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Dominique TEMPLE

La réciprocité symétrique

Janvier 2015


Nous avons rencontré incidemment la réciprocité symétrique en plusieurs occasions : la plus fréquente sans doute étant l’équivalence de la réciprocité positive et de la réciprocité négative [1]. Ces deux formes antithétiques de la réciprocité ont une égale compétence pour engendrer une dialectique qui assure la croissance du sentiment commun – l’être social – et la représentation de celui-ci que chacun reçoit de sa participation à sa genèse : dans la réciprocité positive, le sentiment d’humanité commun s’inscrit dans l’imaginaire du prestige ; et dans la réciprocité négative, dans celui de l’honneur. Or, les hommes cherchent souvent à remplacer la réciprocité négative par la réciprocité positive. La chose est en effet possible notamment par la médiation d’un gage commun : si dans la réciprocité négative une vache sacrée est le gage d’un meurtre, et si dans la réciprocité positive la vache sacrée est le gage d’une alliance matrimoniale, il est alors possible d’engager une réciprocité positive à la place d’une réciprocité négative. Pour autant il n’est pas possible de compenser un déséquilibre de réciprocité négative par un gage de réciprocité positive [2]. On ne peut faire de la réciprocité un échange de valeurs constituées, pour la simple raison que la réciprocité est une structure génératrice de ces valeurs, et par conséquent préalable ou sous-jacente de celles-ci. La réciprocité positive peut remplacer la réciprocité négative seulement lorsque cette dernière est égalisée. Pourquoi ? Parce que lorsque la réciprocité est égale, l’être social apparaît dénué des connotations de l’imaginaire : le donateur, par exemple, qui est également donataire de son vis-à-vis de façon égale éprouve un sentiment d’amitié (philia) dénué de la vanité du prestige tout autant que de la gêne ou la honte de recevoir. Et son vis-à-vis connaît le même sentiment. Il en est de même dans la réciprocité négative  (lire la définition) . Il est alors possible d’éprouver la puissance de ces sentiments comme équivalente. Ainsi, les sociétés primitives purent remplacer une relation de réciprocité guerrière constituante de l’être social de la communauté dans le cadre de l’honneur par une relation de réciprocité d’alliance génératrice de l’être social dans le cadre de l’imaginaire du prestige (une réciprocité de meurtre par une réciprocité de mariage). Cette pratique fait apparaître la réciprocité comme une structure sous-jacente de l’imaginaire et comme la matrice d’un sentiment commun qui ne peut donc être nommé que par un terme indéterminé : la puissance, par exemple [3].

Une autre manière de présenter la réciprocité symétrique serait de partir de la situation que décrit Jean Genêt. Il pare les auteurs des crimes les plus monstrueux qui inscrivent ces actes dans la réciprocité d’un sentiment ou excellent la qualité, la distinction et la grâce. Et il disqualifie l’ordre établi par la réciprocité positive comme la matrice de l’infamie. Il dénonce à son tour la réciprocité négative par la trahison : l’objectif est de répudier toute forme de réciprocité tributaire de quelque imaginaire que ce soit. C’est par la négation des deux formes de réciprocité, positive et négative, qu’il libère une éthique particulière [4] mais dont il ne révèle pas la matrice. On peut donc approcher cette réciprocité innommée à partir de la symétrie des deux formes positive et négative ou de leur négation simultanée. Et si elle ne peut être nommée, c’est que le sentiment d’humanité dont elle est la matrice est privé de l’objectivité d’une représentation qui le permettrait.

Existe-t-il une forme de réciprocité ni positive ni négative qui puisse se dire symétrique, et si oui quelle est-elle ? L’anthropologie ne cesse de la décrire de façon assez précise comme une distance sociale contradictoire entre les sujets. Qu’en est-il si les actions de l’un et de l’autre sont contradictoires, autrement dit si l’un témoigne de sa crainte lorsque l’autre manifeste sa bienveillance, et réciproquement ? Que se passe-t-il lorsque la réciprocité au lieu d’opposer deux actions identiques, le meurtre par exemple dans la réciprocité négative, ou le don dans la réciprocité positive, oppose des forces antagonistes entre elles comme la crainte et le désir ou la bienveillance et la défiance ? Que se passe-t-il lorsque l’un donne et que l’autre prend, et que l’autre cède quand le premier prend ? Quel est le juste milieu entre recevoir et prendre, et céder et donner ? L’affectivité issue de la bonne distance est indéterminée, elle est sans représentation mais elle n’en existe pas moins. Elle est bien issue d’une structure qui reploie sur lui-même le Soi de chacun du fait de la participation symétrique d’autrui à sa genèse mais cette structure est le lieu où des forces antithétiques négative et positive se détruisent mutuellement et s’annulent.

