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janvier 2009

3. De Lévi-Strauss à Polanyi

Dominique TEMPLE

Lévi-Strauss, le théoricien de l’échange, a lui-même reconnu dans les marchés d’origine l’impossibilité d’échanger librement, ainsi qu’il l’analyse dans sa célèbre controverse avec Frazer qui lui se demandait pourquoi, dans les organisations dualistes, on ne peut pour se marier “échanger” une sœur avec sa cousine parallèle mais seulement avec sa cousine croisée ? Ne sont-elles pas identiques ? En tant qu’objets de consommation sexuelle ou comme forces de travail ou matrices de force de travail, en tant qu’objets d’échange, quelle que soit en définitive la valeur d’usage invoquée à leur égard ou leur fonction sociale, ne sont-elles pas égales ? Pourquoi l’interdit frappe-t-il les parallèles ? Et Lévi-Strauss de répondre : il ne peut y avoir de réciprocité qu’entre les familles qui ne sont pas identiques entre elles. Par exemple, en régime patrilinéaire, la fille du frère de la mère est une étrangère puisqu’elle porte le nom d’un père étranger, tout comme la fille de la sœur du père : ce sont les cousines croisées. La fille du frère du père porte par contre le même nom, on la dit parallèle. Entre deux noms identiques, il ne peut y avoir d’altérité, donc de réciprocité, donc d’alliance matrimoniale. Pour qu’il y ait réciprocité, il faut d’abord l’altérité, comme le rappellent toutes les traditions inlassablement. Et pourtant, à mi-chemin, Lévi-Strauss s’arrête. Il reconnaît bien la réciprocité comme première mais il en fait une règle pour justifier des échanges pacifiques ! Pour Lévi-Strauss, la différence d’autrui ne serait requise que pour pouvoir échanger sa production avec celle d’autrui de façon réciproque : des échanges réciproques entre les hommes qui échangeraient les femmes pour établir entre eux la paix.

Au lieu d’être le moyen qui relativise l’identité de chaque famille pour ouvrir un espace sans déterminations où puisse se déployer une conscience de conscience libre d’elle-même, liberté qui se nomme pour les uns et pour les autres du nom d’humanité, la réciprocité ne serait qu’une sorte de règle que chacun appliquerait à autrui pour s’assurer d’un échange dont la contrepartie satisferait l’autre partenaire, et bien entendu, la condition la plus rationnelle ou la plus sûre pour que l’échange le satisfasse, c’est la stricte égalité ou identité de la chose échangée que permet la règle de réciprocité. L’échange des femmes serait alors le paradigme de l’échange :

« Parce que le mariage est échange, parce que le mariage est l’archétype de l’échange, l’analyse de l’échange peut aider à comprendre cette solidarité qui unit le don et le contre don, le mariage aux autres mariages ».

Et l’échange en question est lui-même dicté par la peur de l’autre et le besoin de sécurité. De Hobbes à Lévi-Strauss, c’est la peur de l’autre qui fonde la théorie occidentale de l’échange [1]. Pour toutes les autres théories, c’est la révélation d’être humain dont la matrice est la réciprocité.

L’économie de réciprocité est-elle encastrée ?

Polanyi distinguait trois formes de transactions qu’il appelait l’échange, la redistribution et la réciprocité. Ce qui différencierait selon lui la réciprocité et la redistribution d’une part, et l’échange d’autre part, serait que la réciprocité et la redistribution dépendraient de codes moraux. Polanyi parle d’une économie “embedded” que l’on traduit souvent par “encastrée”, encastrée dans un système de valeurs qui s’imposerait à l’offre et à la demande. Il suffirait de libérer les transactions de leur obligations pour qu’elles deviennent des échanges purs et simples. Le libre-échange émergerait progressivement de la réciprocité grâce à la séparation de fonctions préalablement mêlées, comme disait Marcel Mauss. Le libre-échange serait ainsi l’étrave de l’évolution économique.


S’il est intéressant que Polanyi reconnaisse l’existence de systèmes économiques qui obéissent à d’autres principes que celui de l’enrichissement individuel, il n’est pas certain qu’il n’enraye pas la perspective de ses découvertes dans une mauvaise direction, celle d’une évolution unique dans laquelle les systèmes de redistribution et de réciprocité tels qu’il les conçoit ne seraient que des phases primitives.
 Le défaut de la théorie polanyienne est que l’on ne sait pas comment sont produites les valeurs dans lesquelles seraient enlisées (embedded) les prestations dites économiques. Ces normes tombent du ciel. Et même si l’on reconnaissait qu’elles apparaissent au sein de relations de réciprocité, l’idée qu’elles puissent s’imposer à des prestations dont la nature serait purement matérielle n’aurait pas beaucoup de sens.

Rien n’oblige l’homme à produire des biens matériels à l’origine car pour sa subsistance il est tout aussi bien assuré par la nature que tout autre être biologique. Tous les animaux sont gras. L’unique nécessité de produire est symbolique. La production matérielle est dès l’origine une production pour autrui. La production pour soi a même sans doute été le plus souvent frappée du même interdit que l’inceste. Le sens de l’économie est d’être humaine, c’est-à-dire symbolique, et donc toute marchandise est une Parole et non pas l’inverse, comme le laisse entendre avec humour cette formule de J.-P. Guingané :

« C’est ce que je dis, la denrée, la marchandise première de nos marchés, c’est la Parole, c’est ça que tout le monde vend d’abord. Après, on voit s’il y a l’argent ! » [2].

