :

« Mais quand un homme donne et reçoit, il agit dans la pensée que l’échange se fait à son avantage [12]. »

Victor Cousin :

« Mais on ne fait part à un autre de ce qu’on a pour en recevoir ce qu’on n’a pas qu’en croyant y trouver son avantage. »

Émile Chambry surenchérit dans ce sens en inféodant davantage encore la réciprocité à l’échange intéressé :

« Mais quand un homme donne et reçoit, il ne fait cet échange que parce qu’il y voit son intérêt [13]. »

Pourtant metadidonai n’est-ce pas le partage ou la réciprocité des dons ? Christian Amphoux traduit littéralement :

« L’un donne une part (de ce qu’il a) à un autre, s’il le fait (= le cas échéant), ou il en reçoit une part, s’il pense que c’est mieux pour lui [14]. »

Il commente :

« Il est clair que l’helléniste ne pense qu’en fonction des valeurs de son temps s’il n’est pas mis en garde et en demeure de se projeter dans le passé. Rien ne permet de préciser davantage dans cette phrase qu’il s’agisse d’une action par intérêt. La phrase me fait penser aux dons de solidarité, mais elle peut s’interpréter pour des dons qui lient l’autre, donc plus intéressés. Ce n’est juste pas précisé. Il faut donc voir ailleurs. L’économie de la réciprocité introduit un casus nouveau. »

On entend alors une stricte relation de réciprocité : L’un partage avec l’autre, s’il donne effectivement, ou reçoit, pensant que cela vaut mieux pour lui-même (que de ne pas partager). Quand bien même on lierait métalambanai (“recevoir sa part”) au deuxième terme de la phrase (“pensant que cela vaut mieux pour lui-même”), on ne sortirait pas du cadre de la réciprocité car il est évident que si donner en partage à autrui satisfait celui-ci puisque l’on cherche effectivement à satisfaire son désir, “recevoir de lui” soit tout aussi bienvenu [15].

On peut cependant observer que ce texte se réfère aux besoins que peut satisfaire l’entraide et non pas explicitement au sentiment de bonheur qui résulte de la réciprocité. Dès lors, ne pourrait-on soutenir que les dons réciproques ouvrent la voie à la satisfaction des intérêts propres aux uns et aux autres, et par la suite aux échanges ?

On doit alors envisager la portée générale du propos en le situant dans son contexte. Platon vise la fondation de l’État. Dans ce dialogue, Socrate proposait que l’organisation de la cité ait pour objet la satisfaction des conditions d’existence de la communauté. Ce qui lui vaut la réplique de Glaucon : « C’est avec du pain sec, ce me semble, que tu fais banqueter ces gens là ! ». Socrate répond qu’il ne pensait pas à l’État des Athéniens qui ajoutent au nécessaire le luxe et la volupté. Mais il accepte de respecter leur conception de l’État parce que cela va permettre de faire la distinction entre bonheur et jouissance ainsi qu’entre justice et injustice. C’est bien à la valeur éthique (au Bien) qu’est ordonnée la recherche de la cité idéale de Platon.

Se pose alors une question précise avec l’introduction des commerçants sur la place du marché.

« – Mais dans l’intérieur même de la cité, comment les citoyens se feront-ils part les uns aux autres des produits de leur travail respectif ? Car c’est précisément pour cela que nous avons fait une société et fondé un État.
 
– Il est évident [dit Adimante qui a pris le relais de Glaucon] que ce sera par vente et par achat.
 
– De là la nécessité d’un marché et d’une monnaie, signe de la valeur des objets échangés [16]. »

Émile Chambry introduirait-il ici le terme de valeur d’échange ? C’est possible si l’on réduit la notion de valeur à celle de prix.

Georges Leroux ferait-il de même ?

« De là l’instauration de la place publique et de la monnaie, symbole de l’échange [17]. »

Victor Cousin également… Le texte grec n’oblige pas à cette surinterprétation :

Ἀγορὰ δὴ ἡμῖν καὶ νόμισμα σύμβολον τῆς ἀλλαγῆς ἕνεκα γενήσεται ἐκ τούτου.

Léon Robin et M.-J. Moreau traduisent :

« Un marché, une monnaie, signe de convention destiné à l’échange, voilà ce qui en résultera [18].

Les choses échangées le sont-elles en fonction d’une convention établie dans une relation de réciprocité préalable ou en fonction du profit des échangistes : valeur de réciprocité ou valeur d’échange ?

Comme précédemment, on peut craindre que les traducteurs projettent l’idée qui leur est coutumière d’après le système économique dans lequel ils sont immergés : ils projettent l’idée de prix sur la valeur dans un système qui leur est étranger et dans lequel la valeur est le fruit de la réciprocité qui précède l’échange, et où l’échange doit respecter cette valeur, c’est-à-dire le prix se conformer à la valeur et non l’inverse.

Mais l’une et l’autre définition de la valeur ne pourraient-elles cohabiter ? Il ne le semble pas : la relation intersubjective entre producteurs lie la vente et l’achat l’un à l’autre dans les mêmes termes, autrement dit elle impose de réaliser l’équivalent de réciprocité en valeur d’usage ou de l’investir dans la production de valeur d’usage. Elle interdit donc que l’équivalent se constitue en valeur d’échange, du moins telle que celle-ci se trouve définie dans le système capitaliste.