Certains anthropologues comme Lévi-Strauss ont observé que cette situation particulière est le siège d’une intense épreuve affective qui peut s’accroître jusqu’à devenir intolérable. C’est, au dire de Lévi-Strauss, cette situation créée par la bonne distance entre dynamiques antagonistes qui force la conscience affective qui s’y accumule à se dépasser dans une parole qui fait sens pour l’un et pour l’autre. L’affectivité excessive se dissipe ou s’expatrie dans la parole créant immédiatement la sphère du langage. Si l’on dit que l’affectivité se dissipe c’est parce qu’elle se métamorphose en un signifiant qui exprime le sentiment commun – « Nous les hommes »– par exemple, ou l’efficience de celui-ci (le mana) soit qu’elle se répartisse alors en deux termes complémentaires (le principe d’opposition  (lire la définition) de Lévi-Strauss), soit qu’elle se concentre en un seul terme (le principe d’union  (lire la définition) ). Si l’on dit qu’elle s’expatrie c’est parce qu’elle devient le sens de toute représentation ou forme objective. On peut donc distinguer deux sens du symbolique, l’un qui dans une réciprocité positive ou négative tient à la représentation, par exemple au prestige pour le donateur (le verbe est un auxiliaire qui sert de médiation entre le sujet et son prédicat), l’autre qui dans la réciprocité symétrique tient à la conscience, le sujet, à l’être social. Le sujet a pour attribut le verbe lui-même : il est, je suis….

Dès lors que la conscience de soi se réfléchit par la conscience d’autrui dans la réciprocité symétrique, la puissance qui en résulte est délivrée de l’imaginaire et du pouvoir. Elle devient une liberté créatrice. L’idéal de chacun n’est plus l’efflorescence du Soi dans un pouvoir agonistique mais la liberté de la conscience commune dont procède la liberté de chacun, ce qui fait dire que la liberté de l’Un prend naissance ou commence la liberté de l’Autre.

Nous avons souvent insisté sur le fait que si le principe de réciprocité  (lire la définition) anime des structures sociales élémentaires, chacune d’entre elles donnait naissance à une valeur éthique différente : ainsi la réciprocité de face-à-face est-elle la matrice de l’amitié, la réciprocité ternaire bilatérale de la justice, etc. Mais qu’est-ce qui peut être dit commun à toutes les structures de réciprocité  (lire la définition) en raison de leur caractère symétrique ? C’est d’être la matrice d’une conscience pure, réfléchie sur elle-même de façon parfaitement contradictoire, et qui se construit donc dans l’absolu de l’affectivité qui donne à chacun la maîtrise de sa genèse. Si l’on veut établir la valeur éthique de façon à ce qu’elle soit aussi spontanée que si elle était innée, il faut donc et il suffit d’instaurer la réciprocité symétrique. Hors de celle-ci, la valeur éthique est une référence héritée d’expériences préalables, gardée en mémoire par la Tradition, et qui s’impose par voie d’autorité. C’est peut-être la raison pour laquelle Aristote, après avoir énoncé les principes, passe tant de temps à justifier que l’Éthique doive s’enseigner sous la responsabilité de la cité, autrement dit que les structures sociales qui sont les matrices de l’Éthique doivent être protégées par les institutions car l’on ne peut pas espérer que les hommes au pouvoir en donnent toujours l’exemple.

Aujourd’hui ces structures sociales sont en transformation perpétuelle car les “forces productives” de la société sont constamment bouleversées et les représentations qui nourrissent l’imaginaire sont remplacées par d’autres de façon incontrôlable, fusse par la conscience de la révolution permanente [5]. L’éducation serait bien en peine de s’appuyer sur une quelconque constante imaginaire. Mais surtout les références éthiques des systèmes de réciprocité traditionnels entrent en compétition et s’affrontent. Aussi, les hommes sont-ils las de leur sujétion à une Loi qui leur prescrit des obligations contradictoires entre elles, par exemple la liberté et l’égalité…

Nous avons souvent présenté le libre-échange comme un recours vis-à-vis de ces affrontements qui se paient de l’esclavage ou de la guerre. Il est en effet un recours contre l’esclavage pour ceux qui sont exclus de la communauté de réciprocité. Mais ces échangistes-là n’ont de cesse d’utiliser leur pouvoir économique pour obtenir la reconnaissance de leur droit à la réciprocité (ils achètent des charges) et leur réinsertion dans la communauté dont ils prisent toujours les valeurs (par exemple les banquiers de la Renaissance italienne jusqu’à être sacrés roi et souverain pontife) ou encore de se comporter en peuple commerçant qui pratique les diverses structures de réciprocité avec d’autant plus de rigueur entre ses membres qu’il réserve l’échange aux autres. L’échange est aussi un recours pour faire valoir le pouvoir de chacun face à la sujétion de la Loi, en particulier lorsque celle-ci porte atteinte à la liberté dans les systèmes de redistribution où le pouvoir devient despotique. Enfin, à partir du moment où l’individu s’estime constitué de par sa naissance comme une personne d’ascendance ou d’élection divine, élue ou prédestinée, dotée de toutes les valeurs éthiques qui le sacrent comme humanité, l’échange est considéré comme un moyen pour démultiplier son pouvoir sans danger pour son éthique. Ces diverses opportunités font néanmoins apparaître l’échange comme un progrès sur la réciprocité puisqu’il assure la paix là où les valeurs issues de la réciprocité s’affrontent à cause de leur caractère absolu. L’échange apparaît comme un progrès sur les formes de réciprocité  (lire la définition) connues et nommées comme telles, réciprocité de vengeance, réciprocité des dons, ou encore comme un progrès sur les structures de réciprocité retournées dans leur contraire par une identité collective tribale, nationale, etc. Mais aussitôt l’individu ignore qu’il doit son individuation à sa participation à la réciprocité, et que la relativisation du moi est nécessaire à la genèse d’un Soi dont la liberté ne se limite pas à son pouvoir.

