Thomas Mann, La montagne magique, t. 2, p. 93
« Naphta :
– […] Les Pères de l’Église ont appelé “mien” et “tien” des mots funestes et ont dit que la propriété privée était de l’usurpation et du vol. Ils ont condamné la propriété parce que, d’après le droit naturel et divin, la terre est commune à tous les hommes et que, par conséquent, elle produit aussi ses fruits pour l’usage général de tous. Ils ont enseigné que seule la cupidité, conséquence du péché originel, invoque les droits de la propriété et a créé la propriété privée. Ils ont été assez humains, assez ennemis du négoce pour considérer toute activité économique en général comme danger pour le salut de l’âme, c’est-à-dire : pour l’humanité. Ils ont haï l’argent et les affaires d’argent, et ils ont appelé la richesse capitaliste l’aliment de la flamme infernale. Le principe fondamental de la doctrine économique, à savoir que le prix résulte de l’équilibre entre l’offre et la demande, ils l’ont méprisé de tout cœur, et ils ont condamné les actes de ceux qui tirent parti des circonstances, comme une exploitation cynique de la détresse du prochain. Il y a eu une exploitation encore plus criminelle à leurs yeux : celle du temps, – le méfait qui consiste à se faire payer une prime pour le simple écoulement du temps, autrement dit, l’intérêt, et à abuser ainsi pour son propre avantage et aux dépens de son prochain, d’une institution divine, valable pour tous, le temps.
– Benissimo, s’écria Hans Castorp qui, dans son enthousiasme, se servit de la formule d’approbation de Settembrini. Le temps, une institution divine valable pour tous… C’est capital…
– En effet, poursuivit Naphta, ces esprits humains ont jugé répugnante la pensée d’un accroissement automatique de l’argent ; ils ont qualifié d’usure toutes les affaires de placement et de spéculation, et ils ont déclaré que tout riche était ou bien un voleur ou l’héritier d’un voleur. Ils sont allés plus loin. Ils ont considéré comme Thomas d’Aquin, le commerce en général, l’affaire purement commerciale, l’achat et la revente à profit, sans transformation, amélioration de l’objet de ces opérations, comme un métier honteux. Ils n’inclinaient pas à faire grand cas du travail comme tel, car ce n’est qu’une affaire morale, non pas religieuse, il se fait au service de la vie, non pas au service de Dieu. Et dès lors qu’il ne devait s’agir que de la vie et de l’économie, ils ont exigé qu’une activité productive fût la condition de tout avantage économique et la mesure de l’honorabilité. Étaient estimables à leurs yeux le paysan, l’artisan, mais non pas le commerçant, ni l’industriel. Car ils ont voulu que la production s’adaptât au besoin et ils ont eu horreur de la production en grandes quantités. Or donc, tous ces principes et cette échelle des valeurs économiques sont ressuscités après des siècles dans le mouvement moderne du communisme. L’accord est complet jusque dans la revendication de souveraineté que formule le travail international contre le règne international du commerce et de la spéculation, le prolétariat mondial qui oppose à présent l’humanité et les critères du règne de Dieu à la pourriture bourgeoise et capitaliste. La dictature du prolétariat, cette condition de salut politique et économique de ce temps, n’a pas le sens d’une domination pour la domination et en toute éternité, mais celui d’une suspension momentanément du conflit entre l’esprit et le pouvoir, sous le signe de la croix, le sens d’une victoire sur le monde terrestre par le moyen de la domination du monde, le sens de la transition, de la transcendance, le sens du règne. Le prolétariat a repris l’œuvre de Grégoire le Grand, son zèle pieux s’est renouvelé en lui, et pas plus que le saint il ne pourra empêcher sa main de verser le sang. Son devoir est d’instituer la terreur pour le salut du monde, pour atteindre ce qui fut le but du Sauveur : la vie en Dieu, sans État ni classes.
Tel fut le discours tranchant de Naphta. La petite compagnie garda le silence. Les jeunes gens regardèrent Settembrini. C’était à lui qu’il appartenait de réagir. Il dit :
– Étonnant ! Certes, j’avoue que je suis bouleversé, je ne m’attendais pas à cela. Roma locuta. Et comment ! Et comment a-t-elle parlé ! Sous nos yeux, elle a exécuté un hiératique saut périlleux : s’il y a une contradiction dans cette épithète, elle l’a “provisoirement suspendue”. Ah oui ! Je le répète : c’est étonnant. Pensez-vous, professeur, que des objections puissent venir à l’esprit, des objections simplement du point de vue de la logique ? Vous vous êtes efforcé tout à l’heure de nous faire comprendre un individualisme chrétien reposant sur la dualité de Dieu et du Monde, et de nous prouver sa prééminence sur toute morale déterminée par la politique ? Quelques minutes plus tard, vous poussez le socialisme jusqu’à la dictature et à la terreur. Comment faites-vous rimer cela ?
– Des contradictions, dit Naphta, peuvent rimer. Il n’y a guère que le médiocre et les demi-mesures qui ne riment jamais. […]
– […] Avec l’industrie, dit Settembrini, le communisme chrétien renie la technique, la machine, le Progrès. Avec ce que vous appelez la forme commerciale, l’argent et les affaires d’argent auxquels l’Antiquité a accordé un rang bien supérieur à ceux de l’agriculture et de l’artisanat, il nie la Liberté. Car il est clair, il saute aux yeux que par là, de même qu’au moyen âge, tous les rapports privés et publics se trouveront paralysés, même – j’ai peine à le dire – la personnalité. Si le sol est seul à nourrir, lui seul accorde la Liberté. Les artisans et les paysans, si honorables qu’ils puissent être, s’ils ne possèdent pas de sol, sont les serfs de celui qui en possède. En effet, jusque tard dans le moyen âge, la grande masse, même dans les villes, se composait de serfs. Vous avez au cours de votre conversation donné à entendre bien des choses sur la dignité humaine. Et cependant vous défendez une morale économique à laquelle sont liés l’asservissement et la dégradation de la personnalité [1]. »
QUESTION
Pourquoi la théologie ne peut-elle accepter la réciprocité généralisée
qui instaure l’individuation du sujet, la liberté, la responsabilité, la dignité, la personnalité en permettant au commerçant de devenir le Tiers lui-même entre le producteur et le consommateur ?
Pourquoi le pouvoir religieux se dresse-t-il contre la réciprocité généralisée, alors que Jésus fut partisan de la réciprocité généralisée (la cène) et dénonça le pouvoir théologique du Sanhédrin et du souverain pontife ?
Ce dilemme n’oppose pas seulement la contradiction entre la réciprocité généralisée et la réciprocité centralisée, mais aussi le pouvoir du libre-échange et de la réciprocité.
Et abolir le servage ne suffit pas pour justifier l’exploitation capitaliste.
Pour citer ce texte :
Thomas Mann, "La montagne magique (2)", Thomas Mann, (Extrait), http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 17 avril 2025).
[1] Thomas Mann, La montagne magique (1924), Tome 2, p. 93 (souligné par nous)