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Dominique Temple

8. Les limites de l’idéologie marxiste

2010


Résumé :
Álvaro García Linera [1] soumet le rôle productif des rapports de parenté au développement des forces productives. Il définit les rapports humains d’un point de vue utilitariste.
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Claude Meillassoux a sans doute été impressionné par le respect que de nombreuses communautés africaines portent aux Anciens. Autant en dire un mot.

Le principe de réciprocité, à l’origine, donne un sens aux relations biologiques qu’il réorganise : il donne sens à la reproduction, par exemple, qui devient alliance et filiation. Le langage de parenté relie les deux structures de réciprocité originelles par la prohibition de l’inceste qui démarque l’homme de la nature, puis par la prescription exogamique et la filiation patri et matrilinéaire. La première de ces deux structures, l’alliance, est la réciprocité binaire simple où chacun est face à face avec autrui ; la seconde, la filiation, est une relation dite ternaire où chacun est intermédiaire entre deux autres, la femme par exemple entre sa fille et sa mère [2].

Dans la filiation, cette relation ternaire est unilatérale : l’enfant, avant que de devenir adulte et de pouvoir redonner à son tour, reçoit tout de ses parents, tandis que le prestige va à ses parents. Les parents à leur tour rendent hommage à leurs aïeux puisqu’ils ont tout reçu d’eux, mais ils entendent surpasser le renom de leurs aïeux par un don supérieur à leurs enfants. Les enfants hériteront à l’âge adulte de ce prestige qui les oblige à produire ou à faire fructifier leur héritage de telle façon que s’accroissent le don et la renommée de leur patronyme. Le patrimoine s’accroît de génération en génération, tandis que le prestige correspondant à la transmission de ce patrimoine s’accroît au bénéfice du nom de la lignée.

Dans l’alliance, chaque partie apporte un patrimoine le plus important possible de sorte que le nom de la fiancée et celui du fiancé soient les plus prestigieux possibles... Et dans un système de redistribution comme le système inca, puisque la différenciation se traduit par la hiérarchie, les jeunes filles doivent leur statut et leur renommée à leur parenté avec… l’Inca !

García Linera se réfère à l’ordre inca :

« Associé à ce rôle gérant la circulation des femmes acquitté par les hommes les plus importants (pères curaca [dignitaires], parents) les femmes par leurs qualités de beauté ou leur habilité, pouvaient être recluses dans le Akllawasi, où elles étaient instruites et étaient susceptibles d’être “offertes” par les Incas comme épouses principales ou concubines aux caciques, curaca ou fonctionnaires étatiques efficients : la polygynie était donc un symbole de statut [3]. »

« Regalar » (donner/offrir), dit García Linera lorsqu’il devrait dire, selon la thèse de Meillassoux, acheter, vendre ou échanger. Et il ajoute que la polygynie est symbole de statut ! Où donc est l’échange mercantile ? Et la redistribution de l’Inca n’est-elle pas associée à la beauté et à l’instruction des jeunes filles ? L’Inca ne fait pas de son harem un centre de production de force de travail. À raisonner comme Meillassoux, l’Inca devrait distribuer la force de travail et se garder la force de reproduction de la force de travail, comme le chasseur que Adam Smith imaginait calculant qu’en fabriquant des arcs et en les échangeant contre du gibier il gagnerait beaucoup plus qu’en allant lui-même à la chasse [4].

