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Dominique Temple

L’échange de réciprocité et le libre-échange

Décembre 2015


Tant qu’ils appartiennent à une communauté de réciprocité (le marché traditionnel, le marché des producteurs, le marché populaire…), tant qu’ils reconnaissent la valeur des biens qu’ils échangent, et qu’ils reçoivent ou prélèvent pour leur service une rémunération égale à ce qui convient pour vivre, les commerçants (kapeloi dans l’économie politique d’Aristote) démultiplient les rapports de réciprocité entre producteurs, et font partie de la communauté fût-ce à un rang inférieur (celui des métèques dans l’ancienne société grecque). Mais s’ils échappent à leur communauté pour devenir des intermédiaires indépendants et seuls maîtres de leur affaire, ils se constituent en une classe dont le pouvoir économique est indépendant de celui de la cité.

C’est ce qui avait déjà lieu à partir du commerce maritime entre les cités antiques. Les systèmes de prix qui représentaient la valeur dans chaque communauté (mettons l’Égypte et la Grèce) n’étant pas équivalents entre eux (ici le blé n’avait pas la même équivalence que là, etc.), le commerçant libre (métaboleus) pouvait procéder à des échanges spéculatifs et accumuler à son profit la différence de prix (vendre le blé produit en Égypte en Grèce au prix grec et le vin produit en Grèce en Égypte au prix égyptien).

Le commerçant indépendant peut dire que cette différence n’appartient à personne d’autre que lui-même. On voit donc apparaître une propriété privée qui n’est pas arrimée à une fonction sociale sinon celle de faciliter le libre-échange. Plus cette capacité s’accroît et davantage le commerçant accroît son pouvoir vis-à-vis des producteurs dont il gère les relations. Un pouvoir économique rivé à l’accumulation de la monnaie se construit en marge de la communauté. Le principal souci du commerçant libre est de protéger son capital de la réciprocité qui exigerait le partage des bénéfices (ici devenus profits) entre les producteurs. La fonction du commerçant indépendant exige que le profit soit investi dans la production d’un plus grand pouvoir économique ne serait-ce que pour faire face à la concurrence…

Dès l’origine, deux économies se font face, dit le philosophe, celle des producteurs de biens réels et celle des spéculateurs ; l’une qui a pour objectif la satisfaction des besoins de la communauté, l’autre l’accumulation d’un pouvoir qui s’accapare la fonction monétaire à la seule fin de dominer le marché. Il reste que pour avoir une incidence sur l’économie, ce nouveau pouvoir doit s’assurer de la liberté de l’échange et de la propriété exclusive du capital. Un territoire et une citadelle. Le territoire est celui de la propriété privée où l’échange n’est plus soumis à aucune obligation de réciprocité, à aucune fonction sociale qui pourrait neutraliser la spéculation sur des équivalences désormais déconnectées entre elles. La citadelle, la banque privée.

Aristote observe que l’économie de profit peut naître d’une autre source. Il cite pour l’illustrer le stratagème de Thalès de Milet :

« Alors qu’on était en hiver, il parvint avec le peu de biens qu’il avait à verser des arrhes pour prendre à ferme tous les pressoirs à huile de Milet et de Chios, ce qui lui coûta peu puisque personne ne surenchérit. Puis vint le moment favorable : comme on cherchait beaucoup de pressoirs en même temps et sans délai, il les sous-loua aux conditions qu’il voulut. En amassant ainsi une grande fortune, il montra qu’il est facile aux philosophes de s’enrichir s’ils le veulent, mais que ce n’est pas de cela qu’ils se soucient » [1].

Dans tous les cas, l’institution de la propriété privée est une condition sine qua non du libre-échange et du capitalisme. Mais le libre-échange exige une égalité de droit des individus. Il y a une morale dans le libéralisme ! La difficulté que rencontre cette morale particulière est que la privatisation de la propriété annule la fonction sociale qui justifie la propriété des uns vis-à-vis des autres.