Lorsqu’elle relie des services complémentaires entre eux, la réciprocité se traduit sur la place du marché par la vente et l’achat. Se pose donc la question de la justice entre les ventes et les achats. Platon définit la justice comme harmonie entre les activités des uns et des autres puisque chacun ne peut se consacrer à l’activité dans laquelle il s’épanouit que s’il bénéficie des activités tout aussi librement consenties des autres. Il n’accorde aucune importance aux intermédiaires qui assurent le relais des producteurs sur la place du marché. Si le producteur apportant au marché ses produits ne trouve pas ceux qui ont besoin de lui acheter sa marchandise, abandonnera-t-il son travail de producteur pour les attendre ? Point du tout, répond Adimante à Socrate :

« Il y a des gens qui, voyant cet inconvénient, se chargent du service d’intermédiaires. Dans les États bien réglés, ce sont ordinairement les gens les plus faibles de santé, incapables de tout autre travail. Leur rôle est de rester au marché, d’acheter à prix d’argent à ceux qui désirent vendre et de vendre, à prix d’argent aussi, à ceux qui désirent acheter [19]. »

Les marchands proposent donc leurs services pour faciliter les prestations entre ceux qui désirent échanger leurs produits selon les normes établies par la réciprocité.

Il n’empêche que l’on voit poindre ici une différenciation entre deux voies possibles pour l’estimation de la valeur : les relations des citoyens, d’un côté, et celles des commerçants qui, dans la Grèce antique, n’ont pas droit au titre de citoyen, de l’autre. La notion de valeur d’échange apparaît, se développera plus tard et triomphera à notre époque.

Pour Platon, l’échange est inféodé à la réciprocité, et seuls les citoyens définissent les références du marché. Cependant, il reconnaît la dualité du marché de réciprocité et d’échange, et il pourrait imaginer que si les commerçants prenaient de l’importance au détriment des citoyens, ils pourraient imposer leurs critères : le profit deviendrait la principale raison des échanges, et les prix s’accorderaient selon l’offre et la demande en raison d’un rapport de force entre les uns et les autres [20].

Comment s’assurer alors de la justice ? Le “juste prix” est-il déterminé par les relations de réciprocité entre producteurs ou bien dépendrait-il de l’ajustement que les commerçants feraient entre eux en fonction du profit escompté ?

« Alors où peut-on y trouver la justice et l’injustice ? Et, parmi les choses que nous avons examinées, avec laquelle ont-elles pris naissance ? [21]
Ἐγὼ μέν, ἔφη, οὐκ ἐννοῶ, ὦ Σώκρατες, εἰ μή που ἐν αὐτῶν τούτων χρείᾳ τινὶ τῇ πρὸς ἀλλήλους ?

Victor Cousin traduit dans le sens de la réciprocité :

« Je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit dans les rapports des citoyens les uns envers les autres, en faisant tout ce que nous venons de dire [22].

Robin et Moreau traduisent dans le même sens :

« Pour moi, dit-il, je n’en conçois pas, Socrate ; sinon, je pense, dans une certaine façon pour ces agents mêmes d’user de leurs relations mutuelles. »

Mais Émile Chambry traduit dans le sens de l’échange :

« Pour moi, répondit-il, je ne le vois pas, Socrate, à moins que ce ne soit peut-être dans l’échange que les hommes font entre eux de ces choses mêmes. »

Émile Chambry substitue aux relations entre les hommes, l’échange des choses. Et ce ne sont plus des hommes qui s’accordent entre eux en fonction des besoins des uns et des autres ou plus précisément les uns pour les autres (πρὸς ἀλλήλους), mais des hommes qui échangent les produits des uns et les produits des autres dans leur intérêt, comme s’il était écrit πρὸς αὐτούς. De la réciprocité entre les besoins des uns et des autres, on est passé à l’échange des choses, et des acteurs de la réciprocité, à ceux du libre-échange.

Cette traduction obéit sans doute à l’obligation de donner sens au texte de Platon à partir des catégories de notre époque : une contrainte qui nous renvoie à la critique que Marx adressait aux économistes qui croient que les catégories de l’économie capitaliste sont universelles, et ce d’autant plus qu’ils sont persuadés que les lois qu’ils observent sont celles de la nature et qu’ils interprètent la réalité à partir de la Physique. Or Platon, qui maltraite copieusement ceux qui soutiennent que l’intérêt est à la base des rapports humains, en particulier dans sa polémique avec Thrasymaque au Livre I de La République, soutient que c’est à l’encontre de l’intérêt que l’homme promeut ce qui le distingue de la nature.

Cependant, lorsque Thrasymaque est réfuté, ses compagnons se récrient : mais dans quel but la justice ? N’a-t-elle pas pour objet de satisfaire les désirs de chacun et lui procurer les plaisirs qu’il escompte de son rapport aux autres, en particulier grâce à une bonne réputation ? Beaucoup plus loin dans le dialogue, après tout un détour, Socrate leur répondra :

« Tu oublies encore une fois, mon ami, […] que la loi n’a point souci d’assurer un bonheur exceptionnel à une classe de citoyens, mais qu’elle cherche à réaliser le bonheur dans la cité tout entière, en unissant les citoyens soit par la persuasion, soit par la contrainte, et en les amenant à se faire part les uns aux autres des services que chaque classe est capable de rendre à la communauté ; et que, si elle s’applique à former dans l’État de pareils citoyens, ce n’est pas pour les laisser tourner leur activité où il leur plaît, mais pour les faire concourir à fortifier le lien de l’État [23]. »

Aristote reprend cette question dans l’Éthique à Nicomaque. Son analyse va plus loin : dans une relation de réciprocité généralisée, chacun reçoit d’un côté et donne de l’autre, et reçoit de cet autre côté et donne de l’autre : il se trouve dans une position intermédiaire où il doit équilibrer ses actes, et le sentiment qui résulte de cet équilibre est le sentiment de justice.

Dans la réciprocité généralisée (le marché de réciprocité), les services des uns s’équilibrent avec ceux des autres grâce à la médiation du travail des uns et des autres dans des conditions égales. Cette commune mesure définit le “prix juste”. L’équivalent général témoigne donc d’une relation de réciprocité symétrique entre les hommes, et la monnaie est l’expression symbolique de la justice [24].