Cette erreur sur les cueilleurs-chasseurs-pêcheurs de Adam Smith est la base de son raisonnement lorsqu’il veut étendre à l’ensemble des communautés humaines ses observations de la société anglaise de son temps. Smith, lorsqu’il envoie son valet acheter du pain ou de la bière prétend que le boulanger ou le marchand de bière ne lui cède du pain ou de la bière que moyennant un prix fonction de son seul intérêt ou plutôt d’un rapport de forces entre l’offre et la demande. Acceptons que dans la triste Angleterre de Smith, l’intérêt ait été la principale motivation des rapports humains. Smith en a déduit que la machine économique capitaliste est régulée par une “main invisible” : l’interaction entre les intérêts des uns et des autres qui planifie le marché du libre-échange. Mais voilà ! Fort de cette découverte du principe de l’économie capitaliste, il prétend expliquer toutes les économies du monde selon ce même principe, et il extrapole : probablement, à l’origine, dit-il, les indigènes chassaient-ils pour leur compte, puis ils se sont réunis pour chasser ensemble car si l’un d’entre eux n’avait rien tué, il serait mort de faim. Mais un “plus malin que les autres” a calculé que s’il se consacrait à faire des arcs et à les échanger contre du gibier, il s’assurerait du gibier de façon permanente et peut-être même en quantité plus importante que s’il allait lui-même à la chasse : le commerce était né et l’accumulation aussi !

Smith ne s’est pas occupé de vérifier si cette réflexion, qui lui paraissait évidente d’un point de vue logique, pouvait être imputée à toute autre société que la sienne et si ce raisonnement utilitariste était avéré dans les sociétés “indigènes”. Il n’est pas allé vérifier : aussi a-t-il conclu tout naturellement que le principe du libre-échange était celui de toutes les économies du monde. Le calcul fondé sur l’intérêt lui sembla si simple qu’il ne douta pas un instant qu’il ne puisse être pratiqué par tout le monde. Et certes, tout le monde peut le pratiquer, mais tout le monde ne le pratique pas !

S’il s’était inquiété de demander leur avis à ceux qu’il créditait de telles pratiques, il eut été bien surpris de leur réponse. Aucun chasseur “indigène” n’a jamais accepté d’échanger son arc pour du gibier, ni même de vendre son gibier ! Le gibier est toujours partagé, et l’arc est inaliénable. Pour faire bref, les chasseurs ont entre eux des relations de réciprocité afin d’engendrer le sentiment d’appartenir à une communauté d’êtres “humains” et ils n’ont aucune propension à sacrifier la réciprocité pour l’échange et devenir les uns vis-à-vis des autres “inhumains”. Au moins, Adam Smith reconnaissait-il que dans le rapport de son échange motivé par l’intérêt, il n’y avait pas d’humanité !

García Linera dit comme Smith et Lévi-Strauss.

« La forme directement sociale de mise en relation et, par conséquent, de mesure (parce qu’on suppose en effet que règne la pénurie comme forme sociale générale de l’existence des individus) de l’activité humaine productive, matérialisée, est l’échange à travers la valeur du produit [5]. »

Rendons cependant justice aux deux thèses qui voient soit dans la détresse soit dans l’abondance la cause du mode de production communautaire. La thèse de l’abondance se justifie pleinement. Mais César, dans La guerre des Gaules, nous raconte comment de l’autre côté du Rhin, les communautés germaniques épuisaient la forêt et envahissaient les territoires voisins. Le Rhin constituait une défense naturelle de l’Empire romain contre les peuples venus du Nord. Sans cesse, ceux-ci passaient donc par la Belgique et déferlaient sur la Gaule. Quelle était la revendication de ces peuples ? Laissez-nous passer pour découvrir de nouvelles terres sinon nous serons obligés de vous faire la guerre pour vous prendre les vôtres. La guerre était inéluctable car tous les territoires jusqu’en Afrique étaient déjà occupés.

Et il en était ainsi chez les Guarani du Paraguay au XVIe siècle : le culte de la “Terre sans mal”, nous dit Bartomeu Melià, n’était pas seulement dû à la vision mystique d’un Au-delà, mais associé étroitement à la nécessité de découvrir une nouvelle terre lorsque l’humus des sols était épuisé par les occupations humaines [6].

L’argument que la guerre soit une donnée primitive qui précède toute socialisation humaine s’appuie aussi sur le témoignage d’holocaustes de communautés indiennes pratiqués sous l’autorité des colons et auxquels auraient participé d’autres communautés. Comment répondre ?

