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février 2008

La Parole d’union et l’origine de la Parole religieuse

Dominique TEMPLE

Aperçu des enjeux de la réciprocité

La première relation de réciprocité clairement reconnue par la science est la réciprocité de parenté, étudiée par Lévi-Strauss sous le nom « d’échange des femmes ». Mais la réciprocité  (lire la définition) intéresse immédiatement toutes les activités humaines à la fois, ce sont les prestations totales de Marcel Mauss, produisant le sentiment d’une présence spirituelle généralement appelé d’un nom polynésien, le mana.

Cette puissance spirituelle se révèle de nature affective. La réciprocité constitue, en effet, une matrice où des forces antagonistes telles que la cohésion du groupe et la singularité des individus ou l’homogénéité de la parenté et la différenciation exogamique [1] se relativisent mutuellement jusqu’à produire dans le psychisme humain une conscience de conscience  (lire la définition) .

Selon que cette conscience de conscience est parfaitement équilibrée ou pas, elle paraît libre de toute détermination ou, au contraire, polarisée. Dans le premier cas, elle est une conscience d’elle-même qui se résout en un sentiment de soi, une pure conscience affective. Dans le second cas, elle demeure comme entourée d’un horizon irréductible et devient conscience intellectuelle ou objective  (lire la définition) . La part qui demeure en elle-même contradictoire, toujours conscience affective, est ordonnée à cet horizon et devient le sens de cet horizon [2].

La conscience humaine est donc sentiment de soi lorsque les forces physiques et biologiques confrontées par la réciprocité pour la produire sont intégralement relativisées les unes les autres par leur antagonisme, elle est illumination du monde et devient le sens des choses lorsque l’une de ces forces demeure en excès sur l’autre. Ces deux orientations s’excluent mutuellement [3].

La conscience humaine dans un système d’échange et dans un système de réciprocité

Cependant, la plupart des anthropologues soutiennent l’idée que le propre de la conscience humaine est d’être conscience de quelque horizon comme objet de conscience et l’appellent alors connaissance. C’est à la conscience comme connaissance qu’ils ont accordé le primat, et la conscience affective a été jugée irrationnelle.

Il reste qu’à méconnaître le rôle de l’orientation mystique de l’esprit, la pensée se referme sur la seule connaissance, et lorsqu’elle prétend saisir sous ce mode ce qui est au cœur de la conscience de conscience, le sujet lui-même en propose une définition de plus en plus pauvre en supprimant l’expérience de sa révélation.

Mais il ne peut en être autrement semble-t-il lorsque la conscience de conscience est pensée à partir d’une expérience individuelle. La conscience ne peut se saisir d’elle-même comme son propre objet et elle reste dans une subjectivité absolue, une épreuve de soi. Or, dans une société régie par l’économie d’échange, chacun est postulé ne penser qu’à partir de son intérêt et donc de façon individuelle.

Il n’en est pas de même dans une société de réciprocité  (lire la définition) où la conscience de conscience est engendrée à partir d’une relation de réciprocité avec autrui. Lorsque la conscience de chacun se construit à partir d’événements qui font intervenir autrui autant que soi-même, la conscience de conscience qui en résulte est commune aux deux parties. Elle est certes une conscience d’elle-même mais qui se présente comme extérieure au moi individuel engagé dans la réciprocité, c’est-à-dire comme un autre sujet que soi-même, et que l’on peut nommer, pour le démarquer du moi de chacun, transcendantal. Un tel sujet est l’humanité. Il faut le distinguer du moi, et comme Autre, de l’autre.

Un tel Sujet né de la réciprocité est en mesure de se manifester d’une façon purement spirituelle mais dédoublé, en quelque sorte, entre ce qui est soi comme Sujet et ce qui est l’autre comme autre Sujet, un dédoublement qui autorise une réflexion du Sujet sur lui-même et d’une appréhension objective au sens que donne à ce terme le fait d’être reconnu comme vérité ou référence par tous ceux qui participent à sa genèse.

L’équilibre du contradictoire est ce qu’Aristote nous enseigne dans l’Éthique à Nicomaque comme l’isotès, la bonne distance, condition nécessaire pour engendrer la mesotès, le juste milieu entre les contraires. Ce juste milieu, selon lui, est le secret de toutes les valeurs spirituelles.