Qu’en est-il à présent de la relation de l’échange avec la réciprocité que nous avons dite symétrique, la réciprocité délivrée de l’imaginaire des uns et des autres ? Nous savons que le principe de réciprocité est à la base de la Conscience, et qu’il se traduit en différentes structures sociales de base chacune devenant la matrice d’un sentiment éthique spécifique dont la nature affective attribue à la valeur qui le représente une puissance absolue, que cette puissance engage le sujet dans un rapport de force avec le monde et avec autrui à moins qu’il ne reproduise avec lui la réciprocité au niveau de la parole créant ainsi un espace de réflexion métaphysique où valeur et sens deviennent universels. Le sujet conscient de lui-même à partir de chaque structure de base devient la conscience de l’humanité libérée des limites de tout imaginaire. La relation de réciprocité entre le Soi et le Soi des autres est la condition de la liberté de tous. La liberté dont se prévaut le Soi cesse dès lors d’être limitée à son pouvoir. C’est du pouvoir de la liberté des uns sur les autres que s’affranchit la liberté issue de cette réciprocité. Elle est la liberté commune qui assure à chacun de connaître jusqu’au principe de sa propre genèse et de maîtriser sa propre puissance pour l’engager dans la création de l’au-delà de toute épreuve de force. On dira donc que la réciprocité symétrique est le moyen de transcender la violence du pouvoir.

Le libre-échange qui reste subordonné au rapport de force, à l’échange capitaliste, se retourne contre cette liberté commune pour étayer la liberté de chacun comme pouvoir des uns sur les autres. Mais l’échange qui s’inscrit dans la réciprocité symétrique et qui respecte les équivalences de réciprocité, et la fonction sociale de la propriété, autrement dit l’échange de réciprocité, démultiplie l’efficience de la liberté commune. De là l’antinomie entre le libre-échange capitaliste et la réciprocité généralisé. Si l’homme exige son individuation dans le respect d’autrui, et donc sa matrice – la réciprocité symétrique –, il choisit pour référence de sa liberté la liberté commune. Cette liberté est l’antonyme du pouvoir.

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Notes

[1] Cf. D. TEMPLE. « Les origines de la réciprocité symétrique à partir de la réciprocité positive et de la réciprocité négative » (2008).

[2] Par exemple, dans les communautés archaïques, de payer des meurtres de guerriers par des femmes (à moins que celles-ci ne soient données comme génitrices de guerriers pour reconstituer le stock de potentialités de réciprocité négative du partenaire en difficulté, auquel cas ces femmes seront rendues une fois qu’elles auront reconstitué le potentiel de réciprocité négative).

[3] On ne confondra pas la réciprocité égale et la réciprocité symétrique. La réciprocité positive égale engendre la philia. La réciprocité symétrique relativise la bienveillance de la réciprocité positive et produit une autre valeur plus neutre si l’on peut dire : le respect. La réciprocité symétrique peut être inégale comme peuvent l’être la réciprocité positive ou la réciprocité négative. Le respect dû au magistrat par exemple est supérieur au respect dû à tout autre statut. La réciprocité symétrique peut s’imposer à la réciprocité positive inégale au point d’effacer l’inégalité. Homère nous le rappelle lorsque Glaucon et Diomède relativisant la réciprocité négative qui les oppose sur un champ de bataille grâce au souvenir de la réciprocité des dons qui unissait leurs pères célèbrent leur alliance au mépris de l’inégalité de leur prestige. Cf. D. Temple et M. Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, “La réciprocité symétrique dans la Grèce antique”. Paris : L’Harmattan, 1995.

[4] Dans la pratique, Jean Genêt ne cessera de s’impliquer dans tous les combats où l’une des formes de réciprocité (la négative) détruira l’autre forme de réciprocité (positive).

[5] Celle-ci s’est d’ailleurs avérée au grand dam de l’espérance révolutionnaire une création destructrice au lieu d’être une destruction créatrice.

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