Et c’est Aristote qui observera que les échangistes peuvent échapper au contrôle des citoyens dans le commerce à longue distance et spéculer sur les équivalences établies dans différents systèmes de réciprocité. Il commentera et dénoncera l’apparition du profit. La même monnaie sera cependant utilisée dans les prestations d’échange comme dans celles de réciprocité puisque l’échange est subordonné à la réciprocité –ce qui peut-être explique qu’elle sera revendiquée comme le symbole de la valeur dans un système puis dans l’autre sans discontinuité [25].

Nul doute que Platon et Aristote ont observé que l’intérêt et le pouvoir, la jouissance et l’envie sont de puissantes motivations des hommes, mais c’est à l’encontre de ces motivations qu’ils ont énoncé les catégories de l’économie politique car ils ont reconnu dans l’entraide réciproque, le partage, la redistribution, les pratiques par lesquelles les hommes créent leurs valeurs et donnent un prix juste aux biens qui leur sont nécessaires. Ils ont établi en effet la jonction entre la valeur éthique et la valeur d’usage grâce à la réciprocité qui engendre la justice (distributive ou corrective) car c’est elle qui permet d’accorder une dimension symbolique à des prestations matérielles. Ainsi, la richesse offerte à autrui devient le gage d’une relation d’amitié qui lie chacun des partenaires à l’autre (autant celui qui donne que celui qui reçoit) et impartit à qui reçoit de donner à qui sera à son tour dans la nécessité.

Que le gage soit à l’origine de l’équivalent de réciprocité dans un marché généralisé signifie que la monnaie acquiert une valeur sociale en tant qu’elle symbolise la quantité de travail que chacun offre à la communauté tout entière, à la fois comme preuve de sa gratitude puisque c’est à la communauté qu’il doit sa liberté et à la fois comme effet de sa puissance car c’est sur le marché de réciprocité qu’il peut déployer ses qualités et créer un sentiment d’humanité commun.

Que serait donc la valeur ? Le lien social entre les hommes, plus précisément le sentiment de la justice. Cependant, dans cette société idyllique où la justice se doit à la répartition des biens en fonction des besoins, les citoyens ont beau jeu de déployer leurs facultés quand le travail est mu par Eros, et que la peine du travail est réservée aux esclaves !

Aristote, relevant comme Platon que l’échange a deux sources (le commerce à longue distance et le marché de la place publique, l’agora où les artisans monnayent leurs services) entrevoyait que le rapport des choses entre elles puisse déterminer leur rentabilité. En effet, la monnaie, pour ces petits commerçants non citoyens, n’est pas tant le symbole de la valeur comme pour ceux qui peuvent se défausser sur leurs esclaves, que du travail nécessaire à la production de la valeur. La valeur dès lors ne dépend que de rapports de production libérés de l’esclavage.

Dans le système capitaliste, l’exploitation de la condition ouvrière déterminera la forme de la valeur comme valeur d’échange. Néanmoins, la valeur pourrait aussi se concevoir à partir du travail si la valeur d’usage demeurait l’aboutissement de la production. Le travail humain, en effet (Marx insistera sur cette question), ne se trouve pleinement réalisé que sous la forme de la satisfaction de ce qui est nécessaire à autrui, de sorte que la notion de justice, qui apparaît seulement au moment de la répartition du produit du travail, est en réalité créée dès le moment où le travail est pour autrui –ce que notait déjà Homère qui incluait dans cette réciprocité productive jusqu’au rapport de l’esclave et du maître [26].

Pour l’idéologie que soutenaient les contradicteurs de Socrate [27], la justice ne serait pas recherchée pour elle-même mais pour son utilité. Il devint cependant impossible de justifier cette idéologie lorsque les philosophes eurent démontré l’inanité du primat de l’intérêt. C’est à l’encontre de l’intérêt que l’homme promeut ce qui le distingue de la nature, le Bien, dont la justice est l’une des expressions majeures. Ce ne sont pas les intérêts, les plaisirs, les envies des uns ou des autres qui motivent l’économie politique mais le bonheur (eudaimonia).

Le lien social ne se réduit pas au plus petit commun dénominateur des intérêts particuliers, celui-ci fût-il la paix qu’escomptent ceux qui recherchent leur intérêt bien compris au moindre coût, mais le Bien qui résulte de l’activité de chacun quand elle est utile à tous. Dès lors, la valeur s’oppose à la force.

Selon les partisans du système capitaliste, l’économie traduit des rapports de force, ce qui exclut l’idée d’une relativisation de ces forces en une résultante qui seule, selon nous, mérite le nom de valeur. Dès lors, pour compléter leur théorie, les défenseurs du système capitaliste doivent déclarer que la valeur est une référence métaphysique, une espérance morale (dont ils ne savent expliquer la genèse) qu’ils invoquent pour empêcher le chaos et la guerre.

Profit ou bénéfice ?

Comment le profit est-il donc devenu la marque de fabrique du système capitaliste en rupture avec la réciprocité ?

Il y a plus de vingt siècles que la réponse a été donnée lorsque l’on s’aperçut qu’entre cités éloignées les unes des autres, les équivalents de réciprocité n’étaient pas les mêmes, et cela pour des raisons fortuites : par exemple, en Égypte le blé poussait plus aisément que la vigne en Grèce, et le contraire en Grèce. Si donc un boisseau de blé valait deux amphores de vin en Grèce et qu’en Égypte une amphore de vin valait deux boisseaux de blé, il était facile de spéculer sur ces disparités et d’acheter du blé en Égypte pour le revendre au prix grec en Grèce et du vin en Grèce pour le revendre au prix égyptien en Égypte : le profit commercial était considérable pour celui qui effectuait cette double transaction sans qu’il ait produit la moindre richesse ni la moindre valeur. C’est pourquoi, constatant que l’enrichissement monétaire des intermédiaires apatrides faisait croire que l’argent était la source de la valeur, Aristote dénonça ce procédé d’accumulation de pouvoir monétaire sous le nom de “fausse chrématistique”.