La guerre, qu’elle soit la “guerre fleurie” des Aztèques ou la “guerre pour faire des prisonniers” des Guarani, n’avait pas le même sens que pour les colons. Il s’agissait de réciprocité négative  (lire la définition) . L’on se remémorera le Père Antonio Ruiz de Montoya, encerclé avec une escorte espagnole qui avait “tiré jusqu’à sa dernière cartouche”, et qui voit avec stupeur les Guarani lever le siège dès qu’ils ont fait une demi-douzaine de prisonniers espagnols. Que s’est-il passé, se demande-t-il : il suffit que les Guarani puissent procéder à leur sacrifice rituel pour arrêter la guerre [7].

Peut-on généraliser cette observation ?

Au moins l’empereur aztèque ramène-t-il la guerre au sacrifice des prisonniers. Lorsque Cortés débarque au Mexique, l’empereur Moctecuzoma lui envoie d’abord des délégations pacifiques avec les parures des Dieux, dans lesquels il espère que les “nouveaux-venus” se reconnaîtront. Mais l’attitude des Espagnols est tout autre : à peine à terre, ils se jettent sur les ouvrages d’art ou de culte pour en retirer l’or, qu’ils comptent au poids, ils tuent les villageois pour les dépouiller de l’or que contiennent leurs vêtements [8].

Motecuhzoma, à ces nouvelles, envoie une autre ambassade avec la parure du Dieu de la guerre ainsi que des prisonniers à immoler [9], mais Cortés fait aussi tuer les sacrificateurs… Sa réponse à l’hospitalité aztèque : le massacre de la ville “sainte” de Cholula [10].

Ce second échec conduit Motecuhzoma à tenir conseil auprès des princes Cacamatzin et Ixtlilxochitl. Il choisit l’avis de Cacama : offrir les clés de Mexico-Tenochtitlán et du Temple du Soleil, car le plus grand donateur ne peut faire défaut à son rang. Mais son frère, Ixtlilxochitl, choisit une alternative : il se fait baptiser chrétien avec son armée et procédera, sous le nom de don Hernando (nom du roi d’Espagne), à la conquête du Mexique pour le compte de Cortés : et c’est lui-même qui détruira la statue du Dieu du Soleil, lors de l’assaut final du Temple de Mexico. De l’humble communauté Guarani jusqu’au somptueux Empire mexicain, tout se trame dans l’imaginaire. Nulle part n’intervient un raisonnement en quête d’un intérêt matériel.

Revenons à la thèse du biomarxisme selon laquelle le temps social communautaire indigène est fermé sur lui-même ne laissant pas de place à une réflexion qui échapperait à ses impératifs biologiques.

« La production communautaire a ses propres bénéfices technico-productifs qui sont subsumés socialement par la production des utilités reproductrices immédiates de l’union communautaire. De là l’importance du cérémonial collectif [11]. »

Il n’est plus possible ici d’échapper à la complétude organique du Procès de Travail Immédiat qui devient Procès du Travail Infernal, car la finalité de la production est la reproduction à l’identique de la forme du procès. Et le rituel deviendrait alors la reproduction idéalisée qui scellerait cette cohérence organique :

« (…) c’est à la fois la production consciente et souhaitée, tant de moyens de vie que de socialité satisfaisante, de convivialité humaine entre soi, avec la nature et les dieux qui spiritualise tout [12]. »

La “spiritualisation” par le rituel est imaginée comme une fonction sociale au service de la cohérence du Tout. Le rituel n’est pas la mise en scène de la réciprocité à un niveau supérieur – la porte du langage pour la conscience et le symbolique –, il est une fonction de régulation de la société, rendue nécessaire par le développement de la Totalité organique. Ses compétences sont réduites à celles du fétichisme, qui existe bien entendu mais qui ne saurait prétendre rendre compte de la fonction symbolique.