Les esprits

La parole traduit d’abord un sentiment de soi affranchi de toute matérialité, de toute détermination, l’imana par exemple chez les Hutu et les Tutsi du Rwanda, le kakarma, chez les Awajun (Aguaruna) du Pérou, la charis chez les Grecs, le mana chez les Mélanésiens. Un tel sentiment est indépendant des caractères propres aux personnes impliquées dans la relation de réciprocité, il dépend plutôt de la structure à laquelle participent ces personnes. En ce sens, il est un esprit que l’on reçoit en participant à cette structure. Puisque une même personne peut être impliquée dans différentes structures de réciprocité  (lire la définition) , elle pourra être habitée de plusieurs esprits, les acquérir ou les perdre. L’énergie spirituelle qui résulte de toute structure de réciprocité donne sens à tout ce que la réciprocité peut impliquer, soit que les choses utilisées dans la réciprocité acquièrent une valeur symbolique, soit que les forces mises en jeu pour construire la réciprocité ne soient pas égales et que l’une apparaisse en excès à l’horizon de la conscience affective et se définisse comme une polarité objective – c’est-à-dire non-contradictoire – de la conscience. Cependant, comme la conscience affective apparaît tandis que disparaît tout horizon particulier, l’esprit semble naître de rien sinon de lui-même, et il peut alors être présumé à l’origine de toute la nature à laquelle il donne sens, et donc être créateur.

La “conscience affective du surnaturel”, pour reprendre une catégorie de Lévy-Bruhl, naît d’une situation contradictoire  (lire la définition) puisqu’elle résulte de la relativisation de forces antagonistes, mais elle se manifeste par un sentiment qui, de par sa nature affective, est absolu [4]. Un tel sentiment communique aussitôt à la parole qui l’exprime ce caractère absolu. Son dire est Vérité. La première parole sera Loi [5].

Chaque relation de réciprocité est la matrice d’un sentiment vécu par les partenaires de la relation de réciprocité comme l’avènement d’une puissance spirituelle parfaitement libre et souveraine (la toute puissance divine). Les Occidentaux, qui donnent le primat à la conscience objective, refusent à ces puissances toute réalité existentielle, matérielle, mais ils en déduisent aussi parfois qu’elles sont des illusions. Le fait de ne plus participer de relations de réciprocité les empêche sans doute d’être le siège de tels sentiments ou de tels esprits. Ils ne font plus l’expérience des consciences affectives, l’expérience directe des esprits. Dans toute société de réciprocité, au contraire, les esprits sont des sentiments réels éprouvés par tous les membres de la communauté. Ils constituent même la nature spirituelle d’une communauté. Ils ont une efficience sur le comportement des uns ou des autres. La lésion des matrices de réciprocité produit dès lors de graves perturbations dans le psychisme des membres de la communauté. Les thérapeutes, dans ces communautés, le savent bien qui pour rétablir l’équilibre psychique (et psychosomatique) d’une personne en difficulté lui proposent des rituels où la réciprocité est rétablie dans un plan imaginaire afin de lui servir de modèle et lui permettre de reconstruire dans sa vie les structures lésées.

Les deux Paroles

Dès la première parole, celle qui dit Je, se révèle une nouvelle structure de réciprocité, comme si le Je gardait au cœur de son absoluité affective le secret de la réciprocité. Le Je est en réalité réversible en Tu, c’est-à-dire qu’il n’a de sens que pour s’adresser à autrui. La parole du Je de l’être a pour structure cachée la réciprocité [6]. C’est à l’autre que l’on parle et dont on attend une réponse. Or, tout signifiant se présente à la conscience comme non-contradictoire, et nous avons ici logiquement deux options non-contradictoires possibles : celle de l’union et celle de l’opposition. Le sujet qui s’exprime par la Parole d’union  (lire la définition) est le Il. Le sujet qui s’exprime par l’autre signifiant, l’opposition  (lire la définition) , se dit par un duel : moi-toi (fils-père, oncle-neveu, sœur-épouse...) et bientôt par un de ces termes seulement qui implique l’autre implicitement. Les structures logiques des deux signifiants sont semblables à celles que les linguistes ont reconnu dans la dyade et qu’ils nomment disjonction et conjonction.

Parole d’opposition, Parole d’union. La première est à l’origine des processus de classification de la pensée scientifique immédiatement reconnue comme une modalité fondamentale de la signification. Cette Parole conduit à la reproduction systématique de la réciprocité au sens traditionnel du terme comme un principe d’organisation de la société (les organisations dualistes  (lire la définition) ). Lévi-Strauss a même tenté de réduire cette modalité de la fonction symbolique (la Parole d’opposition) à un processus vital, et la réciprocité à la maîtrise psychologique du principe d’opposition. Mais c’est là confondre la genèse du sens avec celle de la vie et réduire la fonction symbolique à une modalité de l’énergie vitale [7].

