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Bartomeu Melià et Dominique Temple

2. La puissance d’être ou “vertu vivifiante”

2004


La puissance d’être ou “vertu vivifiante”

Les auteurs précédemment cités soulignent que le rite du passage de l’enfance à la vie adulte permet d’acquérir deux qualités, qu’ils distinguent avec précision. La première est un nouveau nom, une nouvelle âme de vengeance, la seconde une force de caractère supérieure, une puissance affective.

« Grâce au sacrifice de la victime, il acquérait une “force” ou “vertu vivifiante” qu’il ne possédait pas auparavant ou, alors, possédait mais à moindre degré : en même temps qu’il gagnait de nouveaux “noms”, le sacrifiant contribuait à travers le massacre des victimes à assurer sa propre vie future » [1].

La “vertu vivifiante” est d’une telle importance que sans elle il est impossible ou presque d’accéder à la vie sociale. Elle est même liée à la possibilité du mariage :

« En prenant comme point de référence le mariage, on vérifie que la reconnaissance de la maturité sociale était une conséquence directe de l’acquisition, pour les sacrifiants-novices, de cette “force” ou “vertu vivifiante”. Avant de passer par ces rituels, les individus de sexe masculin ne pouvaient pas se marier, comme l’informent quelques chronistes : “Ils ne se marient pas d’ordinaire tant qu’ils n’ont pas pris ou tué un homme…” […]. Les Tupinambá croyaient que les jeunes non-initiés seraient incapables d’assumer les rôles de “pai” (chaman) dans les rites de naissance » [2].

La vertu vivifiante naît donc à l’occasion du meurtre. On ne peut pour autant la considérer comme une actualisation de la première âme de vengeance. Elle apparaît bien lorsque celle-ci disparaît, mais elle n’est pas le produit de cette disparition puisque c’est le meurtre lui-même qui résulte du passage à l’acte de l’âme de vengeance. La question se pose donc : d’où vient cette force nouvelle et soudaine qui transforme l’enfant en adulte – en avá – et qui augmente la puissance du guerrier ?

Il paraît important de souligner que les rites de mortification sont consécutifs au meurtre. Si le guerrier a tué sur le terrain ennemi, c’est en effet immédiatement qu’a lieu le simulacre de sa mort ; s’il sacrifie un prisonnier, c’est immédiatement le meurtre accompli qu’il doit “vivre la mort”. Mais aussitôt, et dans les deux cas, il acquiert un nouveau nom. Que signifie cette immédiateté ?

On peut observer que le nouveau nom est un sentiment de vie, qui vient contredire le sentiment de mourir qui l’envahissait dès le meurtre accompli. L’apparition du nouveau nom – “conscience de meurtre” – vient se heurter à une “conscience de mort”. Ces deux consciences antithétiques se contredisent donc en des lieux et des temps sinon synchrones du moins extrêmement rapprochés. La contradiction ou la synergie contradictoire de ces deux consciences est le siège d’une force psychique particulière. Nous supposons que cet instant privilégié est le creuset de cette “force vivifiante”, qu’ont reconnue les observateurs. Ce moment psychique, nous le disons contradictoire ou contradictoriel parce qu’intermédiaire entre des consciences antagonistes l’une de l’autre : la conscience de mort et la conscience de meurtre.

Si l’on se réfère aux travaux de Stéphane Lupasco, on dira que la conscience de meurtre, réduite à elle-même, se confond avec une conscience élémentaire, une conscience biologique ou instinctive ; la conscience de mourir, seule, se réduit à son tour à une perception biologique élémentaire de la mort ; mais l’une confrontée à l’autre, ces deux consciences élémentaires s’équilibrent et se métamorphosent en un sentiment d’“être”. Elles n’ont de sens que dans la mesure où elles protègent dans leur relation antithétique ce qui les unit ; ce moment que Lupasco appelle “contradictoire”, et qui est l’intériorité de l’âme [3]. Celui-ci a donc pour limite ou contour précis ces consciences élémentaires qui définissent son imaginaire. Seulement, alors, les deux perceptions de vie-meurtre et de mort-par-meurtre ont un sens.

On peut opposer à cette thèse que les deux consciences antagonistes de la mort et du meurtre, “gardiennes” de la “vertu vivifiante” tupinamba, ne sont en réalité pas synchrones au sens de simultanées. Mais ce qui importe, c’est que cette synchronicité ne se réalise pas seulement dans l’espace mais aussi dans la durée. Réduire la synchronicité à la simultanéité serait la réduire à une symétrie dans l’espace et faire l’impasse sur le temps. Or, on peut interpréter le cycle des vengeances comme un déploiement de l’équilibre contradictoire tel qu’il embrasse aussi le temps. La symétrie dans le temps se traduit par le rythme, la périodicité des vengeances. Les deux consciences élémentaires sont liées par leur contradiction au point que l’une n’appelle l’autre à lui succéder qu’en passant elle-même à l’acte. C’est toute la vie tupinamba qui est enfermée dans cette dialectique, la dialectique de la vengeance. (Et nul ne pourra y échapper qu’à la condition de lui substituer une autre dialectique tout aussi féconde comme la dialectique du don [4], par exemple).