Dès lors, l’enjeu du rituel n’est plus qu’une “représentation” de la production matérielle :

« Cette forme de pacification, de compréhension, de convocation au dialogue avec les forces naturelles fondées dans le processus de travail lui-même est, en partie, le fait de la cérémonie religieuse, de la ritualisation de l’acte productif et de la consécration productive de la religiosité. (…)
La religion, dans sa dimension communautaire festive et cérémonieuse, prend le caractère d’instrument technologique, (…) [13]. »

On se contente ici de prêter aux forces naturelles mobilisées par le travail un rôle déterminant auquel serait ordonnée la fétichisation des forces spirituelles.

Il est certes possible de dire que le chamanisme postule des esprits ou un Dieu, que le fétichisme leur accorde une réalité physique, et qu’il dévoie le sacrifice de sa fonction originelle pour en faire un échange avec ces esprits ou ce Dieu fétichisés. Les hommes offriraient à leurs idoles des fruits et des animaux, voire des hommes, pour que celles-ci leur envoient la pluie, ou de l’or… Mais pour qu’il y ait fétichisme, il faut qu’il y ait quelque chose à fétichiser qui appartienne au symbolique.

À ne considérer les représentations indigènes que sous l’angle du fétichisme, on mutile l’imaginaire de sa fonction principale qui est d’être le moyen intermédiaire entre le symbolique et le réel, entre le ciel et la terre. Pire. On considère que les esprits, qui en réalité naissent de relations de réciprocité et qui donnent sens à la nature, sont des forces de la nature, et à partir de cette réification, on imagine que ces forces déterminent les rapports humains et même exigent l’invention de rituels ou de phénomènes culturels dont la fonction consisterait à pérenniser ou reproduire socialement ces rapports de forces. On affirme que les esprits imaginaires, auxquels les indigènes attribueraient les forces physiques, sont considérés par eux comme des forces physiques, et que ces forces physiques seraient les vecteurs des relations humaines. Non seulement on fait référence aux représentations fétichisées dans l’imaginaire par les indigènes, mais on les re-fétichise par la transcription de cet imaginaire dans le fétichisme occidental. Du fétichisme au carré. Nous sommes loin, très loin, de Karl Marx qui dénonçait toute forme de fétichisme.

Pour instaurer la primauté présumée des forces productives sur les rapports humains, le biomarxisme a recours à une définition organique de la communauté qui implique que l’homme soit déterminé par la nature biologique. Suffirait-il de respecter les lois de la vie pour accomplir le destin de l’humanité ? On risque ici une confusion avec l’écologie défendue par le national-socialisme qui faisait l’impasse sur la spécificité des relations humaines mais n’avait pas manqué d’observer que, selon la nature, le plus fort triomphe du plus faible…

García Linera voit sans doute le danger puisqu’il en appelle aussitôt à la générosité et à l’éthique. Cependant, pour défendre la primauté du Tout, il donne comme objectif aux valeurs éthiques… de renforcer ses forces productives :

« Le caractère religieux de l’utilité sociale des instruments et la religiosité comme instrument technologique dans le procès du travail acquièrent la fonction sociale de forces productives communautaires authentiques qui mobilisent, qui convoquent un ensemble de forces sociales de la communauté, en même temps qu’elles illuminent les formes matérielles de mise en œuvre des forces productives requises pour la continuité du processus productif [14]. »

Ce processus productif a été brillamment analysé par Florestan Fernándes [15] qui répondait à la critique selon laquelle le fonctionnalisme considère comme acquis un capital symbolique dont il n’explique pas la genèse. Fernándes montrait comment les Tupinamba du Brésil se représentaient, selon lui, deux sphères spirituelles, l’une mystique, qui unissait le monde des vivants et des morts dans une Totalité parfaite, et l’autre religieuse connectant la réalité vécue de la société à sa projection mystique. Ces deux entités spirituelles auraient donc eu un statut précis : la première, assurer la vie de la Totalité identitaire, et la seconde une fonction sociale : assurer le retour des âmes des guerriers tués par l’ennemi au sein de leur communauté.