La conscience humaine dispose d’une seconde possibilité d’expression, la Parole d’union, à l’origine de la Parole religieuse. La Parole d’union ne distingue ni ne classe, elle rassemble au contraire tout dans l’unité.

Il est facile de vérifier que si les premiers discours humains utilisent des oppositions corrélatives telles que le haut et le bas, l’ombre et la lumière, le chaud et le froid, etc… ils utilisent aussi des termes médians tels que le centre, le sommet, le milieu, le gris, l’arbre, le cœur, la bouche, etc. De cette parole, Lévi-Strauss a donné lui-même une idée lorsqu’elle devient un principe d’organisation sociale avec ce qu’il appelle le principe de maison [8].

Le joug du signifiant sur le symbolique

Mais pourquoi la conscience ne dispose-t-elle pas de moyens propres pour traduire ce qui est d’un autre ordre que celui de la nature physique et biologique, et pourquoi doit-elle passer sous le joug de signifiants non-contradictoires ?

Si la Parole est l’expression d’une conscience affective jaillie de l’expérience contradictorielle, cette expression ne peut faire semble-t-il l’impasse du corps, ni de la nature. Si elle le tentait, elle serait aussitôt enfermée dans l’absolu qui caractérise la nature de toute affectivité. Par enfermement, il faudrait entendre une homogénéisation  (lire la définition) de deuxième niveau, mais de même structure que l’homogénéisation qu’il a été nécessaire de relativiser par la différenciation. Et cette homogénéisation serait une forme de mort pour la conscience de conscience, pour la conscience affective comme pour tout sens.

De cet enfermement, la conscience de conscience s’échappe en refusant de rester identique à elle-même, en refusant de rester prisonnière de ce que l’on pourrait appeler l’unité de la contradiction. Elle dérive donc dans ce qui est l’opposé d’une homogénéisation de l’absolu, elle dérive dans la différentiation de celui-ci. Cette actualisation de la conscience apparaît alors comme une différenciation à un deuxième niveau  (lire la définition) . La conscience engendrée par la relativisation des forces antagonistes de la vie et de la mort, menacée de s’enfermer dans son identité, procède au mouvement inverse : celui de donner sens à la nature. Les Anciens se disaient que l’esprit donnait une âme à chaque chose dans la nature ou nommaient les choses comme étant ou ayant été humaines.

Cependant, la différenciation de deuxième ordre doit à son tour être relativisée, sinon la conscience se dissoudrait ou s’évaporerait dans la nature, une autre forme de mort pour la conscience de conscience. Pour que se poursuive la genèse d’une puissance spirituelle qui se déploie pour elle-même, il faut que se reproduise la relation de réciprocité à un niveau supérieur. Homogénéisation et différenciation de deuxième ordre se relativisent donc pour constituer la matrice de ce qui nous paraît pouvoir être appelé résurrection. La résurrection est ici la renaissance de la conscience de conscience pour elle-même. L’absolu n’est donc pas tout [9].

Les trois niveaux de la réciprocité

Mais pourquoi l’affectivité d’une conscience révélée à elle-même au sein d’une relation réciproque ne se traduit-elle pas de façon directe et immédiatement ? L’absolu qui la caractérise explique déjà cette impossibilité. Une telle explication est cependant négative et seule elle signifierait une impuissance, ce qui n’est sans doute pas dans la nature de l’absolu puisque l’absolu est ici celui de la liberté. Il garantit en effet l’altérité radicale de chacun ; une Altérité irréductible à la différence biologique que peut intégrer l’organisation des formes supérieures de la vie.

Au niveau du réel, la réciprocité veut dire “épouser la sœur de l’adversaire, offrir l’hospitalité à l’ennemi en danger, soigner le blessé au lieu de l’achever, partager les vivres avec celui qui en est privé…”. De ces actes tous les jours recommencés rejaillissent les mêmes sentiments primordiaux, la grâce, l’amitié, la responsabilité, la justice, et il n’est pas d’homme qui, naissant de ces matrices de réciprocité concrètes, ne soit immédiatement constitué comme être humain, libre, doué de volonté, responsable, juste, amical et bon.

Mais ces valeurs inaugurales sont tributaires d’obligations matérielles, et la parole désigne immédiatement les conditions de leur naissance comme des contraintes naturelles : le prestige, c’est l’obligation de donner le plus possible, l’honneur l’obligation de vengeance

Or, à l’aide des représentations du réel, il est possible de construire des structures de réciprocité idéales grâce auxquelles pourront éclore des sentiments délivrés des contraintes du réel. Dès lors que l’efficience du symbolique  (lire la définition) qui donne à chacun son nom d’homme est attribuée à la parole, une représentation, un symbole peut être substitué au réel : la promesse de mariage devient un gage. Masques, totems et dons sont des paroles significatives dans leur contexte culturel qui peuvent se redistribuer selon des relations de réciprocité homothétiques des relations de réciprocité du réel. Émancipés de leur contexte, de tels symboles deviennent des références, et toute image ou représentation de cette nature véhicule du mana  (lire la définition) . Ce sont des choses sacrées.

