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Le Droit de la Terre

Droit de la Terre
Collection « Réciprocité », n° 17, France, 2019.
« uraquiruw wakt ’i cargu luraña »

À la Terre incombe la charge.

(Don Francisco Mamani, ayllu Mik’aya, 27 de junio del 1998).

Introduction

Nos sociétés qui s’inquiètent aujourd’hui de leur avenir constatent non sans dépit dans quel état elles ont plongé la nature. La terre où s’invente la vie n’est-elle pas autre chose qu’un moyen de production ou d’exploitation ? Combien de mythes et de traditions témoignent pourtant des sentiments de respect et de reconnaissance dont on l’honorait autrefois. À la fois socle et énergie, la Terre était investie du rôle de “nourrir” le devoir de chacun : partager, transmettre, recevoir et donner… afin que de ces relations de réciprocité naisse un sentiment commun d’humanité. Quelle charge de rendre possible ces responsabilités humaines… mais aussi quelle gloire ! C’est à cela sans doute que répondaient les dévotions aux divinités de la Terre. Pourquoi faudrait-il ignorer ou feindre de ne plus comprendre les rapports qui lient les hommes entre eux, et détruire machinalement ce par quoi ils essaient de construire du sens ? La Terre qui résonne au labeur de l’homme l’autorise à créer, à se réaliser, à se dépasser même vers toujours plus de convivialité. Le droit de la Terre, c’est avant tout le droit des hommes à vivre et à exister selon leur “mode d’être”, leur idéal de société.

Lorsque l’homme faisait corps avec la nature, il ne connaissait que l’offrande des uns aux autres pour engendrer la conscience qui lui donne son nom. La terre était plus que complice, elle participait de l’offrande mutuelle. La conscience commune lui était attribuée tout autant qu’aux communautés de parenté. Lorsque par l’outil l’homme obtint plus que ce qu’elle lui donnait simplement, il soumit la distribution du fruit de son travail à la réciprocité d’alliance et de filiation des origines. Mais avec le travail, il accéda à une liberté indépendante de la nature. On sait comment la société européenne prétendit, au nom de cette liberté, à l’usage souverain de la force. La passion du pouvoir la conduisit à la privatisation de la terre et de la force de travail comme moyens de production non pas de la liberté commune mais de la domination des uns sur les autres. C’est alors sur la force que cette société dite “moderne” a fondé son droit.

La démesure de l’homme capitaliste qui prétend imposer sa jouissance à la terre au risque de l’épuiser s’affronte avec la reconnaissance de la commune destinée de la terre et de l’homme, car c’est son propre corps qu’il met en péril dans la destruction de la nature, et c’est lui qu’il tue en tuant la terre. Aujourd’hui, il devient évident que l’Esprit doit aussi se penser comme le droit de la nature à la vie. Différentes communautés dans le monde ont su préserver ce droit en le proclamant comme sacré, alors que d’autres l’ont oublié.

Le juriste Bartolomé Clavero [1], spécialiste en histoire du droit, fait observer dans : « Droit agraire indigène entre Code français et Constitution bolivienne », qu’il n’existe pas de théorie du Droit vis-à-vis de la Terre dans les systèmes juridiques occidentaux, pas de Code de la Terre. La question est écartée du Code civil, et se réduit à l’application de la propriété privée et du Code du commerce à la Terre : 


« Si le Code Civil admit un complément dans son propre champ, ce fut de nature marchande, le Code du Commerce (1807), code particulier pour le marché, et non pas un code agraire, code pour la terre et pour ceux qui vivaient directement ou tiraient d’elle leur subsistance, une immense majorité donc. Malgré tout son caractère de base, malgré toute son importance sociale, cet autre dossier possible, celui de la question agraire, restera exclu du modèle de codification. On estima que le Code Civil général suffisait. Mais qu’on ne pense pas qu’il s’est agi d’une incapacité ou d’une faute d’attention dans le projet des codes. La nécessité d’un droit agraire avec un code qui lui soit propre, un code particulier au moins comme le code du commerce, fut réellement discutée depuis le commencement et depuis lors. Il y eut des projets, y compris formels, de Code Rural. Son rejet finalement définitif dans les à côtés qui entourent la codification classique joints au Code Civil fut le résultat d’une détermination en fin de compte consciente et délibérée [2]. »