Jusqu’alors, la chrématistique signifiait le capital de distribution d’une oikonomia (l’économie domestique), la réserve de grain, d’huile ou de vin accumulé lors de la récolte pour la consommation annuelle de la communauté domestique. On comprend que le profit né de la spéculation est différent du bénéfice issu de la production du blé ou du vin par le travail humain.

Il suffit qu’un seul membre de la communauté fasse prévaloir son intérêt aux dépens d’autrui pour que tout un chacun soit obligé de défendre son intérêt. Le libéralisme se développe alors comme une réaction nucléaire. La réflexion de Marx (l’idée que le travail humain est le travail réciproque) est impuissante face à la fragmentation de la société sous l’effet de cette individualisation de l’intérêt puis du profit.

Mais la raison sans doute la plus importante de l’échec de la réciprocité est que la réciprocité crée des valeurs exprimées dans un imaginaire collectif et ne peut éviter la compétition entre les uns et les autres pour être le plus “grand”, ce qui signifie l’allégeance des plus faibles, le servage ou l’esclavage domestique. Dès lors, la privatisation de la propriété apparaît aux individus victimes de la réciprocité inégale comme la protection la plus immédiate et efficace vis-à-vis de l’aliénation des valeurs de la réciprocité dans le pouvoir des uns sur les autres. Pour le dire autrement, le libre-échange apparaît comme le moyen de garantir l’individuation de la liberté entre hommes sensés être égaux et réciproques, et comme un rempart contre la réciprocité inégale et le servage.

Si la réciprocité avait présidé aux échanges entre les cités antiques, leurs disparités eussent été corrigées par le partage (la réciprocité égale). Faute de réciprocité égale, le libre-échange se déploya parallèlement, relayé par la spéculation et l’accumulation monétaire, pour étayer le pouvoir de redistribution des puissants. Pour les citoyens, cette accumulation monétaire virtuelle paraissait illégitime, et le profit fut rejeté hors les murs de la cité et hors la Loi, ou encore fut toléré comme le seul droit du souverain.

Ce commerce a permis néanmoins l’accumulation de capitaux spéculatifs. L’affaire prit tant d’ampleur en Grèce que Xénophon proposa à l’État de s’arroger ce pouvoir discrétionnaire pour financer des investissements collectifs (le revenu minimum citoyen, le financement des infrastructures des ports, hôpitaux, gymnases, théâtres, etc.). Mais l’Assemblée athénienne refusa sa proposition, peut-être de crainte que l’État puisse construire sa puissance de régulation autrement que sur la justice et ne s’attribue un pouvoir totalitaire nourri par une valeur fictive. L’Assemblée craignit peut-être que des puissants armateurs (puisque le profit était alors massivement capturé sur les mers entre nations éloignées les unes des autres) ne mettent la main sur l’État. Plus probablement, l’Assemblée comprit que Xénophon proposait de substituer au principe de réciprocité celui du libre-échange.

La logique de la réciprocité eut impliqué que le capital spéculatif des commerçants soit partagé entre les cités productrices grecques et égyptiennes (puisque nous avons pris cet exemple). Aujourd’hui, ce partage a été proposé par l’économiste John Maynard Keynes, lors de la conférence de Breton Woods à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, pour maîtriser les disparités entre balances commerciales grâce à une Chambre de compensation internationale disposant d’une monnaie de réciprocité non convertible. Cette solution fut refusée par les États-Unis d’Amérique qui préférèrent répondre aux Anglais comme les Athéniens aux Méliens. Les puissances financières transnationales veillent toujours à ce que cette monnaie de réciprocité internationale ne puisse voir le jour.

C’est toujours dans l’Antiquité que fut également dénoncée par Thales de Milet une autre pratique spéculative. Le philosophe loua tous les moulins à huile de son pays. Lorsque les oléiculteurs voulurent presser leurs olives, il leur en céda l’usage à prix d’or. La démonstration était faite que la privatisation de la propriété des moyens de production permettait de spéculer sur le travail d’autrui et de faire fortune à ses dépens.

Si à présent l’on observe que le travail produit une valeur d’échange donnée, la définition de la force de travail de l’ouvrier autorise le calcul suivant : payée au-dessous de sa valeur, la différence constitue le profit de l’acheteur. Mais pour que cette opération soit plausible, il faut que le vendeur soit contraint de vendre sa force de travail au-dessous de sa valeur qui est celle de son travail, la chose n’est possible que si on supprime à celui-ci les moyens de production de son travail. Il ne peut donc reproduire ses conditions d’existence par lui-même et doit les solliciter de celui qui s’en est emparé, et celui-là lui consent de les lui rendre au minimum, et en réalisant le profit maximum. Encore faut-il que le travailleur ne puisse pas s’échapper et aller produire ailleurs ses conditions d’existence. La clef pour rendre impossible cette retraite est la privatisation de la propriété et donc des moyens de production des moyens d’existence (à l’origine essentiellement la terre). Le capitalisme est cette construction logique qui donne à la production une définition particulière de l’utilité sociale car l’utilité sociale est définie par la rentabilité de la production en termes de capital. Et le calcul peut ensuite élaborer de savantes machines (la concurrence, le prêt, la bourse, la dette) pour augmenter indéfiniment le capital.