Une réciprocité imaginaire qui redouble celle du réel se forme de façon identique à partir de la réciprocité négative  (lire la définition) comme à partir de la réciprocité positive : chez les Awajun du Nord du Pérou [10], la parole tributaire de la réciprocité de vengeance commande le meurtre. Pour renaître au-delà de son actualisation dans le meurtre, elle doit retrouver du sens à l’intérieur de la réciprocité des meurtres réels : elle exige que le meurtrier subisse la mort. Lorsque la parole qui désigne la vengeance ordonne de tuer et engage la victime ou le clan de la victime au meurtre, nous sommes bien dans le réel. Mais si cette efficience est maintenant attribuée à la parole elle-même, toute mort subie y compris la mort par accident ou maladie sera interprétée comme l’efficacité d’une parole professée par un ennemi. La mort accidentelle ou naturelle est ainsi rapportée à un meurtre imaginé, et le monde réel est désormais lui-même perçu comme un reflet de ce monde imaginaire. L’imaginaire devient plus réel que le réel, le monde naturel n’est plus qu’une ombre de celui-ci. Les âmes ou esprits habitent un corps et lui donnent pour un instant quelque consistance, quelque allure, avant qu’il ne retourne à la poussière et qu’il ne se perde dans le mouvement perpétuel de la nature. L’imaginaire s’est substitué au réel.

Le troisième niveau : le symbolique pur

À partir de la Parole d’union et de la Parole d’opposition, nous entrevoyons deux discours imaginaires. Chacune des deux Paroles dit les mêmes valeurs humaines fondamentales : responsabilité, justice, liberté… [11]. Chacune manifeste l’efficience de ces puissances spirituelles, mais de façon exclusive de l’autre puisque polarisées par des contraires (la différenciation et l’union). Elles peuvent cohabiter mais chacune aux limites de l’autre.

Chacune des deux paroles peut dès lors se déployer comme nouvelle matrice de la liberté. Elle peut en effet se relativiser elle-même, et de cette relativisation renaîtra une liberté plus haute.

À partir de la Parole d’opposition

L’anthropologie a depuis longtemps montré comment les sociétés s’organisent à partir de la parole d’opposition. Si la parole qui dit le sentiment d’être humain par l’opposition ami-ennemi peut s’inverser par réciprocité (Je suis l’ennemi que Tu dis l’ami, et Tu es l’ami que Je dis ennemi), Je est à la fois ennemi et ami d’un Tu qui est à la fois ami et ennemi. Les deux moitiés sont alors corrélées de façon telle que l’amitié est intimement conjointe à l’inimitié, créant une distance sociale propice où naissent des sentiments nouveaux.

Lévi-Strauss donne une définition claire de ces organisations dualistes :

« Ce terme définit un système dans lequel les membres de la communauté – tribu ou village – sont répartis en deux divisions qui entretiennent des relations complexes allant de l’hostilité déclarée à une intimité très étroite, et où diverses formes de rivalité et de coopération se trouvent habituellement associées » [12].

Les Aymara disent que les moitiés, qu’ils qualifient de noire et blanche, sont des churrus (mères) qui portent des qallus (portée de petits). Dans le langage pictural des Aymara, chaque moitié blanche ou noire est rayée de son autre, le noir du blanc et le blanc du noir. Ainsi, les moitiés sont relativisées puisque par le redoublement inverse de leur différence elles retrouvent une certaine identité (noir et blanc chacune), mais la différenciation opère aussitôt à nouveau pour opposer à l’intérieur de cette identité retrouvée quatre communautés de base face à face [13].

L’humanité se déploie donc chez les Aymara toujours entre moitiés. L’autre est toujours le miroir de l’Autre, mais l’Autre est désormais un Autre à autre niveau que celui des forces concrètes de la vie biologique. C’est un Autre qui naît de la réciprocité du langage et la réciprocité peut ainsi être représentée comme référence pour tout comportement humain et reproduite comme règle de réciprocité.

À partir de la Parole d’union

La Parole d’union rassemble tout et fait même converger vers un centre – l’unité du contradictoire – les sentiments qui naissent du face à face de la réciprocité d’origine. Un tel centre qui focalise la totalité est, par exemple, le foyer ou l’autel.

