Dominique Temple | Réciprocité | Reciprocidad | Liens / Enlaces | Journal |
Accueil du site > Réciprocité > 1. Théorie de la réciprocité > 6. Échange et réciprocité > 3. Etudes sur la réciprocité > 4. Europe > Critique des thèses de Marshall Sahlins sur la naissance de l’économie > Critique des thèses de Marshall Sahlins sur la naissance de l’économie

Dominique TEMPLE

Critique des thèses de Marshall Sahlins sur la naissance de l’économie

1994


L’économie originelle, une économie d’abondance

Marshall Sahlins a montré que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés de subsistance mais des sociétés d’abondance [1]. Cependant, les communautés d’origine ne produiraient pas autant qu’elles le pourraient. L’abondance ne s’accompagnerait pas d’une sur-production qui entraînerait l’échange et l’investissement.

Sahlins imagine donc un mode de production domestique dans lequel la production pour le don assurerait la consommation du groupe. Cette consommation satisfaite, la production s’arrêterait. Dans le groupe, on ne se ferait pas concurrence, on partagerait tout par don réciproque. Le don entre les membres du groupe serait ainsi un rempart à la généralisation de la concurrence, un obstacle à la transformation de l’intérêt privé en moteur de la compétition généralisée.

Sahlins caractérise ce mode de production par la règle de Chayanov :

« Dans la communauté originelle, l’intensité du travail est inversement proportionnelle à la quantité de forces productives disponibles » [2].

Mais comment expliquer ce paradoxe ? [3].

Il soutient donc, comme la plupart des économistes occidentaux, que l’intérêt est à l’origine de l’économie ; mais il n’invoque l’intérêt qu’au niveau du groupe domestique (du clan ou de la famille étendue) vis-à-vis des autres groupes de même nature. À l’intérieur du groupe domestique, l’intérêt ne prévaudrait pas et chacun se reposerait sur autrui. Il s’est pourtant heurté au même obstacle que Marcel Mauss, la fameuse théorie indigène du mana. Pour les penseurs indigènes, la raison de l’économie des dons n’est pas l’intérêt du groupe, ni même sa cohésion, mais le souci d’humanité, la quête du sens, la production du mana, ce que nous appelons révélation de la conscience à elle-même. Les proverbes et préceptes indigènes disent que la production des richesses est motivée non par le désir des biens matériels, mais par celui des valeurs spirituelles. Comment concilier l’abondance matérielle et cette quête de valeurs spirituelles ?

L’abondance des sociétés archaïques laisse croire que l’objectif de ces sociétés est d’ordre matériel. Or, Sahlins montre que l’accumulation de richesses matérielles n’est pas leur premier souci. Il avoue par ailleurs ne pas pouvoir réduire le mana à la notion d’intérêt économique. Mais il propose de ramener le mana à un capital imaginaire. Le prestige appartiendrait au moi du donateur, il serait son être personnel. Mauss avait déjà imaginé qu’à l’origine, les deux intérêts de l’homme, matériel et spirituel, étaient unis. La richesse donnée serait, dès lors, le symbole du prestige. Cependant, le prestige ne s’aliènerait jamais. S’il est un instant confié à autrui, il reviendrait nécessairement à son foyer d’origine. La richesse matérielle suivrait ce retour. Certains auteurs en ont même déduit qu’il n’y aurait, sous couvert de cet “échange symbolique”, qu’un prêt à intérêt. En définitive, l’“accumulation de prestige” témoignerait toujours du primat de l’“intérêt”.

Selon nous, le prestige  (lire la définition) ne signifie pas le moi du donateur mais l’être auquel il aspire ; il ne préexiste pas, il faut le produire ; mais pour le produire, il faut construire une structure de réciprocité. Or, la réciprocité requiert le souci pour l’autre. Et l’on ne peut avoir de souci pour l’autre sans s’inquiéter de ses conditions d’existence. Le souci pour l’autre devient l’hospitalité, le don des vivres, la protection qui sont autant de contraintes à la production. On peut donc fonder l’adage : « Si pour être, il faut donner, pour donner, il faut produire » : telle a dû être la première règle de l’économie primitive. La production de richesses matérielles est une conséquence de la production de l’énergie spirituelle, le mana  (lire la définition) .