Avec l’esclavage marchand, les deux spéculations s’articulèrent l’une sur l’autre et produisirent l’essor de la société européenne. L’Amérique indienne, l’Afrique et l’Asie fournirent la matière première : l’esclave. Et les marchands européens la spéculation : la traite. Et les colons : l’exploitation du travail des esclaves et les bourreaux pour les esclaves marrons. Puis les colons s’aperçurent que l’allongement de la durée de vie des esclaves compensait les coûts de production de plus en plus élevés du renouvellement des êtres humains et qu’il était moins couteux de réserver les esclaves femmes à l’élevage des esclaves endogènes que d’acheter des esclaves razziés en Afrique et exploités jusqu’à ce que mort s’ensuive. Puis l’esclavage fut transformé en esclavage à mi-temps, le servage, lorsqu’il apparut que l’on pouvait faire l’économie des frais d’entretien et de dressage des esclaves. Enfin, la spéculation s’articula sur la disparité de la valeur payée pour la force de travail des ouvriers et la valeur obtenue par leur travail, autrement dit par la différence entre le salaire et le bénéfice, le profit se constituant d’abord de tout le bénéfice.

Dans la terminologie des économistes capitalistes, le profit égalait le bénéfice, et le salaire n’était qu’un coût de production : logiquement, plus celui-ci est bas et moins le prix de revient est élevé et plus le profit s’accroît. Le profit engrangé par les propriétaires des moyens de production n’était toutefois possible que s’ils disposaient d’une position de force entre le consommateur et l’ouvrier, et seulement s’ils pouvaient augmenter le prix à la consommation comme bon leur semblait et baisser en même temps le prix du salaire comme bon leur semblait. Ce sont ces conditions qui furent réalisées par la privatisation de la propriété des moyens de production et l’essor de la production industrielle. Sous l’effet de la concurrence entre les entreprises capitalistes, la baisse tendancielle du taux du profit conduisit cependant à une surproduction invendable puisqu’elle entraînait symétriquement la paupérisation du prolétariat. Cette impasse se traduisit par la grande crise de 1930 qui se conclut non par le succès du socialisme mais par le contraire : le national-socialisme. Il fut alors démontré que la détérioration des conditions d’existence au-dessous du seuil de pauvreté ne conduit pas à une révolte raisonnée mais au contraire à la déchéance des victimes dans la compétition biologique pour la survie [28].

On peut conclure qu’il existe une corrélation naturelle entre l’essor du capitalisme et la pauvreté. Marx avait pourtant mis en doute l’idée que la paupérisation conduisait à la lutte victorieuse des classes humiliées lorsqu’il montra que les révoltes ouvrières ne parvenaient pas à la libération de la conscience politique sans le secours de la raison, ce pourquoi il proposa de les accompagner d’une critique et d’une théorie de l’aliénation qui conduise à une alternative. Il prédit d’autre part que le développement des forces productives permettra aux victimes de s’émanciper du travail forcé et d’accéder à un travail réfléchi à partir duquel la société maîtrisera l’appareil de production en fonction de ses nécessités.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les capitalistes comprennent que l’amélioration des conditions d’existence de toute la société et l’augmentation du pouvoir d’achat du prolétariat sont la condition de la consommation de la production, et acceptent de partager le bénéfice avec le monde ouvrier à la condition que sa consommation ne remette pas en cause la croissance du capital. Dès lors, apparaît plus nettement la distinction entre les notions de bénéfice et de profit. Il n’est plus possible de confondre le bénéfice des entreprises avec le profit capitaliste puisqu’une partie du bénéfice est rétrocédée au prolétariat, et cela en dépit du fait que le bénéfice consenti au prolétariat soit mobilisé à la croissance du profit, c’est-à-dire pourvu qu’elle soit transformée en consommation productive [29] de capital.

La consommation est surdéterminée dans la mesure où elle laisse le champ libre aux spéculateurs financiers pour en tirer profit. Le processus conduit à la production de valeurs d’usage artificielles et à la surconsommation subordonnée à la production du capital financier. Le profit, visible comme la pointe de l’iceberg, devient la part extorquée à la société par les actionnaires du capital pour conserver la direction des affaires et s’assurer du contrôle des investissements en fonction de la croissance du capital. Mais n’oublions pas que le capital est initialement dérivé de la production réelle et que si celle-ci cesse, la spéculation cesse aussi. Et l’on peut espérer que la prédiction de Marx se réalise : lorsque la technologie libèrera le travail contraint, les hommes reprendront le contrôle de la propriété du travail et choisiront d’ordonner la production à la création d’un monde meilleur.

Cependant, le système économique actuel continue de servir le capital et continuera probablement à provoquer les crises et les guerres tant que sa condition préalable restera en vigueur : la privatisation de la propriété des moyens de production [30]. Sinon rien n’empêcherait les producteurs d’équivaloir le prix et la valeur par le partage des bénéfices (ce qui signifierait la disparition du profit) et d’instituer le marché sur l’équivalence de réciprocité.

John Maynard Keynes fut bouleversé à la fin de sa vie lorsque le libre-échange lui parut en partie responsable de la Deuxième Guerre mondiale. Il chercha quelles règles économiques permettraient au libre-échange de se généraliser sans entraîner des inégalités susceptibles de conduire à la guerre. Il suggéra que les prix définis dans le cadre du libre-échange ne puissent osciller que de façon limitée par rapport à une norme idéale appelée valeur, anticipation de l’équilibre du marché, et dont le respect serait scellé par les parties prenantes grâce à une assurance des risques de leurs investissements et de leurs prêts, assurance prise en une monnaie non spéculative. Il en résulte deux formes monétaires : la monnaie d’échange spéculative et la monnaie de référence non spéculative. Il appelle celle-ci Bancor. Le principe qui fonde cette monnaie est la réciprocité [31]. Les modalités de convertibilité des monnaies d’échange en bancor doivent permettre le contrôle et la régulation des échanges. L’égalité imposée par la réciprocité ne contredit pas l’inégalité qu’exploite le libre-échange, elle l’autorise comme une fluctuation autour d’un axe dont elle assume la stabilité. L’égalité englobe l’inégalité.