La Parole d’union étend à présent son pouvoir, rayonne, diffuse et devient le centre de la redistribution des valeurs spirituelles. La force centrifuge de la redistribution redouble en l’inversant la force centripète du principe d’union. Comment une telle redistribution du même au même peut-elle échapper à ce retour toujours identique ? Comment peut-on éviter la menace totalitaire lorsque la Parole d’union s’institutionnalise comme principe ?

Si le Tout se relativisait et cessait d’être lui-même, alors le Rien prendrait quelque consistance. Que veut dire cette relativisation du Tout par cela que le Tout précédemment ignorait sous le nom de Rien ? Les Kashinawa du Pérou [14] répondent que l’on ne peut rien savoir du Rien qui est hors de Tout, mais que l’on peut en reconnaître l’empreinte dans ce qui détruit le Tout ou le corrompt. La souffrance est acceptée comme la marque de cet Inconnu. L’être kashinawa est en effet affecté du fait que les Occidentaux sont venus mettre en péril les principes de réciprocité kashinawa. Ils distinguent donc entre le Tout et le Rien deux espaces intermédiaires, l’un qu’ils appellent kayabi où la lumière kashinawa faiblit ne parvenant pas à dissiper les ténèbres, et l’autre bémakia où l’ombre portée des ténèbres assombrit la splendeur kashinawa ; deux espaces intermédiaires qui ne se recouvrent pas nécessairement. Entre le Tout et le Rien qui l’entoure, la frontière ne peut être tranchée sous peine de pouvoir se traduire par une opposition entre contraires. La frontière entre l’un et l’autre devient donc une zone intermédiaire en dégradé, mais elle est double en réalité.

Est-il suffisant de reconnaître l’autre à ses empreintes pour éviter toute dérive dans le totalitarisme ?

Les Aymara, qui jonglent avec la Parole d’opposition, n’ignorent pas pour autant la Parole d’union et se représentent la conscience affective par le lac qui se trouve au centre du haut Plateau de la Bolivie et du Pérou, et la Parole d’union se dit Pacha. Mais à la périphérie de son territoire, elle est affectée par la souffrance provoquée par des esprits malins (saxra) qui dérobent ou détruisent la nuit et disparaissent sans être vus. Cependant, à cette frontière renaissent des puissances religieuses du même type que la précédente, des Paroles d’union, les Achachilla, et qui se représentent par les sommets enneigés des cordillères à l’horizon du haut plateau. Entre le Tout et le Rien voilà que renaît donc une Parole chargée cette fois-ci d’une efficience différenciée, chaque Achachilla étant responsable d’une relation sociale précise qui implique le travail et la fête, des formes nouvelles de réciprocité (des tisserands, des bergers... etc.).

À partir de la relativisation du Tout, le passage continu et cependant différencié signifie qu’il existe entre la brillance de la révélation (le jour, la lumière), que la Parole d’union a rendue éblouissante par la concentration de ses effets (le soleil), et les ténèbres de ce qui est à l’extérieur, une région indécise, une région de mystère où s’aventurait parfois François d’Assise lorsqu’il s’adressait à frère Loup ou sœur la Mort, un lieu qui paraît vide ou silencieux, délivré de toutes certitudes, de tout énoncé, où le sentiment d’humanité devient patience et humilité d’une grande fragilité et une sorte de secret. Ce dépassement délivre le spirituel de l’imaginaire propre à la Parole d’union. Il le délivre du joug de ses signifiants, images du jour ou des ténèbres, avec lesquels il cherchait à dire les choses pour l’engager dans une nouvelle genèse sans autres sources que sa volonté de se créer.

L’aliénation religieuse

Mais au lieu de se relativiser, la Parole d’union peut au contraire devenir totalitaire. Quel est donc le sort de l’affectivité, de la liberté, et du sentiment de la révélation, lorsqu’il est traduit par une Parole d’union totalitaire ?

La Loi dit la Vérité dans son signifiant, l’Un, symbole de la Totalité. Ce qu’elle ne rassemble pas sous son toit est privé d’être, néant. Celui qui exprime la Loi dans l’imaginaire du Tout ignore ce qui ne passe pas sous son joug. Il rejette comme ne faisant pas partie de l’humanité ce qui n’entre pas dans la définition qu’il donne de la Vérité, et se croit autorisé à nier par l’épée, le feu, la roue, le mur, la machette ou le viol, ce qui est susceptible de l’altérer, de le corrompre, et qu’il appelle donc le Mal. L’enfer est la signature du totalitarisme religieux.

Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh rapporte que l’ambassadeur de l’Arabie Saoudite à Londres, Dr. Ghezi al-Qussaybi, dit à la journaliste qui l’interviewait le 13 Mai 1993 à la radio BBC section anglaise :

« J’ignore ce que vous entendez par “Comité des Droits de l’Homme”. Nous, en Arabie Saoudite, nous connaissons les droits déterminés par la loi islamique et nous considérons les tribunaux comme les gardiens de ces droits. Je n’ai pas entendu parler d’institution islamique dans le passé qui s’appelait Comité des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, tout citoyen peut s’adresser au tribunal pour se plaindre s’il estime qu’un de ses droits fondamentaux est violé… Par contre, je vois mal comment trois ou quatre personnes peuvent décider, parmi des millions de gens, qu’elles sont désignées par une voie de mandat obscur pour organiser les droits du reste du peuple » [15].

Cet homme parle pour la Parole d’union institutionnalisée, une Parole qui prétend jeter son filet sur l’humanité depuis le commencement jusqu’au dernier jour : qui dit l’union dit tout. De son point de vue, il est donc impossible que les Comités de défense des Droits de l’Homme puissent se légitimer face à la loi islamique et face aux tribunaux gardiens de la Loi.

Le pape des chrétiens catholiques, Jean Paul II, a récemment imposé un défi semblable à la liberté en ajoutant au Credo des Chrétiens (la profession de foi du Symbole de Nicée-Constantinople) l’exigence d’une soumission volontaire, explicitée comme l’obéissance de la volonté et de l’intelligence à l’enseignement de la personne du souverain pontife non seulement dans le cadre de son infaillibilité pontificale mais dans celui de son magistère ordinaire : « Credo in unum Deum(…) et vitam venturi saeculi… » [16]. Traduisons, car la plume de La Documentation Catholique [17] a dû rester en l’air devant l’énormité du texte latin :

« Je crois en un seul Dieu (…) et la vie des siècles à venir, ainsi soit-il. Je crois aussi d’une foi ferme toutes les choses contenues dans la parole de Dieu écrites ou transmises par la Tradition, et qui sont proposées par l’Église soit par un jugement solennel soit par le Magistère ordinaire et universel, pour être crues comme des vérités révélées par Dieu. Fermement aussi j’embrasse et je retiens dans leur ensemble et chacune pour elle-même toutes (les vérités) ce qui est énoncé à titre définitif par la même Église au sujet de l’enseignement de la foi ou des mœurs. De plus, j’adhère d’une obéissance scrupuleuse de la volonté et de l’intelligence aux doctrines qu’énoncent le Pontife romain ou le Collège épiscopal lorsqu’ils exercent leur Magistère authentique même s’ils n’ont pas l’intention de les proclamer dans un acte définitif ».

Un serment de fidélité accompagne cette inféodation pour ceux qui ont une charge à exercer au nom de l’Église. Du point de vue des Droits de l’homme, cet asservissement de la volonté et de l’intelligence non seulement à l’énoncé de la Loi mais aux modalités de la Loi telles qu’elles sont définies par une autorité qui se prétend de droit divin apparaît aussi énorme que la prétention de l’ambassadeur de l’Arabie saoudite d’ignorer la démocratie. Et pourtant, le despotisme spirituel, qu’il soit romain ou saoudien, est plutôt bien accepté par les fidèles. La docilité est inhérente à toutes les communautés constituées par communion. Le joug sous lequel doit passer la parole est accepté pour accéder à une dimension de l’être qui apparaît supérieure à celle de son propre quant-à-soi. La fidélité des croyants est obtenue au nom des valeurs spirituelles que le chef dicte au nom de tous. Le courage est exalté, la générosité est exaltée, la confiance est exaltée, mais la prétention de la parole d’union à focaliser ces vertus sur un but dont la définition s’inscrit dans l’imaginaire d’un individu transforme cette exaltation en soumission. Des millions d’hommes peuvent se leurrer au point de ne compter que pour peu de chose le prix à payer pour donner réalité à leur Dieu, chrétien, musulman, fasciste ou communiste, et mépriser la vie dite ordinaire, la sueur et les larmes dès lors qu’elles ne répondent pas à leur intime conviction, qu’elles sont celles des autres, donc, et les traiter comme des manifestations impures, réductibles à des humeurs et à des excréments qui altèrent ou défient leur appréhension des choses. Pour les intégrer malgré tout et sous leur forme négative à l’idée du Tout, il faut les désigner comme les expressions du Mal. On ne s’étonnera pas que le champion des intégristes chrétiens, Jean-Paul II, puisse déclarer : « ... oui l’homme s’est égaré, les prédicateurs se sont égarés, les catéchistes se sont égarés, les éducateurs se sont égarés. C’est pourquoi ils n’ont plus le courage de menacer de l’enfer » [18]. La prétention à la vérité pour l’un, la condamnation à l’enfer pour les autres.

Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh poursuivait :

« Nous avons tous appris le récit suivant : “Si vous voyez en moi un défaut corrigez-moi”. Quelqu’un lui répondit : “Par Dieu, si nous trouvons en toi un défaut, nous te corrigerons par l’épée”. Unmar répliqua : “Louange soit rendu à Dieu parce qu’il existe dans ma nation qui corrige Unmar par l’épée” ».

De toute évidence, nous vivons dans un système social où le dialogue est banni et où l’épée est le principal maître à penser. Un système construit sur des vérités absolues qui se sert de l’anathème (al-takfir) et de menaces de mort qui ne tardent pas à se concrétiser. Cela se passe presque quotidiennement en Algérie et en Égypte… [19]. Le pouvoir religieux islamique en Iran prétend même rattraper la parole qui le défie où que ce soit dans le monde…

Lorsque Hitler imposait sa loi sur la France en 1941, Pie XII écrivait aux évêques de France : « … en ce moment où la main de Dieu s’appesantit sur votre chère patrie… » [20]. Depuis des siècles sinon depuis toujours, l’Église vouait les Juifs à l’enfer. Le peuple qui se nomme de la Révélation, comme tous les peuples qui se disent élus par la naissance de l’esprit, l’Église (toutes les Églises chrétiennes aussi bien luthérienne, évangéliste que catholique) le destituait et le condamnait à mort sous le titre de déicide ! Les camps d’extermination pour ceux qui ne sont pas reconnus dans l’horizon de la parole d’union, les chambres à gaz pour ceux qui pourraient contester l’autorité suprême, sont interprétés comme le châtiment anticipé du jugement dernier. Au début de sa carrière, Hitler le disait très bien. À la fin du deuxième chapitre de Mein Kampf, il écrit :

« Aujourd’hui j’estime agir en accord avec la volonté du Créateur Tout-Puissant ; en me défendant contre le juif, je combats pour sauvegarder l’œuvre de Notre Seigneur ».

Et, dans un discours à Munich en 1926 :

« Pendant des millénaires, l’enseignement du Christ a été fondamental dans la lutte contre le Juif comme ennemi de l’humanité. J’achèverai la tâche que le Christ a commencé. Le National-Socialisme n’est rien d’autre que la réalisation pratique de l’enseignement du Christ » [21].

Les Chrétiens ont condamné à mort les Juifs parce qu’ils les décrétaient déicides. Hitler reconnut au contraire dans le peuple juif la conscience humaine comme pure révélation, comme Dieu, et c’est finalement pour cette raison qu’il le mit à mort. La différence dans la conception du meurtre est radicale mais elle reste souvent ignorée et il est vrai qu’elle fut longtemps le secret des Hitlériens sur le sens de la solution finale. Hitler gardait le secret sur la signification de la solution finale parce qu’il s’attaquait à la conscience révélée pour que triomphe la nature biologique : la race. Le silence de l’Église, dont les chefs étaient pourtant les mieux informés au monde, est cependant une passerelle entre le crime chrétien et le crime nazi. Elle refuse de reconnaître qu’une telle élection des Juifs à la conscience universelle (qui est affirmée dans la volonté de l’anéantir au bénéfice de la race, de la force biologique selon la nature) signifie aussi que le peuple juif n’est pas déicide, mais au contraire le témoin d’un Dieu vivant. La lutte pour le pouvoir de l’Absolu n’est pas la même chose que d’affirmer le primat de la force sur la révélation, mais l’articulation d’un crime sur l’autre est possible. On a appelé cette articulation, la Kollaboration.

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Notes

[1] Ce que Marcel MAUSS récapitule en disant que dès l’origine des communautés humaines “les oppositions croisent les cohésions”.

[2] Sans doute est-ce pour cela que le soleil est l’image préférée de la naissance de la conscience dans de nombreuses Traditions car il est la source commune d’une sensation et d’une vision. Il réchauffe et il éclaire.

[3] Pour la logique de ces manifestations, lire Stéphane LUPASCO, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie. Paris : Hermann, 1951.

Cf. TEMPLE, D. « Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité ». In La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n° 12, 1998.

[4] ALQUIE, F. La conscience affective. Paris : éd. Vrin, 1979.

[5] On peut confondre cet impératif avec l’obligation de MAUSS. Celle-ci est l’expression du sentiment d’humanité qui dicte ses conditions d’existence. Sans l’obligation de donner, de recevoir et de rendre : l’obligation de réciprocité, il n’y a pas de possibilité de reproduire l’avènement du sentiment de l’humanité.

