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septembre 2018

IV. Le marché de libre-échange

Dominique Temple

Le marché de réciprocité l’a emporté sur la redistribution, et la liberté individuelle a conquis le premier rang dans la hiérarchie des valeurs, mais pourquoi ?

Dans la réciprocité ternaire généralisée, la liberté s’accompagne de l’individuation du sujet. Y aurait-il discordance entre cette structure particulière et le principe lui-même de réciprocité qui situe la liberté au cœur de toutes les structures de réciprocité ?

Comme la puissance de voir précède les choses vues mais se connaît dans les choses vues, et la lumière dans les couleurs, la liberté se connaît d’abord dans la responsabilité et la justice, puis elle se connaît aussi dans toutes les valeurs humaines comme la sève de la plante dans les ramifications et ses fleurs. Aristote la compare à la lumière des jours qui se révèle dans les couleurs de l’arc en ciel. Dans le Traité de l’âme, Aristote dit aussi que la conscience affective est une puissance qui peut se réserver d’agir ou de ne pas agir, mobilisant ainsi son énergie à se déployer dans sa croissance. Elle est alors liberté créatrice exempte de tout imaginaire. C’est pour cela qu’elle peut être dite source de toutes les valeurs : parce qu’elle peut se prétendre leur essence sans être happée par aucune finalité particulière. La justice, dont Aristote dit qu’elle est la mère de toutes les vertus car seule capable de révéler le principe de leur matrice, est ainsi supplantée par la liberté qui donne sa force à toutes les valeurs. John Rawls, dans sa Théorie de la justice, y consent : son principe de justice est lexicalement second par rapport à son principe de liberté.

Dans une communauté de réciprocité généralisée, nul ne peut déroger à l’impératif de la justice ni à celui de la responsabilité, nul ne peut déroger à ce que Marcel Mauss appela “l’obligation” de la réciprocité, l’obligation morale, l’impératif catégorique, et pourtant, si la liberté a un sens, c’est de n’avoir de compte à rendre à rien d’autre qu’à elle-même. Et donc elle peut mettre en question l’absolu de la confiance dans la réciprocité centralisée ou celui de la responsabilité dans le marché !

Être capable de surpasser l’absolu de la confiance, de la responsabilité, de la solidarité, de la philia est pour la liberté un enjeu de taille car c’est alors contre son propre être qu’elle doit se dresser aussi. Les figures mythiques des demi-dieux qui pour être humains contestent aux dieux leur autorité suprême n’ont pas un sort qui augure favorablement de l’aventure ! C’est néanmoins contre la sujétion à la Loi que l’homme se dresse au nom de la liberté, et c’est à cette fin qu’il affronte le droit divin et le pouvoir royal, et toute forme d’obligation morale. L’enjeu de la liberté n’est donc pas seulement de venir à bout de l’imaginaire de toute valeur ni même de la sujétion à quelque valeur que ce soit, quand bien même cette sujétion se justifie de délivrer la conscience des chaînes de la nature. C’est d’elle-même, de son absolu, c’est-à-dire de sa nature affective que la conscience qui se veut souveraine entend se libérer.

Une relation neutre, affranchie de toute dépendance et déliée de toute considération, l’échange, affranchit la liberté de toute affectivité dans l’idée de liberté grâce à un contrat avec autrui (que Marx appellera “rapport d’indépendance réciproque” [1]), un contrat de réciprocité formelle où la réciprocité est remplacée par une relation d’échanges symétriques [2].

La liberté souveraine se sert, on l’a dit, d’une médiation objective : l’échange. Et dès lors le caractère commun de l’obligation de réciprocité est dissocié en perceptions distinctes de deux sujets autonomes se représentant la valeur commune de façon objective. Le terme intermédiaire qui leur permet de se reconnaître comme partenaires de l’échange est toujours la monnaie, mais elle ne représente plus que la valeur d’échange des équivalents de réciprocité. On peut appeler cet échange, l’échange de réciprocité.

La reconnaissance succède à la réciprocité. Il suffit d’appeler “réciprocité” cette symétrie de l’échange, où la genèse du Tiers dont nous avons parlé semble exclue, pour effacer le principe de réciprocité. Mais la chose est possible si l’on reporte le Tiers sur le sujet qui exige la reconnaissance c’est-à-dire sur le sujet de l’échange.

Cependant, la médiation de la réciprocité par l’échange autorise aussi chaque partenaire à considérer l’échange réciproque comme un équilibre de forces qui, satisfaisant l’intérêt de l’un et l’intérêt de l’autre, assure la paix et le bénéfice de chacun pour son compte –en somme sa liberté absolue et arbitraire. Dès lors, c’est en tant que propriétaires privés que les uns et les autres doivent se reconnaître mutuellement [3]. L’échange donne donc à chacun la libre disposition de lui-même comme partenaire soit d’une réciprocité voulue, soit d’un refus de la réciprocité au bénéfice de son intérêt propre et d’un rapport de force avec autrui.

