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septembre 2018

II. Le marché de réciprocité généralisée

Dominique Temple

Le marché dont nous nous sommes occupés est le marché direct, le marché de réciprocité de face-à-face, que ce face-à-face soit singulier ou qu’il se généralise par la multiplication de relations binaires comme un jeu de dominos. Mais le marché de réciprocité s’est développé dans une autre direction à partir d’une autre structure de base tout aussi compétente pour réaliser l’objectif premier que satisfait l’entraide. Cette structure est dite “ternaire”.

Redisons encore que selon la leçon du Philosophe, le marché est fondé par la réciprocité qui est la matrice de ce qui est le propre de l’homme, son humanité, la conscience libre et souveraine qui donne sens à son activité comme vérité commune ou référence éthique, et que ce bien commun est la raison du bonheur de chacun. Une telle conscience se révèle d’elle-même sans aucun secours autre que sa propre réflexion dans toute structure sociale qui respecte le principe de réciprocité. Et dans le face-à-face, ou réciprocité binaire, nous avons vu que la conscience trouvait son expression objectivement représentée dans la transfiguration du visage de l’autre.

Mais l’exigence de l’amitié limite la réciprocité au vis-à-vis. Or, la relation à autrui peut se généraliser à tous les humains. Il suffit en effet que l’un reçoive d’un autre ou subisse d’un autre et donne à un troisième ou agisse sur un troisième de façon identique pour être situé dans cette position très remarquable où sa conscience de subir se redouble de celle d’agir, celle de recevoir, par exemple, par celle de donner, tout comme précédemment dans le face-à-face. Il suffit de trois partenaires pour symboliser ce cycle qui intègre un nombre indéfini de partenaires. D’où le nom de réciprocité ternaire.

La différence entre ces deux structures (simple et généralisée, binaire et ternaire) est que le vis-à-vis s’est dédoublé en deux partenaires et qu’aucun d’eux ne peut témoigner comme précédemment de la révélation dont il est le siège. Aucune transfiguration ne vient prouver la transformation du sujet biologique en sujet humain. Pourtant, l’homme du milieu ressent cette transformation, il ressent qu’il est le siège d’une métamorphose qui l’institue en être de parole, mais aussi qu’il est seul à devenir le sujet de cette conscience. Cette individuation de l’être parlant est le principal effet de la structure ternaire. Dès lors, l’individu pourrait être tenté de se prendre pour le démiurge, prétendre être à lui seul la source de l’humanité. Alors sa liberté se crispe dans le pouvoir… Mais laissons cette question du pouvoir de côté. Nous y reviendrons.

Dans les systèmes de réciprocité de parenté, la filiation, qui comme l’alliance s’inscrit dans la nature dès l’origine, est une relation ternaire unilatérale qui n’a pas de commencement ni de fin. La fille devient mère sans cesser d’être fille… Mais dans l’économie de la communauté, celui qui produit pour autrui doit être à son tour assuré de quelque production d’autrui pour être aussi “recevant” et pas seulement “donnant”. C’est dire que le dernier partenaire, celui qui se trouve au bout de la chaîne doit fermer le cercle en pourvoyant le premier [1], de sorte que tous se retrouvent dans la même situation de redoubler la conscience de l’agir par celle de subir. Et si cette symétrie fait défaut en quelque part, l’interruption du cycle condamne tous ses protagonistes à la perte de leur conscience citoyenne : chaque protagoniste est donc contraint au respect de l’intégrité de la structure sous peine de perdre son nom. La liberté de l’autre devient donc l’affaire de chacun. Le sentiment d’être humain s’acquiert de cette obligation de répondre d’autrui : et c’est cela la responsabilité.

Le marché de réciprocité devenu relation généralisée conduit à ce que la citoyenneté soit synonyme de responsabilité vis-à-vis d’autrui, et la fonction sociale de la propriété devient celle d’assurer à autrui les conditions d’exercer ses compétences au service de tous. Il ne s’agit pas seulement d’être responsable de la redistribution des services mais d’assurer le plein emploi de toutes les facultés de tous les hommes. Chacun est comptable de l’humanité entière. Telle est la portée éthique de la réciprocité ternaire. La parole n’est pas ici l’apanage de l’un ou de l’autre mais du moyen entre les citoyens de délibérer sur l’opportunité des fonctions de chacun, la démocratie.

La réciprocité ternaire unilatérale est suffisante pour faire naître le sentiment de responsabilité. On peut illustrer celle-ci dans la modernité par la transmission du savoir et l’enseignement dans les pays qui ont réussi à les soustraire à la privatisation, mais de tels exemples sont peu nombreux. La réciprocité ternaire n’est en effet que rarement limitée à cette unilatéralité et la genèse de la responsabilité est le plus souvent masquée par la genèse d’une autre valeur plus puissante encore, ce qui explique peut-être qu’elle ne fasse pas l’objet de nombreuses recherches.

La structure ternaire est en effet presque toujours généralisée, c’est-à-dire que la dynamique qui va de l’un à l’autre puis au troisième se redouble en sens inverse. Cette réplique, qui stabilise la réciprocité de façon symétrique, engendre le meilleur équilibre entre la conscience d’agir et celle de subir et fait alors apparaître une dimension de la responsabilité d’une importance décisive. L’homme du milieu, qui reçoit d’un côté et donne de l’autre, reçoit à son tour de ce côté pour redonner de l’autre ce qui est nécessaire pour équilibrer sa conscience de façon rigoureuse et indiscutable, autrement dit de façon égale. L’égalité fait ici une entrée remarquable car elle vient introduire la quantité dans la qualité. L’égalité conduit la responsabilité vis-à-vis d’autrui à ce que le partage des biens et richesses produits par les uns ou par les autres soit dicté non seulement par la chreia mais par le sentiment qui naît d’une responsabilité qui lui est ordonnée : ce sentiment est celui de la justice.