Le fonctionnalisme ne soutient pas seulement l’idée que des statuts sociaux constitués ont une fonction vitale au service de l’existence sociale, mais que leur actualisation produit des effets qui obligent la société à se reproduire de façon mieux adaptée aux contraintes qu’elle rencontre et à restaurer sa complétude à un niveau supérieur [16]. García Linera dit quelque chose d’analogue : la contrainte provoquée par la pression démographique conduirait les hommes à se constituer en un organisme dont les différentes parties seraient assujetties à un contrôle de plus en plus intégrateur de la nature, jusqu’à ce que les caractères de la nature soient déterminants de la vie de la communauté et entraînent l’adaptation des comportements affectifs et sociaux de ses membres aux nécessités des forces productives. Ainsi se reproduisent et se développent, d’une part les conditions d’existence, et d’autre part, l’organisation économique et sociale de la communauté. Les deux entités mystique et religieuse de Florestan Fernándes ont leur équivalent dans la thèse de García Linera.

« La solidarité, la passion collective, l’esprit et la tension collective visant à une fin, dans la cérémonie qui précède ou couronne l’acte de travail direct, dans la convocation aux dieux ou aux ancêtres, réaffirment la vie commune, réactualisent la vie passée, légitiment l’ensemble des forces et des conditions productives qui ont réuni la communauté, reproduisent la vie interne communautaire, etc., (…) pour la construction d’un futur également commun, satisfaisant [17]. »

On pourrait parler ici d’unité organique analogue à la sphère mystique imaginée pour les Tupinamba par Florestan Fernándes.

La fonction qui correspondrait à la sphère religieuse de Fernándes serait :

« Ce n’est pas au moyen de leur manipulation, ni de leur soumission partielle, restreinte, qui romprait avec sa conceptualisation totalisante et vivante qui requiert d’avoir la nature comme corps vivant, que l’être humain communautaire incorpore les forces de la nature à son bien-être ; il peut seulement en profiter et en user, avec leur contrepartie respective qui perpétue leur générosité dans l’histoire, dans ses manifestations extérieures au moyen de l’acte technologico-moral de communication-interpénétration du groupe avec le corps de la nature [18]. »

Fernándes décrit une représentation qu’il prête aux indigènes et que l’on pourrait qualifier d’idéaliste, tandis que García Linera décrit les mécanismes économiques qui selon lui sous-tendraient leurs représentations, à la façon de Marx remettant sur ses pieds la dialectique que “Hegel faisait marcher sur la tête”.

Mais que signifie la finalité de la première fonction, quand on la définit par ce seul mot satisfaisante ? (« pour la construction d’un futur également commun, satisfaisant »).

Que signifie la finalité de la seconde, quand on la définit par bien-être ? (« l’être humain communautaire incorpore des forces de la nature à son bien-être »).

Quelle est ici la raison de l’homme ? Le bien-être d’un corps organique supérieur ? La satisfaction de la nature elle-même ?

García Linera introduit cependant la conscience affective et spirituelle mais en l’attribuant également à la nature. L’affectivité étant incommunicable, parler de l’affectivité de l’homme ou de sa conscience affective comme celle de la terre ou du ciel serait facilement taxé d’anthropocentrisme. Il semble que s’en tenir au postulat d’une affectivité commune à tout l’univers, dont chaque être aurait une expérience singulière, puisse garantir à cette cosmologie dite “indigène” une défense plus solide.

Mais, dans la réciprocité, chacun relativisant sa nature par celle d’autrui participe à la construction d’une conscience commune dont l’affectivité est ressentie comme la sienne et celle de l’autre. La communauté engendre alors pour tous des sentiments de liberté et de dignité qui leur appartiennent en propre.

Mais si l’on ne découvre pas la réciprocité comme la matrice de l’énergie psychique – de la vie spirituelle – on est réduit à composer avec les seules forces physiques et biologiques, et à concevoir une chimère sociale dont les buts seraient seulement de croître et se multiplier, c’est-à-dire de « Vivre Plus » au lieu de « Vivre Bien » [19].