Nous voici confrontés à ceci : la manifestation par laquelle la conscience prend conscience d’elle-même se traduit par la liberté absolue. Mais lorsque la conscience appréhende les conditions matérielles de son existence et ses limites, elle se représente sa liberté dans l’idée de pouvoir. Et hors de la réciprocité, la liberté s’éprouve seulement dans le pouvoir. Le libre-échange permet alors de traiter des relations du marché comme rapports de force entre intérêts particuliers.

Mais le champ de l’existence où la liberté de chacun se déploie n’est pas sans limites, de sorte que son actualisation recouvre nécessairement celle d’autrui. La liberté des uns affronte donc celle des autres, d’où cette maxime qui protège le droit de chacun et non plus son devoir : “la liberté s’arrête où commence celle d’autrui”.

Le lien est direct entre la liberté et le pouvoir qui pour l’emporter sur celui d’autrui requiert l’accumulation, la chrématistique [4]. La liberté devient ainsi transparente au rapport des choses entre elles selon leur propre rapport de force.

Au nom de la liberté, la propriété fut amputée de sa fonction sociale parce qu’elle fut subordonnée au pouvoir de chacun, y compris au pouvoir d’abuser de la nature et d’autrui.

La Révolution française promut la propriété comme la garantie de la liberté de chacun, mais la propriété fut aussitôt confisquée par la bourgeoisie lors du coup d’état de Napoléon Bonaparte. Il y eut en réalité deux révolutions enlacées, l’une qui instaura la République sur la liberté, l’égalité et la réciprocité déclarée sous le nom de fraternité, et la révolution bourgeoise emmenée par Bonaparte qui substitua à la République l’Empire et institua la privatisation de la propriété dans le Code civil qui porte son nom.

Jusqu’en 1793, les révolutionnaires défendirent le droit de propriété en fonction du principe de réciprocité contre sa privatisation. Robespierre dans son « Discours sur la propriété » du 24 avril 1793 devant la Convention, en eut la prémonition et dénonça la privatisation de la propriété, bien que le terme privé ne figure pas dans son Allocution (l’expression propriété privée n’apparut qu’en 1796 dans un projet de loi constitutionnel). Il proposa en tout cas trois articles constitutionnels pour l’interdire ou la subordonner au principe de réciprocité :

« Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais. Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables. Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire dont ils ont joui de toute antiquité d’opprimer, d’avilir, et de s’assurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.
 
Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi notre déclaration des droits semblerait-elle présenter la même erreur en définissant la liberté, « le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature. » Nous avons dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ? Vous avez multiplié les articles, pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer la nature et la légitimité, de manière que votre déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :
 
Art. Ier — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
 
II. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.
 
III. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.
 
IV. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. »

Dans le Code civil de 1804, la “propriété fut” déclarée propriété privée et le sens de privé, qui signifiait privatif, fut remplacé par celui de privatisée, ce qui signifie l’exclusive de la propriété foncière et la possibilité d’abuser de cette propriété, y compris en dénaturant sa fonction d’usage (l’abusus). Dès lors, le principe de réciprocité au fondement du Droit fut remplacé par un rapport de force au nom de la liberté, mais d’une liberté arbitraire.

La reconnaissance acquise par le rapport de force entre le maître et l’esclave d’une relation rendue inégale par l’aliénation de la liberté dans le pouvoir serait-elle privée de relais autre que la lutte pour le pouvoir, la lutte des classes, le rapport de force, et la révolution ? C’est la relation de la liberté et du pouvoir qui nous importe donc à présent.

*

Suite : V. Le marché capitaliste

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Notes

[1] « Dès le moment qu’un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d’être valeur d’usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d’échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l’homme et par conséquent aliénables. Pour que l’aliénation soit réciproque, il faut simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et, par cela même, comme personnes indépendantes ». Karl Marx, Le Capital, Livre premier, I. La marchandise, chapitre 2. Des échanges, Paris, La Pléiade, 1963, p. 623.

[2] Mireille Chabal, « Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle », dans Réciprocité et Tiers inclus, Collection « Réciprocité », n° 2, 2017.

[3] « Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l’un est aussi la volonté de l’autre et que chacun s’approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d’un acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. » Marx, Le Capital, op. cit., p. 620.

[4] Aristote distinguait deux sens de chrématistique : celui originel d’accumulation de capital destiné à la redistribution communautaire et celui d’accumulation sans limites dans l’intérêt du spéculateur, sens dérivé qui n’apparaît qu’avec le développement du libre-échange. C’est ce sens dérivé que l’on entend aujourd’hui, de même que par capital on n’entend que le capital d’accumulation et non pas le capital de redistribution.


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