Ce n’est d’ailleurs pas seulement le Code agraire qui se trouve écarté du Droit mais également le Code du Travail. Il vaut la peine de citer encore Bartolomé Clavero :

« La question agraire n’était pas la seule matière importante laissée sans code propre, ce qui impliquait la carence d’un ordonnancement spécifique qui la considérât comme une entité propre, lui donnât du relief et lui témoignât considération. La même chose se passa avec le travail, en soi et en relation avec l’entreprise, entreprise et travail agricoles inclus, c’est-à-dire exclus. Un code du travail, tout droit de telle nature, fut l’objet d’un refus bien délibéré. Le Code Civil traitait la relation ouvrière comme un effet et un facteur de subordination à l’autorité du propriétaire, l’excluant ainsi du monde du contrat civil comme, sauf exceptions, de celui du commerce. Pour le modèle originaire de la codification, ce n’est pas que le travail, le travail agricole inclus, devait être abandonné à la liberté du marché, mais qu’il devait être assujetti au pouvoir de la propriété [3]. »

Mais revenons à la Terre : La Terre est notre habitat, elle est aussi notre environnement et enfin notre moyen d’existence. Comment se fait-il qu’elle soit hors droit dans la société occidentale ou incluse dans un droit inapproprié ? Sans doute parce que dans l’analyse des Européens de la fin du XVIIIe siècle où fut rédigé le code civil, la Terre était pensée comme une richesse d’une fécondité sans limites. Les techniques d’élevage avaient pris le relais des techniques de chasse, les techniques agricoles celles de la cueillette, mais elles ne mettaient pas en danger la nature, elles l’enrichissaient. Aucune en tout cas ne menaçait d’épuiser les ressources fondamentales ou de détruire les conditions d’existence de l’humanité. Certaines de ces ressources étaient d’ailleurs estimées infinies comme l’air, l’eau, le soleil et le sol. Les philosophes de l’Antiquité avaient même imaginé que l’un ou l’autre de ces quatre éléments pouvait être le principe de l’univers !

Au cours de la Conquête du Nouveau Monde, les colons s’estimaient donc libres de s’approprier les terres sur lesquelles habitaient les “indigènes”, du moment que ceux-ci ne reconnaissaient pas le principe de la propriété privée. De plus, les indigènes recevaient les colons occidentaux comme des bienvenus, des hôtes de prix, et leur offraient volontiers assistance pour qu’ils s’installent chez eux [4]. Dans la pensée des Européens, qui eux privatisaient la terre, les “naturels” pouvaient se déplacer “selon leurs coutumes”, et trouver d’autres terres ailleurs.

Aujourd’hui, les quatre éléments de la nature que l’on pensait infinis nous sont comptés. Le soleil est perçu comme une ressource critique depuis que l’on sait que nous sommes protégés de son excès par un voile d’ozone fragile. L’eau est devenue une source de conflit, la terre cultivable ne suffit plus aux populations dont la croissance démographique est forte, et sur les plus grandes agglomérations du monde, l’air est devenu plus ou moins nocif. Les autres ressources (combustibles, énergies fossiles, métaux et bois rares, espèces animales ou végétales…) ne sont disponibles qu’en quantités limitées par rapport aux besoins annoncés par les pays en voie de développement sans que la technique ne puisse leur substituer d’autres ressources qui ne soient à leur tour immédiatement compromises ou dangereuses. Quoi qu’il en soit, les hommes se retrouvent avec un droit inapproprié vis-à-vis des ressources de la Terre. Faut-il reconnaître deux interprétations de la propriété, dont l’une ressortirait d’un droit communautaire, et l’autre du code civil d’origine occidentale qui défend la privatisation de la terre ?

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Lire la suite :

1. Le Droit foncier chez les Guaranis

2. Le Droit foncier chez les Bossales de Haïti

3. Le Droit foncier chez les paysans paraguayens

4. Le Droit foncier chez les Aymaras

Dominique Temple

Octobre 2004

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