*

Lire la suite : chap. 9 Le contresens de l’idéologie marxiste

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Notes

[1] Álvaro García Linera, Forma valor y forma comunidad, La Paz, CLACSO - Muela del Diablo Editores - Comunas, Bolivia, 2009.

[2] Mireille Chabal, « Le Nom de la Mère », Revue du M.A.U.S.S. semestrielle n° 12, (2e sem.), Paris, La Découverte, 1998. Réédité dans Réciprocité et Tiers inclus, collection « Réciprocité », n° 2, 2017.

[3] « Junto a este papel gestor de la circulación de las mujeres desempeñado por los hombres mayores (curacas padres, parientes), las mujeres por sus cualidades de belleza o sus habilidades, podían ser recluidas en el Akllawasi, donde eran instruidas y eran susceptibles de ser “regaladas” por los Incas como esposas principales o concubinas a caciques, curacas o funcionarios estatales eficientes : la poliginia era pues un símbolo de status. » (Linera, op. cit., p. 289, en note).

[4] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).

[5] « La forma directamente social de relacionamiento y, por tanto, de medición (pues se supone que prevalece la escasez como forma social general de la existencia de los individuos) de la actividad humana productiva, materializada, es el cambio a través del valor del producto. » (Linera, op. cit., p. 47.

[6] « Dans le Trésor de la langue guarani, publié par Montoya en 1639, l’expression yvy marañe’y, que les ethnologues modernes traduisent par “une terre sans malheur”, signifie simplement “le sol intact qui n’a pas été édifié” ; et ka’a marañe’y : “campagne où ils n’ont pas coupé de bois, où il n’y a pas eu de sarclage” (Montoya, 1876:f 209 v) ; comme on voit, ces acceptions sont assez éloignées de ce qui serait une “terre-sans-mal” ritualisée, pour insister sur son aspect écologique et économique. Cependant, une recherche d’une terre économique et l’angoisse d’une terre prophétique ne se contredisent pas. Une n’exclut pas l’autre ». Bartomeu Melià, El Guaraní conquistado y reducido. Ensayos de etnohistoria, Biblioteca Paraguaya de Antropología, vol. 5, Asunción del Paraguay, (1986), 1988, pp. 107-108.

[7] Cf. Antonio Ruiz de Montoya, Conquista spiritual hercha por los religiosos de la Compañía de Jesús en las Provincias del Paraguay, Paraná, Uruguay y Tape (1639), rééd. Paraguay, El Lector, 1996. Ulrico Schmidl, dans Viaje al Río de la Plata (1567), raconte comment l’armée espagnole se comporte avec les Guarani. Ils tuent systématiquement, femmes et enfants compris. Cependant, les Indiens sont si nombreux qu’ils finiront par mettre l’armée espagnole en péril. L’armée est un jour fort étonnée d’un ordre venant de leur commandement de ne plus massacrer que les hommes des communautés encerclées (Les Guarani Cario). L’ordre est de capturer les femmes et les enfants. Les soldats s’exécutent, et le commandement espagnol négocie avec les chefs Cario. Leurs femmes et leurs enfants leur seront rendus si les guerriers deviennent les auxiliaires de l’armée espagnole. Les Cario acceptent et Schmidl s’étonne de la froideur avec laquelle ils obéissent. Le génocide est sous responsabilité espagnole mais désormais exécuté par des “indigènes” ! Pour sauver leurs relations de réciprocité positive, les Cario ont accepté de renoncer aux règles de réciprocité négative vis-à-vis des autres communautés. L’“holocauste” se comprend dès lors comme une contrainte imposée par la colonisation. Cf. D. Temple « Le Quiproquo Historique chez les Guarani »”.

[8] Georges Baudot & Tzvetan Todorov, (textes choisis et présentés par), Récits aztèques de la conquête, Paris, Seuil, 1983. Lire à ce sujet D. Temple « Le Quiproquo Historique chez les Aztèques ».