Sahlins observait :

« la production s’arrête lorsque l’abondance est acquise pour le groupe domestique, il n’y a pas de sur-production ».

Cette idée s’entend si l’on considère seulement la production de biens matériels. Si le don des vivres, l’invitation, l’hospitalité, la fête conduisent rapidement à l’abondance, une communauté n’a pas un besoin infini de biens matériels, de sorte que pour engendrer du mana il faudra inventer de nouvelles relations de réciprocité pour de nouvelles productions, comme la musique, la danse, la poésie…

La communauté d’un monastère tibétain illustre sans doute la règle de Chayanov… L’intensité du travail est en effet faible même si la capacité des forces productives peut être importante, si l’on définit le travail comme la production de biens matériels seulement, mais si l’on fait intervenir la production de valeurs spirituelles, la règle de Chayanov doit être renversée. La production de mana une fois prise en compte, on peut dire que les moines tibétains mobilisent la sagacité des plus sages pour obtenir le maximum de “profit spirituel” et non pas “matériel” des forces productives de la communauté.

La règle de Chayanov suppose que l’on adopte une définition de la production économique réservée à la production des biens matériels. Mais cette restriction devient difficile dans une communauté de réciprocité où les choses ne sont bonnes à manger que dans la mesure où elles sont bonnes à donner. Bien entendu, on peut objecter que le monastère tibétain est une organisation complexe qui ne correspond pas tout à fait à l’idée que l’on se fait d’une communauté “primitive”. Mais ces formes d’organisations religieuses peuvent être aussi dérivées des maisonnées primitives. On se souviendra de cette parenté par la comparaison que donne Lévi-Strauss du temple balinais et de l’organisation du village des Bororo [4].

Les Enawene Nawe, qui vivent au Sud du Brésil peu nombreux dans une nature facile puisqu’elle fournit à profusion toutes sortes de gibiers et du manioc autant qu’ils en désirent, passent le plus clair de leur temps en rituels, danses, jeux et fêtes à caractère profane, mystique ou religieux. À tour de rôle, chaque famille du groupe prépare la nourriture pour toutes les autres familles. La famille qui offre aux autres se pare comme pour une fête et adresse son offrande avec solennité. La valeur produite est non seulement la nourriture mais la beauté, la prestance, la grâce, la qualité des rapports avec autrui. La “croissance” dans une communauté de ce type est sans limites, mais se mesure en valeur spirituelle. Si, donc, l’objectif de la production est le mana, l’abondance matérielle ne signifie pas l’arrêt de la production. Le don des vivres est la première façon de produire le mana mais il n’y a pas de hiatus entre la production de la nourriture matérielle et celle de la nourriture spirituelle. Les communautés primitives ne sont pas des communautés paresseuses, elles sont des communautés spirituelles.

Cependant, le don peut cesser d’être utile si les donataires sont déjà pourvus de la richesse qui leur est offerte. L’abondance peut avoir un effet paradoxal : elle génère la pénurie des choses bonnes à donner. Dès lors, les communautés ne peuvent plus créer entre-elles le lien d’âmes comme à l’intérieur de chacune d’elles [5]. D’où ces deux observations sur lesquelles Sahlins appuie son analyse :

- La non-utilisation de toutes les forces productives disponibles pour produire des biens matériels ;

- La dispersion des communautés qui peuvent devenir rivales et hostiles, chacune étant figée dans la défense de son identité.

La réciprocité négative

Les Enawene Nawe disent ne pas connaître la guerre. Mais ils racontent que dans des temps très anciens, ils furent en contact avec des communautés qui, elles, guerroyaient. Cette distinction suggère qu’il y aurait des sociétés qui proscriraient la guerre et d’autres qui l’intégreraient comme un mode de relation humaine.