Mais comment se réalise l’égalité ? Keynes demeure fidèle à la thèse du libéralisme : par la discussion démocratique entre les intérêts des uns et les intérêts des autres, dit-il, en fonction des rapports de force entre les individus. C’est une solution qui nous semble très proche de celle de John Rawls pour qui les propriétaires devraient négocier leur production en fonction de leurs intérêts dans les limites qui assurent la sécurité de tous. Ce qui nous ramène à l’argument de Glaucon sur l’utilité de la justice. On est loin encore de l’homme juste, de l’homme qui s’identifie au sentiment de la justice. Un tel sentiment ne peut lui appartenir que s’il participe d’une relation de réciprocité. Il y a là un seuil entre les uns et les autres, qui serait sans doute infranchissable sans l’alternative qu’offre la réciprocité de vengeance dite réciprocité négative  (lire la définition)  [32]. Les Chuckchee, remarquait Lévi-Strauss [33], viennent au marché avec un ballot d’offrandes dans une main et une lance dans l’autre : un panier vaut un panier et un coup de lance un coup de lance, mais on ne peut se défrayer d’un coup de lance par un panier. Il n’empêche qu’au-delà de l’intérêt du panier ou du coup de lance (pour le prestige ou pour l’honneur), le désir qui amène les uns et les autres à réciproquer des coups de lance ou des paniers est d’établir entre eux une référence commune.

Les anthropologues qui reconnaissent à côté de l’échange la réciprocité comme autre principe d’organisation économique des sociétés archaïques et qui ne réduisent pas la réciprocité à la réciprocité des dons distinguent la réciprocité positive de la réciprocité négative, et soutiennent que le gage qui tient lieu de contre-don dans la réciprocité positive, et qu’ils appellent compensation, n’est pas la même chose que le gage qui tient lieu d’une offense ou d’une violence et qu’ils appellent composition. Par exemple dans une réciprocité de meurtre, la composition signifiera pour l’adversaire vaincu un droit de meurtre sur le vainqueur afin d’établir la réciprocité, mais en aucun cas une compensation qui éteindrait le droit à la vengeance.

Hors de l’équilibre de chacune des réciprocités positive et négative, toute tentative de substitution de la réciprocité positive à la réciprocité négative imposée par le plus fort sera interprétée comme une humiliation qui renforcera le droit à la vengeance. Chacun doit dans la réciprocité le respect à autrui, et requiert d’autrui la reconnaissance de sa propre dignité dans les termes que celui qui en a pris l’initiative a choisis.

Ce n’est en effet que si la réciprocité négative est assumée complète et égale, c’est-à-dire lorsque les gages ont été remplacés par leur équivalent réel, que les hommes rétablis dans leur dignité peuvent indifféremment engager de nouvelles relations de réciprocité positive ou négative selon leur choix, et donc remplacer éventuellement une tradition de réciprocité négative par une tradition de réciprocité positive, ou substituer à des relations de meurtres des relations d’alliance, et un équilibre de compositions par un équilibre de compensations. Il s’agit là de la solution théorique des affrontements qui, de façon systémique, meurtrissent une grande partie du monde.

Le passage de la réciprocité négative à la réciprocité positive est une option désirée par tous dès lors qu’elle est rendue possible par le solde des comptes de la réciprocité négative. Pourquoi ? Parce que la réciprocité, qui se matérialise dans l’égalité des prestations et qui subordonne cette égalité à la qualité des besoins des protagonistes en tenant compte de la spécificité des besoins de chacun mais aussi du contexte, produit plus que la justice : elle produit l’amitié…

Il en est de même sur les marchés de réciprocité négative et de réciprocité positive. À l’instance supra-nationale que Keynes proposait pour régenter la croissance d’une économie de libre-échange contrôlée par un mécanisme de réciprocité, on peut ajouter que la régulation doit s’interpréter comme le passage de la réciprocité négative à la réciprocité positive – c’est pourquoi il semble légitime d’interpréter la Chambre de compensation pas seulement comme le moyen de juguler le libre-échange par la réciprocité négative mais de substituer à la réciprocité négative elle-même la réciprocité positive pour instaurer une référence commune que l’on désire la meilleure. Les monnaies nationales (ou les balances commerciales) doivent donc au préalable régler leurs différents, selon la suggestion de Keynes, par une pénalisation des excès des plus favorisés autant que ceux des moins favorisés, de sorte que la composition joue son rôle d’établir la dignité des protagonistes les uns vis-à-vis des autres et qu’ils puissent envisager un avenir différent : celui d’une émulation réciproque.

Comment concilier le sentiment éthique et la raison ?

La réponse traditionnelle est la réciprocité. Quelle que soit l’action de l’un vis-à-vis de l’autre, en la redoublant en sens inverse, la réciprocité permet que la relativisation de leur conscience initiale au bénéfice d’une résultante (la médiété en grec ancien) se traduise par un sentiment éthique (l’aretè, la valeur) identique pour l’un comme pour l’autre. L’absolu du sentiment éthique tient à sa nature affective, l’idée qu’il est universel, au fait qu’il peut être ressenti par chacun comme son propre sentiment et en même temps comme référence pour autrui puisque créé autant par l’un que par l’autre.