La privatisation de la propriété ne s’imposa que lorsque le développement des forces productives, pour employer la terminologie de Marx, offrit à la bourgeoisie l’opportunité de prendre le pouvoir. Le coup d’état fut certes le moyen le plus rapide pour instaurer le droit sur la force (Bonaparte !) mais c’est le développement de la science et des techniques qui permit à la grande industrie d’assurer l’essor du capitalisme.

Revenons à l’économie politique selon Aristote : sont confrontées dès l’origine deux économies : l’économie de réciprocité généralisée et l’économie de libre-échange, l’une qui donne sens aux activités des citoyens, et l’autre à la liberté arbitraire de l’individu fût-ce au détriment d’autrui. Notons que la première demande un effort puisqu’elle implique la relativisation de l’intérêt de chacun par celui d’autrui, la seconde n’en exige aucun parce qu’elle est déterminée par la jouissance du pouvoir, dit autrement celui qui remplace la métadosis par la metabletiké, la réciprocité généralisée par le libre-échange perd le bonheur (eudaimonia) au profit de la jouissance.

Sans doute un équilibre entre réciprocité et échange fut-il en vue lorsque le prolétariat parvint à ce que l’État respecte un espace où la réciprocité se déploie au-delà du cadre familial : l’économie sociale. Mais la lutte pour le contrôle de l’État s’est quand même terminée par la victoire de la bourgeoisie. L’État aujourd’hui a perdu le contrôle de la monnaie. C’est au marché financier qu’il doit finalement rendre des comptes. Il ne lui est plus possible d’interpréter la monnaie comme équivalent de réciprocité, mais seulement comme le signe d’un rapport de force entre les uns et les autres.

Pour se justifier aux yeux des plus démunis, les capitalistes prétendent que le marché financier est au service de la production. Ils soutiennent que la spéculation crée un capital virtuel qui démultiplie l’investissement où n’existe pas encore de capital suffisant, et qu’elle permet la production des richesses qui ne se doivent qu’à la puissance d’innovation du génie humain (la chimie, l’électronique…). Le capitalisme ferait donc l’avance d’une monnaie que les forces productives n’auraient plus qu’à matérialiser pour la satisfaction de tous. Il prétend se légitimer de sa force de démultiplication de l’innovation sans qu’il soit nécessaire de se soucier d’autre objectif que la croissance de son pouvoir.

Leurs adversaires répondent que le capital virtuel que l’on prétend légitimer de la réussite d’investissements futurs s’amasse indéfiniment au profit d’un pouvoir économique arbitraire en fonction d’intérêts particuliers échappant à toute décision démocratique, au prix d’une incessante augmentation de la dette et d’une spéculation sans limites. Ils font remarquer que rien n’indique que la compétition pour le pouvoir n’entraîne que des effets positifs pour la société : lorsque la liberté de chacun est arbitraire, le pouvoir économique est aveugle, et il engendre les moyens de la destruction aussi bien que ceux de la construction. Ce débat est-il sans solution ?

Sans solution tant que l’on croyait la Terre d’une richesse inépuisable, parce que les deux systèmes de libre-échange et de réciprocité généralisée pouvaient cohabiter et que l’un pouvait déplacer l’autre en prétextant qu’il pouvait se réfugier quelque part ailleurs. Depuis quelques décennies, cependant, les limites de la Terre sont atteintes, ce qui oblige à choisir entre une économie capitaliste dont la croissance en fonction du seul critère du profit exige d’être sans obstacle ni limite, et une économie dont la croissance raisonnée en fonction de limites indépassables s’oblige au partage et à la solidarité. La raison devrait pouvoir sanctionner le débat désormais placé sous la menace de l’implosion planétaire !

La liberté arbitraire ou la liberté sensée, le libre-échange ou l’échange de réciprocité, la propriété commune ou la propriété privatrice, le partage ou le profit, l’accumulation sans limite ni raison ou la redistribution sociale.

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Notes

[1] Aristote, Les politiques, 1268 b.

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