[9] « Et il avait agi ainsi, Motecuhzoma, parce qu’il les croyait des dieux, il les prenait pour des dieux, il leur rendait culte comme à des dieux. Pour cela ils étaient appelés, pour cela ils étaient nommés : les “dieux-venus-du-ciel”. » (Codex de Florence, in Baudot & Todorov, op. cit., p. 63.

[10] Seconde ville de l’Empire Aztèque, Cholula était considérée comme “sainte”, le Grand Temple (Templo Mayor) y était consacré à Quetzalcóatl, Dieu des arts et de la culture. Le Massacre de Cholula par Hernán Cortés en 1519 a fait en quelques heures de 5 000 à 6 000 morts.

[11] « La producción comunal tiene sus propias temporalidades técnico-productivas que son subsumidas socialmente a la producción de utilidades reproductoras inmediatas de la unión comunal. De ahí la importancia del ritual colectivo (…). » (Linera, op. cit., p. 300).

[12] « (…) es a la vez la producción consciente y deseada, tanto de medios de vida como de socialidad satisfactoria, de convivencialidad humana entre sí, con la naturaleza y los dioses que lo espiritualiza todo. » (Ibid).

[13] « Esta forma activa de apaciguamiento, de comprensión, de convocatoria dialogante con las fuerzas naturales fundadas en el propio proceso de trabajo es, en parte, la de la ceremonia religiosa, la de la ritualización del acto productivo y consagración productiva de la religiosidad. (…) La religión, en su dimensión ceremoniosa y festiva comunal, toma el carácter de herramienta tecnológica, (…). » (Ibid., p. 306).

[14] « El carácter religioso de la utilidad social de las herramientas y la religiosidad como herramienta tecnológica en el proceso de trabajo adquieren la función social de auténticas fuerzas productivas comunales que movilizan, que convocan un conjunto de fuerzas sociales de la comunidad, al tiempo que alumbran las formas materiales de implementación de las fuerzas productivas requeridas para la continuidad del proceso productivo. » (Ibid., pp. 306-308).

[15] Florestan Fernándes, A função social da guerra na sociedade tupinambá, Editora da Universidade de São Paulo, Livraria Pioneira Editora, Brasil, 1970.

[16] Cf. D. Temple, « L’unité de la communauté et la thèse de Florestan Fernándes », in Bartomeu Melià & Dominique Temple, La réciprocité négative. Les Tupinamba, collection « Réciprocité », n° 5, France, 2017 (version française du chapitre El nombre que viene pro la venganza in Melià & Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní, Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Asunción del Paraguay, 2004) Lire en ligne.

[17] « La solidaridad, la pasión colectiva, el ánimo y la tensión grupal dirigidas a un fin, en la ceremonia que precede o corona al acto laboral directo, en la convocatoria a los dioses y a los ancestros, reafirman la vida común, reactualizan la vida pasada, legitiman el conjunto de las fuerzas y condiciones productivas que han agrupado a la comunidad, reproducen la vida interna comunal, etc., (…) para la construcción de un futuro igualmente común, satisfactorio. » (Linera, op. cit., p. 308).

[18] « El modo en que el ser humano comunal incorpora las fuerzas de la naturaleza a su bienestar no es a través de su manipulación, ni de su sometimiento parcial, cercenado, que rompe con su conceptualización totalizadora y viva que requiere tomar a la naturaleza como cuerpo vivo ; sólo se las puede aprovechar y usufructuar, con su respectiva contraparte que perpetúa su generosidad en la historia, en sus manifestaciones exteriores a través del acto grupal tecnológico-ético de comunicación-interpenetración con el cuerpo natural. » (Ibid., pp. 308-309).

[19] Séminaire international de Bolivie « Vivir Bien : Una alternative transformadora de desarrollo » (Vivre Bien : une alternative transformatrice de développement), La Paz, du 4 au 12 novembre 2009, cf. la conférence de D. Temple, « La economía de la reciprocidad versus la economía del intercambio y la crisis financiers : análisis y perspectives desde el Vivir Bien », La Paz, 10 nov. 2009 [en ligne].

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