Comment donc équivaloir le sentiment qui prévaut dans telles ou telles conditions particulières avec une loi universelle ? Le caractère absolu de tout sentiment n’induit-il pas que chacun puisse être pris pour référence ? Et si tous les sentiments éthiques peuvent prétendre à la suprématie, la responsabilité, la solidarité, la liberté, la justice, le courage… ne s’affronteront-ils pas de façon irrémédiable ? De surcroît, le sentiment éthique s’accompagne de l’imaginaire dans lequel il se représente comme valeur particulière pour une communauté de réciprocité donnée. Cet imaginaire traduit la valeur de façon non-contradictoire, ce qui exclut toute autre représentation contraire. De ce qui pourrait être indifférence des absolus entre eux, on en vient ainsi à des antagonismes.

Se délivrer de l’absolu et de l’imaginaire conduit alors à récuser la conscience affective au bénéfice de la conscience objective, laquelle est liée à une logique qui permet de dominer la nature, de maîtriser l’environnement et d’améliorer les conditions d’existence de la société, mais contraint aussi à interpréter les relations humaines selon les lois de cette nature. Or cette logique est inadaptée à l’énergie psychique à laquelle elle est imprudemment appliquée.

Le système capitaliste fait bien appel à la Raison, mais il se contente d’une raison tributaire de la logique de la Physique, alors qu’il est dans la nature humaine de lui opposer celle de l’Éthique. Il ne suffit donc pas de penser un système économique du point de vue de la nature physique et selon la logique qui lui convient pour établir un système économique humain, il faut apporter à la raison la logique capable de rendre compte de l’énergie psychique.

La Physique contemporaine, sous l’impulsion de la physique quantique, a elle-même mis fin à l’idée que la nature respectait de façon parfaite la logique dont se servait jusqu’ici la raison, en montrant qu’elle n’est plus validée que par seulement une partie de la nature. Elle nous oblige à reconnaître une logique plus complexe [34]. À plus forte raison, il faut donc s’inquiéter de la relation entre la raison et le sentiment – question débattue par les philosophes depuis la plus haute Antiquité –avec de nouveaux instruments d’analyse.

Quoi qu’il en soit, si la réciprocité permet de se représenter et dire par une parole commune le sentiment engendré simultanément par tous, donner, échanger, partager requièrent toujours une relation sujet/objet, c’est-à-dire une représentation objective. Il faut donc envisager la relation de réciprocité avec autrui par la médiation de cette relation d’objet. La relation d’objet est d’ailleurs d’autant plus désirée qu’elle préserve une part de soi du risque pris vis-à-vis d’autrui. Grâce à elle, en effet, il n’est plus nécessaire de souffrir ce que l’autre souffre et d’agir comme l’autre agit. Mais dès lors la fonction symbolique se traduit par un commandement –la Loi– dont le contenu s’impose à tous.

On a pu croire ainsi que la Loi ouvrait une nouvelle voie pour la relation à autrui qui surpasse la relation intersubjective. Mais le sens de la Loi lui-même requiert la réciprocité ; et la réciprocité doit également être reproduite au niveau du langage pour que la Parole puisse continuer d’engendrer entre les signifiés des uns et des autres un avenir commun : n’est-ce pas l’enjeu de la démocratie ?

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Texte publié dans L’économie politique 1 : L’économie humaine, collection « Réciprocité », n° 13, 2018.

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Notes

[1] « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée [souligné par Marx] où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, […] ». Karl Marx, Le capital, Livre 1. Développement de la production capitaliste, 1. « La marchandise », dans Œuvres, La Pléiade, 1963-1968, vol. 1, p. 610.

[2] « Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1°) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2°) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3°) J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4°) J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien. » Marx, Manuscrits de 1844, Notes de lecture 1. 22 « La production humaine », Œuvres, vol. 2. Économie et philosophie, pp. 33-34.

[3] Marx, « Travail salarié et capital », vol. 1, op. cit., p. 212.

[4] Ibid., « Misère de la Philosophie » (1847), chap. 2, I, p. 76.

[5] Ibid., pp. 77-78.

[6] « En disant que les rapports actuels –les rapports de la production bourgeoise– sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent des forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l’influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. » Marx, « Misère de la Philosophie », op. cit., p. 88.

[7] Il n’est pas étonnant dès lors qu’il y ait antagonisme entre l’économie capitaliste fondée sur le libre-échange et l’économie sociale fondée sur la réciprocité. On comprend que devant ce dilemme, les économistes du système capitaliste n’aient eu de cesse de subvertir la pensée du Philosophe et de traduire metadosis par… “échange” ! Polanyi fut le premier à dénoncer ce contresens. Cf. Karl Polanyi, C. M. Arensberg & H. W. Pearson, Trade and Market in the Early Empires (1957). Trad. française : Les Systèmes Economiques dans l’Histoire et dans la Théorie, Paris, Larousse, 1975.

[8] La Logique dynamique du contradictoire de Lupasco explore le devenir tri-polaire de la matière-énergie : la matière-énergie macrophysique, la matière-énergie vivante et la matière-énergie psychique. Cf. Stéphane Lupasco, Les trois matières (1960).

[9] Si attention est accordée à autrui, elle est alors subordonnée par le calcul à l’intérêt privé, et si réciprocité il y a elle est subsumée par celui-ci.

[10] Œuvres de Platon traduites par Victor Cousin, La République, tomes IX et X, Livre II, [369c], 1822-1840.

[11] Christian-Bernard Amphoux, chercheur honoraire en philologie grecque au CNRS (Montpellier).

[12] Robert Baccou, Œuvres complètes de Platon, tome IV, Paris, Classiques Garnier, Livre II, [369c], 1938.

[13] Émile Chambry, Platon, Œuvres complètes, tome VI, La République, 1920-1935.

[14] Christian Amphoux, communication personnelle.