L’économie est-elle donc “encastrée” dans un code éthique, comme le dit Polanyi, ou bien est-elle le résultat de la production des valeurs éthiques ? Si la réciprocité est le moyen de production des sentiments d’humanité qui ne sont la propriété de personne mais l’humanité de tous, et si de tels sentiments s’expriment par des représentations collectives, de telles représentations doivent être respectées de tous, et il est logique qu’elles deviennent prescriptions et interdits. Dès lors, chacun peut se confier à l’efficience de la Parole, sans faire intervenir les conditions de sa genèse.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’école de Polanyi ne s’inquiète pas de cette genèse. Aussi, la redistribution lui paraît-elle un principe : l’expression du Roi et peu importe qu’elle soit engendrée par la réciprocité centralisée ; et la réciprocité lui paraît un principe également qui respecte des valeurs de liberté, de responsabilité et de justice sans qu’il soit nécessaire de prendre en compte que chacune de ces valeurs est le fruit d’une structure de réciprocité particulière.

D’où viennent alors les valeurs dites par chacun ou par le Roi, si l’on ne reconnaît pas leur matrice dans la réciprocité ? Il faut leur supposer une origine extérieure à la réciprocité elle-même : les génies pour les uns, la parenté divine du roi, et pour l’école anglosaxone l’idée pareille à celle de Lévi-Strauss de la culture émergeant des formes les plus organisées de la vie.
 Dès lors, la thèse polanyienne ne parvient pas à dissocier la réciprocité de l’échange, car si l’on décapite la réciprocité des valeurs qu’elle produit, il ne demeure en effet qu’une prestation impossible à différencier d’un échange réciproque.

De ce point de vue, qui est celui des économistes occidentaux qui s’occupent des marchés africains, il est rationnel de mesurer l’efficacité des investissements des uns et des autres en termes de rentabilité capitaliste. Les économistes, mais aussi les anthropologues, disent aussitôt que les valeurs éthiques sont des entraves au développement de l’économie de libre-échange parce qu’elles modifient l’objectivité de l’offre et de la demande.

Aussi intéressante soit-elle, la thèse polanyienne pèche donc par modestie : elle ne va pas assez loin et autorise ses détracteurs à la questionner comme une théorie de l’échange faible.

En réalité, sur le marché traditionnel, la demande ne se réduit pas à la demande telle qu’elle est conçue dans le système capitaliste, la demande intéressée, mais elle est une demande plus large : la demande que l’autre se considère comme donateur, ce qui suppose pour celui qui demande, l’obligation de recevoir et l’obligation de donner à son tour, l’obligation de réciprocité  (lire la définition) . Le donataire qui demande sait donc qu’il paiera la chose demandée à son juste prix, car il y va de sa dignité. Et c’est bien à l’humanité du boulanger, contrairement à ce qu’imagine A. Smith, que l’on s’adresse lorsqu’on lui demande du pain puisqu’on entend bien payer ce qu’on lui doit. La coutume le dit clairement : « donnez-moi un pain, s’il vous plait, et dites-moi combien je vous dois ». Qu’il s’agisse de réciprocité, ou que le consommateur refuse l’échange strict et tente de rétablir une relation de réciprocité dans un système d’échange, ou qu’il déguise l’échange en réciprocité pour ne pas apparaître inhumain, il s’agit de créer un peu d’humanité. La demande s’inscrit alors dans un autre contexte que la seule compétition des intérêts privés. La demande satisfait une nécessité mais s’inscrit dans la réciprocité pour être humaine. Ainsi, on comprend que d’aller au marché pour satisfaire sa demande plutôt que pour satisfaire celle d’autrui, soit une démarche légitime. Ce qu’observait Aristote :

« La raison de ce changement d’attitude, c’est que tout le monde ou à peu près aspire au beau mais choisit l’utile. Or, il est beau de faire du bien sans esprit de retour, mais il est utile d’en recevoir » [3].

Revenons aux marchés : sur le marché, l’échange ne peut se produire qu’avec qui on ne peut pas avoir de relations réciproques : les inconnus, les étrangers ! L’échange est renvoyé “hors les murs”, et encore ! à condition de respecter les prix ! Les prix ? C’est-à-dire les équivalences de réciprocité ! Et n’est-ce pas pour cela que l’on va définir des règles ?


Mais si l’on oublie comment sont produites les valeurs humaines, les prestations matérielles apparaîtront encastrées, « embedded » comme dit Polanyi, dans des valeurs qui sembleront préétablies, voire arbitraires. 
L’ignorance ou l’oubli des matrices laisse donc planer un doute à leur sujet : d’où viennent-elles, qui les impose, comment se justifient-elles ? L’ignorance autorise à les confondre avec l’imaginaire dans lequel elles s’expriment et à les disqualifier lorsque ces imaginaires sont dépassés par la modernité.

N’est-ce pas donc de la plus grande urgence de proposer une théorie de l’origine du marché qui ne soit pas extrapolée à partir d’imaginations fantaisistes destinées à conférer un maximum de généralité à la théorie du libre-échange en quête de légitimation ?


N’est-il pas temps de compléter les thèses de Polanyi en découvrant le rapport des valeurs humaines et des prestations matérielles dans les structures de base du marché, afin de reconnaître que c’est bien le fait d’être humain qui est la forme et raison du marché et non pas l’intérêt privé.

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Notes

[1] HOBBES, T. Léviathan. Paris : Tricaud, 1971.

[2] GUINGANÉ, Jean-Pierre. « Le marché africain comme espace de communication. Place et fonction socio-culturelles du Marché Africain ». Conférence-débat au Centre Lacordaire. Montpellier, mai 2001, en ligne sur le site de l’association : Afrique.Cauris..

[3] ARISTOTE. Éthique à Nicomaque. VII, 15, 1162 b 34) (VIII, XIII, 8).


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