La dialectique de la vengeance

La force vivifiante, de nature affective, paraît disparaître quand émerge une représentation d’une conscience de meurtre – l’âme de vengeance –, mais elle ne disparaît pas totalement. Il serait plus juste de dire qu’elle est seulement recouverte par cette conscience de meurtre en laquelle elle se métamorphose pour une part, et que l’autre part demeure comme l’efficience de cette conscience de meurtre. La même chose avec la conscience de mourir, et cette efficience peut être si puissante qu’elle peut produire jusqu’à la mort réelle. Le moment contradictoire qui unit les deux consciences de la vie et de la mort est en fait polarisé par la prépondérance d’une conscience sur l’autre, plus précisément de la conscience de meurtre sur la conscience de mort.

En effet, dès que l’homme a conscience de mourir, il s’empresse de permettre à cette conscience de passer à l’acte – ce sont les rites de mortification – et de retrouver une conscience de meurtre (son nom de meurtrier), qu’il peut garder longtemps, même si celle-ci exige impérativement de s’actualiser. L’équilibre entre les deux consciences est rétabli par la vengeance de l’ennemi qui devient nécessaire afin que le cycle puisse être aussitôt réorienté dans le même sens : la reproduction du cycle est polarisée par la conscience de meurtre.

Cette supériorité de la vie imaginaire sur la mort imaginaire est hors de doute. Comment expliquer cette supériorité de la “conscience de meurtre”, de l’âme de vengeance, sur la “conscience de mourir” ? On peut répondre que le cycle ne peut logiquement se reproduire que par le dépassement de l’équilibre grâce à une polarité dialectique qui donne l’avantage à l’une des deux consciences sur l’autre. Mais la question demeure : pourquoi la conscience de meurtre l’emporte-t-elle sur la conscience de mourir ?

Nous hasarderons une hypothèse. Toute vie est prédatrice. La vie biologique est essentiellement meurtre. Pour relativiser cette norme par son contraire, il faut développer la mort, qui, si elle existe dans la nature, est toujours subie ; il faut donc pour qu’elle fasse jeu égal avec la vie en augmenter le pouvoir, la rendre dynamique ! C’est la mort devenue volontaire qui fait apparaître ce moment d’équilibre où les deux consciences sont en face l’une de l’autre égales en puissance. C’est donc de souffrir volontairement la mort qui peut donner à l’homme sa première conscience de conscience. C’est en mourant que l’homme apprend à devenir humain. D’où le fait que la conscience de meurtre que l’on a par le fait de souffrir la mort soit plus précieuse que la conscience de mort que l’on peut avoir d’être meurtrier. Si cette hypothèse est juste, on devra voir dans le “vivre la mort” un grand moment de l’histoire humaine peut-être même nécessaire à l’émergence de la pensée symbolique... et dans la réciprocité des meurtres, le berceau de la société. Peut-être ne connaissons-nous la vie spirituelle et n’avons-nous accès au surnaturel que par la mort ! Quoi qu’il en soit, c’est une conscience et une seule, la conscience de meurtre, qui signifie la vertu vivifiante produite par le cycle de la vengeance par la réciprocité de vengeance  (lire la définition) .

La conscience dominante suffit pour signifier la vertu vivifiante qui résulte de la contradiction avec sa conscience opposée. Le second nom vient effacer le premier parce qu’il s’est enrichi de la force acquise dans le second cycle de mort et de meurtre. Il est identique au premier mais chargé d’une puissance supérieure. Dans l’imaginaire tupinamba, une puissance supérieure sera donc représentée par une image plus forte ou, dit autrement, une plus grande force d’âme se représentera par une image plus forte de meurtre.

Au retour d’une expédition meurtrière, un grand chef convoque Hans Staden et lui offre de consommer un prisonnier avec lui. Staden refuse et lui demande pourquoi il mange ses ennemis. L’homme lui répond en se déclarant le plus redoutable des fauves : le jaguar.

« Ce même Konian Bébe avait un énorme panier plein de viande humaine devant lui, et on était en train de manger une jambe qu’il approcha de ma bouche, en me demandant si je voulais en manger. Je lui répondis que si aucun animal irrationnel ne s’entredévore, comment alors un homme pouvait-il dévorer un autre homme ? Il cloua ses dents dans la viande et dit : “jau ware sche” qui veut dire : “je suis un tigre” (“Jaura iché”, “je suis une bête féroce” ou “moi le tigre”) » [5].