[15] Mais quel rapport, demandera-t-on, y a-t-il entre l’entraide économique et la relation intersubjective qui crée l’amitié ? La première relation de réciprocité est nécessairement l’hospitalité, la protection contre le danger et l’assurance des conditions d’existence immédiates. Et cette expérience conduit à l’alternative : la réciprocité crée l’amitié et la non-réciprocité l’indifférence sinon l’hostilité. S’il est possible que cette propriété de l’hospitalité soit retournée au profit d’un intérêt privé, ce n’est que par l’intervention d’un calcul qui retourne la réciprocité et le don de bienveillance en son contraire. C’est ce qui vient spontanément à l’esprit des commentateurs modernes.

[16] Traduction Émile Chambry, op. cit., [371b].

[17] Georges Leroux, traducteur de Platon, La République [371b], Paris, Flammarion, 2002.

[18] Léon Robin et M.-J. Moreau, Platon, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1940-1942, t. 1, p. 917 [371b].

[19] Traduction Émile Chambry, op. cit., [371d].

[20] La thèse de l’utilité est défendue par Glaucon : « On dit que, suivant la nature, commettre l’injustice est un bien, la subir, un mal, mais qu’il y a plus de mal à la subir que de bien à la commettre. Aussi quand les hommes se font et subissent mutuellement des injustices et qu’ils en ressentent le plaisir ou le dommage, ceux qui ne peuvent éviter l’un et obtenir l’autre, jugent qu’il est utile de s’entendre les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l’injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice. Telle est l’origine et l’essence de la justice. Elle tient le milieu entre le plus grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice, et le plus grand mal, c’est-à-dire l’impuissance à se venger de l’injustice […]. Si en effet un homme, devenu maître d’un tel pouvoir, ne consentait jamais à commettre une injustice et à toucher au bien d’autrui, il serait regardé par ceux qui seraient dans le secret comme le plus malheureux et le plus insensé des hommes. Ils n’en feraient pas moins en public l’éloge de sa vertu, mais à dessein de se tromper mutuellement dans la crainte d’éprouver eux-mêmes quelque injustice ». Platon, La République. Trad. Émile Chambry, op. cit., [359a] et [360d].

[21] Traduction Émile Chambry, op. cit., [371d].

[22] Traduction Victor Cousin, op. cit., [372a].

[23] Ibid., [519e-520a].

[24] Dans Les Lois, Platon désignait la monnaie comme “grecque”, c’est-à-dire symbole de réciprocité entre citoyens : la monnaie est alors l’expression d’un pacte, l’assurance qu’autrui se conduira comme on s’est conduit vis-à-vis de lui.

[25] Polanyi a attiré l’attention sur le fait que dans l’Antiquité, même le commerce à longue distance, tout en autorisant la spéculation sur les prix, se devait de respecter les prix fixés par les marchés de réciprocité entre lesquels il s’insinuait. Cependant Xénophon relevait que l’échange réservé au paiement des mercenaires pouvait conduire au pouvoir.

[26] Au bouvier et au porcher qui lui sont demeurés fidèles, Ulysse répond : « Si quelque jour un dieu jette sous ma vengeance les nobles prétendants, je vous marie tous deux, je vous donne des biens, je vous bâtis une maison près de la mienne et, pour moi, désormais, vous êtes les amis, les frères de mon fils !… ». Homère, L’Odyssée, XXI, v. 210. Trad. de Victor Bérard, Paris, Les Belles Lettres, 1932.

[27] Et pas seulement les contradicteurs de Socrate. Luc Boltanski cite Simone Weil qui commente Thucydide : « Les Athéniens, étant en guerre contre Sparte, voulaient forcer les habitants de la petite île de Mélos, alliée à Sparte de toute antiquité, et jusque là demeurée neutre, à se joindre à eux. Vainement les Méliens, devant l’ultimatum athénien, invoquèrent la justice, implorèrent la pitié pour l’antiquité de leur ville. Comme ils ne voulurent pas céder, les Athéniens rasèrent la cité. […] “Vous le savez comme nous ; tel est constitué l’esprit humain, ce qui est juste est examiné seulement s’il y a nécessité de part et d’autre. Mais s’il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second”. » Les Méliens invoquent la justice divine et les Athéniens répliquent : « Nous avons à l’égard des Dieux la croyance, à l’égard des hommes la certitude que toujours par une nécessité de nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir ». Luc Boltanski, L’Amour et la Justice comme compétences, Métailié, Paris, 1990, pp. 137-138.

[28] Cf. Primo Lévi, Si c’est un homme (1947).

[29] Marx distingue la consommation vraie qu’il appelle aussi production consommatrice et qui permet à l’être vivant et pensant de se produire librement (en entéléchie et en acte selon la terminologie aristotélicienne) et la consommation qui est dévolue au travail aliéné dans la production du capital et qu’il appelle consommation productive de capital.

[30] La substitution de la propriété privatisée à la propriété privative ou la substitution de l’abusus à l’usus.

[31] Cf. D. Temple, « Keynes : le Bancor » (2011).

[32] Que l’on puisse subir un dommage de l’égoïsme de celui qui ignore la justice induit la vengeance, et celle-ci, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire insérée dans une réciprocité de vengeance ou réciprocité négative, rétablit le sentiment du “juste milieu” et de la justice qui habite l’imaginaire de l’honneur. Cf. D. Temple, La réciprocité de vengeance (2003), rééd. Collection « Réciprocité », n° 7, 2017.

[33] Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté (1949).

[34] Pour parvenir à la conclusion que le sentiment d’une conscience de conscience totalement absorbée par sa propre réflexion sur elle-même est la résultante contradictoire de la relativisation des contraires : la médiété, il faut établir le principe d’équivalence entre les contraires, puis que la résultante de cette relativisation –vide de matière ou d’énergie– est consistante, et enfin que cette consistance est l’affectivité. On peut alors dire que la conscience affective issue d’une relation de réciprocité est une conscience d’elle-même, subjective et objective puisque reconnue simultanément comme celle de soi et celle de l’autre.


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