Le sentiment de justice diffère de l’amitié car il est sans visage et sans dépendance de la singularité d’autrui. Il ne dépend plus de l’imaginaire des uns ou des autres. Passant outre les caractères particuliers, il s’adresse à tout un chacun et acquiert une portée immédiatement universelle. Rappelons que déjà, du temps du marché direct, la réciprocité de bienveillance pouvait céder la place à la réciprocité de vengeance, la réciprocité négative. Ainsi, le plus généralement dans le contrat, les termes engagés le sont successivement sous le régime du défi et de la concorde, et la discussion conduit à l’équilibre de la juste mesure dont le Philosophe fait la règle de la cité, et donc à la justice corrective de façon à rétablir l’égalité lorsque l’une des parties se plaint d’être lésée ou en rupture de réciprocité. Alors la monnaie n’est plus monnaie de renommée [2] ni le gage de la rançon, mais, pour être à la fois l’équivalent général de la réciprocité positive et l’équivalent général de la réciprocité négative, l’équivalent de la justice. Elle tient lieu d’instrument de justice car elle est la matérialisation du “prix juste”.

Nous avons précisé que le marché direct est générateur de l’amitié (la philia) entre les partenaires face-à-face et qu’il exclut du titre de citoyen l’intermédiaire, le suppléant, l’employé qui échange les marchandises les unes contre les autres. Le commerçant reste donc hors les murs. Il n’en est plus de même avec la réciprocité ternaire. Le marché de réciprocité généralisée intègre l’intermédiaire comme partenaire de réciprocité à part entière. Il le réintroduit dans la cité en lui conférant une dignité éminente, celle d’être responsable de la justice.

Que devient en effet l’employé, le serviteur à qui le producteur ou le propriétaire confiait le soin de servir ses clients, de mesurer et de comptabiliser les achats et les ventes, de tenir le livre de compte des contrats ? Sur l’agora, ce petit commerçant donne naissance à l’artisan qui transforme une marchandise brute en une marchandise raffinée, ou une production en une autre plus adaptée à la fonction que requiert la demande, le fer en houe par exemple ou le blé en pain. Il mérite par cette industrie un titre de producteur particulier intermédiaire dans une chaîne de réciprocité ternaire. Le même employé, dans le commerce lointain, acquiert aussi une compétence productive. C’est lui qui construit les entrepôts dans lesquels les marchandises seront abritées des vents et marées, du soleil et de la pluie, des parasites et des prédateurs. C’est lui qui invente les moyens de transport nécessaires et qui par son entregent obtient la confiance de l’étranger. Il devient à son tour comme l’artisan un producteur complémentaire dans une chaîne de réciprocité ternaire bilatérale.

Le commerçant ne participe pas, avons-nous dit, de la réciprocité de face-à-face et se trouve exclu de la philia des producteurs directs, mais il participe de la réciprocité ternaire, du marché indirect, et peut se prévaloir du sentiment de responsabilité et de celui de justice mieux que quiconque. Si sa fonction est celle du commerce, alors ce commerce est le “commerce de réciprocité”. Ainsi le commerçant et l’artisan s’intègrent-ils désormais dans la cité ou entre les cités comme ayant accès aux valeurs éternelles au même titre que le paysan-soldat des communautés primitives ou le citoyen privilégié des sociétés aristocratiques. Et tant que l’échange respecte les équivalences de réciprocité, le marché d’échange de réciprocité mobilise et redistribue les richesses en fonction de leur valeur.

Quand dans l’Éthique Aristote parle de la justice en disant que l’amitié n’en n’a pas besoin, cela ne veut pas dire que les commerçants n’auraient pas accès ou seraient privés des valeurs d’amitié, qu’ils ne puissent avoir un sentiment de cordialité, de confiance avec leurs concitoyens parce qu’ils seraient voués à la genèse du sentiment de justice, mais que les sentiments de justice et d’amitié sont différents et distincts parce qu’engendrés par des structures sociales différentes. Dès lors rien n’empêche chaque citoyen de pratiquer la réciprocité généralisée sur le marché où il crée le sentiment de justice, et de créer hors marché le sentiment d’amitié avec les personnes qu’il rencontre face à face.

On se souviendra que la réciprocité est donnée dès l’origine de façon complexe dans tout système de parenté puisque l’alliance matrimoniale crée l’amour, la filiation crée la responsabilité, la redistribution paternelle et le partage entre les frères et les sœurs créent la confiance mutuelle et la cordialité, c’est-à-dire que les structures fondamentales de la société sont données de façon indissociable et simultanée. La structure complexe est à l’origine des structures simples, et puisque celles-ci sont naturellement compatibles entre elles, tout le monde peut participer à la genèse de toutes les valeurs humaines. C’est pourquoi toutes les sociétés veulent le marché, et que les citoyens revendiquent une place sur le marché comme une condition d’une citoyenneté entière.

Cependant la monnaie –traduction du “prix juste”– va acquérir par l’échange des propriétés d’un nouveau genre. Elle autorise la propriété virtuelle de toutes les richesses possibles, qu’elle unit entre elles par la faculté du choix qu’elle confère à son possesseur. Elle est un gage de liberté et pas seulement de justice : elle devient ainsi un objet de puissance et de jouissance. On comprend alors que son accumulation puisse être une nouvelle raison du marché.

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Suite : III. Les marchés de réciprocité et de redistribution

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Notes

[1] Dans les sociétés archaïques, le premier donateur est la nature. La complétude du cycle incite donc au respect de la terre nourricière.

[2] D. Temple, Monnaie de renommée et monnaie de réciprocité, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 4, 2017.


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