L’individuation de l’être

La parenté des guerriers tient le compte des âmes disponibles puisque le cycle guerrier reste articulé sur la vengeance d’autrui. Mais par la mortification et le simulacre, le guerrier tupinamba rompt sa dépendance systématique de l’ennemi réel. Il peut accroître sa renommée sans pour autant exiger qu’autrui vienne tuer. Dès lors, le nombre de meurtres et de mortifications rituelles suffit à mesurer la renommée. La dialectique de la vengeance prend son autonomie de la réciprocité proprement dite. Les “incisions” ne comptabilisent que les meurtres perpétrés sur autrui et non plus les meurtres perpétrés par autrui. Sans doute est-ce pour cela que les observateurs ont cru que l’on recevait un nom de chaque meurtre.

Dans les apparences, c’est en effet par le nombre de ses victoires que le guerrier augmente son prestige et gravit les échelons de la hiérarchie du pouvoir. La société tupinamba devient une société “guerrière”.

« La graduation sociale résultant du prestige acquis par les associés grâce à leurs mérites personnels reposait en grande partie sur le “curriculum guerrier” de chacun. Toutes les graduations de statut des personnes qui appartenaient aux catégories de Avá et de Tujuáe – “homme marié”, “chef de maloca”, “chef de groupe local”, “chef de bande guerrière” ,“chef guerrier”, et “pajé” – dépendaient directement ou indirectement du prestige ou des pouvoirs accumulés par l’intermédiaire des haut-faits guerriers » [6].

Si le guerrier est l’auteur aussi bien du meurtre que de sa mort par le simulacre, il devient donc lui-même l’origine de la “vertu vivifiante” bien qu’elle soit toujours engendrée par le cycle de réciprocité. La croissance de sa force de caractère, de son autorité, de son pouvoir résulte de la reproduction d’un cycle dont il a seul l’initiative. À l’intérieur de cette force affective et spirituelle qui est son être se noue un principe moteur nouveau qui n’est autre que l’efficience du symbolique. On peut dire que la puissance affective s’est transformée en volonté de puissance.

  

Lire la suite : 3. Le surnaturel, réel Tupinamba.

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Notes

[1] Texte original : “Graças ao sacrifício da vítima, êle adquiria uma “fôrça” ou “virtude vivificadora” que não possuía antes ou, então, possuía, mas em menor grau : ao mesmo tempo que ganhava novos "nomes”, o sacrificante contribuía através do massacre das vítimas para assegurar sua própria vida futura”. FERNÁNDES, Florestan. A função social da guerra na sociedade tupinambá, São Paulo, Brasil : Editora da Universidade de São Paulo, Livraria Pioneira Editora, 1970, p. 201.

[2] Texte original : “Tomando-se como ponto de referência o matrimônio, verifica-se que o reconhecimento da maturidade social era uma conseqüência direta da aquisição, pelos sacrificantes-noviços, dessa “fôrça” ou “virtude vivificadora”. Antes de passar por êsses rituais, os indivíduos de sexo masculino não podiam casar-se, como informam alguns cronistas : “Não casam de ordinário até que tomem ou matem algum homem” (...). Os Tupinambá acreditavam que os jovems não-iniciados seriam incapazes de assumir os papéis de “pai” nos ritos de nascimiento”. Ibid., p. 202.

[3] Cf. Dominique TEMPLE, « Le principe du contradictoire et l’affectivité » (1998).

[4] Cf. Dominique TEMPLE, La Dialectique du don, Paris, Diffusion Inti, 1983. 2de édition La Paz, Hisbol (1986), rééd. 1995.

[5] Texte original : “Este mismo Konian Bébe tenía una enorme cesta llena de carne humana ante sí y se estaba comiendo una pierna que acercó a mi boca, preguntándome si quería comer. Le respondí que si ningún animal irracional devora a otro ¿ cómo podía entonces un hombre devorar a otro hombre ? Clavó los dientes en la carne y dijó : “jau ware sche”, que quiere decir : “soy un tigre” » (“Jaura iché”, “yo soy onza” o “yo el tigre”)”. STADEN, Hans. Verdadera historia y descripción de un país de salvajes desnudos (1557), Barcelona, España, éd. Argos Vergara, Biblioteca del Afil, 1983. cap. XLIII, p. 142.

[6] Texte original : “… a graduação social resultante do prestígio adquirido pelos ‘socii’ graças a seus méritos pessoais repoussava em grande parte no “curriculum guerreiro” de cada um. Tôdas as graduações de status dos indivíduos que pertenciam às categorias de Avá e Tujuáe – “homem casado”, “chefe de maloca”, “chefe de grupo local”, “chefe de bando guerreiro”, “líder guerreiro” e “pajé” – dependiam direta ou indiretamente do prestígio ou dos poderes acumulados por intermédio dos feitos guerreiros”. FERNÁNDES, op. cit., p. 200.

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