[6] BENVENISTE, Émile. Problèmes de linguistique générale. Paris : Gallimard, 1966.

[7] Le chapitre des Structures élémentaires de la parenté, intitulé “le principe de réciprocité”, est immédiatement suivi en effet par le chapitre intitulé “l’organisation dualiste” : « Nous croyons plutôt qu’elles (les organisations dualistes) reposent sur une base de réciprocité, qui, elle, offre un caractère fonctionnel et doit être présente indépendamment dans d’innombrables collectivités humaines. Comme nous essayerons de le montrer, le système dualiste ne donne pas naissance à la réciprocité : il en constitue seulement la mise en forme. » LÉVI-STRAUSS, C. Les structures élémentaires de la parenté. Paris : Mouton (1947), 1967.

[8] LÉVI-STRAUSS, C. Paroles données. Paris : Plon, 1984.

[9] Il y a là un domaine qui échappe à la connaissance ordinaire mais non à la recherche scientifique pour peu que celle-ci n’en reste pas à un seul niveau.

[10] Cf. TEMPLE, D. & M. CHABAL, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995.

[11] Cf. TEMPLE, D. “Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité”. In La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n° 12, 1998.

[12] LÉVI-STRAUSS, C. Les structures élémentaires de la parenté, op. cit., p. 80.

[13] Cf. CERECEDA, Verónica. “Las talegas d’Isluga. Sémiologie des tissus andins”. In Annales, E.S.C. 33ème année, n°5-6, Paris : Armand Colin, 1978, pp. 1017-1035.

Cf. TEMPLE, D. « La coexistence des deux Paroles chez les Aymaras ». In Teoría de la reciprocidad. La Paz : Padep-gtz, 2003.

[14] Cf. Robert JAULIN dans sa Préface de DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, Penser l’autre chez les Indiens Huni Kuin de l’Amazonie. Paris : L’Harmattan, 1994.

Cf. TEMPLE, D. « La coexistence des deux Paroles chez les Huni Kuin », op. cit.

[15] ALDEEB ABU-SAHLIEH, Sami A. “Les ONG de défense des droits de l’homme en quête de légitimité en droit arabe”. In Transnational Associations, 1/98.

[16] « Credo in unum Deum (…) et vitam venturi saeculi, Amen. Firma fide quoque credo ea omnia quae in verbo Dei scripto vel tradito continentur et ab Ecclesia sive sollemni iudicio sive ordinario et universali Magisterio tamquam divinitus revelata credenda proponuntur. Firmiter etiam amplector ac retineo omnia et singula quae circa doctrinam de fide vel moribus ab eadem definitive proponuntur. Insuper religioso voluntatis et intellectus obsequio doctrinis adhaereo quas sive Romanus Pontifex sive Collegium episcoporum enuntiant cum Magisterium authenticum exercent etsi non definitivo actu easdem proclamare intendant ». Actes du Saint Siège. L’Osservatore Romano du 25 février 1989, La Documentation Catholique, n° 1982, 16 Avril 1989.

[17] « Nous publierons la traduction française officielle de ces deux formules dès qu’elle aura été approuvée et promulguée par les autorités compétentes »(!)

[18] Cité par CARDONNEL, Jean. J’accuse l’Église. Paris : éd. Calman Lévy, 1996.

[19] ALDEEB ABU-SAHLIEH, Sami A. Transnational Associations, op. cit.

[20] Le 15 janvier 1941, les cardinaux et archevêques français réunis à Paris écrivent au pape Pie XII leur version consolante de l’occupation hitlérienne du pays : « Déjà les fruits de salut s’annoncent : bien des âmes s’ouvrent à la lumière divine ; les leçons providentielles de l’épreuve commencent d’apparaître aux regards d’hommes avertis ; certaines données essentielles de la morale éternelle sont officiellement restituées… » La réponse du souverain Pontife est datée du 28 février 1941 : « La lettre que vous Nous avez adressée pour Nous faire part de vos sentiments, de vos espérances, de vos résolutions en ce moment où la main de Dieu s’appesantit sur votre chère patrie… » Cité par Jean CARDONNEL, J’accuse l’Église. Paris : éd. Calman Lévy, 1996.

[21] Cité par RAWLS, John. Paix et démocratie, le droit des peuples et la raison publique. Paris : éd. Française La découverte, 2006, pp. 34-35. Voir aussi : FRIEDLANDER, Saul. l’Allemagne nazie et les Juifs. Vol. 1. Paris : Seuil, 1997.


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