En réalité, lorsque cesse la réciprocité des dons, ne commence pas la guerre mais la réciprocité de guerre, la réciprocité des rapts et meurtres grâce à laquelle l’homme va se reconnaître comme ennemi à défaut de se reconnaître comme allié, mais se reconnaître tout de même comme être humain.

Nous pouvons revendiquer pour la réciprocité de guerre, de meurtre, de rapt, le terme de réciprocité négative  (lire la définition) (la réciprocité négative aura donc ici un sens différent de celui que lui prête Sahlins : le troc, l’échange). Cette réciprocité négative est créatrice de mana, que les Jivaros appellent le kakarma [6]. Les Jivaros, qui vivent sur le piémont des Andes, à la frontière du Pérou et de l’Équateur, sont en guerre incessante au point que chaque famille est en guerre contre toutes les autres. Ils risquent d’autant plus leur vie qu’ils ne peuvent pas survivre, prétendent-ils, s’ils ne sont animés d’une “arutam wakani”, c’est-à-dire d’une “âme de vengeance”. Or, celle-ci se manifeste par un désir de tuer « plus incoercible que la sensation de la faim elle-même… » [7]. Mais si vous n’êtes pas Jivaro, vous pouvez circuler partout sans danger (pourvu que l’on vous reconnaisse) car du moment que vous êtes étranger, et de ce fait “étranger à” leur cycle de réciprocité, vous n’êtes pas digne d’être tué. La réciprocité négative est réservée aux Jivaros. Sans doute, les Enawene Nawe font-ils allusion à des sociétés disparues aujourd’hui qui avaient adopté la réciprocité guerrière comme la relation de réciprocité fondamentale de leur humanité...

Selon le principe invoqué par la théorie dite “indigène”, l’humanité naît de la transgression de l’intérêt pour soi par le souci pour l’autre ; l’humanité naît comme reconnaissance, et le don est un médiateur de cette reconnaissance, le vecteur d’une économie humaine qui engendre un être social supérieur à l’être biologique. Mais aux limites de la réciprocité du don, la réciprocité se poursuit. L’homme crée au-delà du mana des donateurs, un autre mana, le kakarma jivaro, un mana de guerrier. L’homme crée toujours du mana. Peu importe le vecteur de la réciprocité, ce qui importe est le principe de réciprocité  (lire la définition) sur lequel se fonde la reconnaissance de l’humanité.

Le mana est si précieux, qu’une fois engendré il n’est plus possible d’y renoncer sous peine du néant ; si précieux que toute ombre portée sur la réciprocité positive sera convertie instantanément en réciprocité négative plutôt que d’être supportée comme une menace sur la réciprocité ; si précieux que l’homme accepte de le payer de sa vie, d’où l’extraordinaire structure de la réciprocité de mort et de meurtre. Plutôt mourir pour être que de vivre sans être. L’homme ne peut nulle part esquiver la réciprocité. Les innombrables communautés humaines sont ainsi reliées entre-elles par un réseau de réciprocité négative, réseau tout aussi dense que celui des relations de réciprocité positive.

C’est peut-être pour avoir méconnu cette substitution de vecteur de la réciprocité que Sahlins a cru que la réciprocité des dons, à ses limites, se retournait en intérêt du groupe, et qu’en définitive, l’intérêt était le véritable moteur caché mais réel de l’économie. Pourtant, la “théorie indigène” affirme de manière constante la dualité des dons et de la guerre comme procès équivalents pour créer le mana. Mauss, qui ne parle pas de la réciprocité négative, a néanmoins souligné deux raisons pour lesquelles les dons sont appelés des « poisons » : les dons tuent lorsqu’ils sont si importants que les donataires ne peuvent les reproduire. Dans ce cas, le donataire perd la face, il meurt spirituellement. Les dons peuvent aussi être chargés d’une force vengeresse, dit-il, si les donataires dérogent à leur responsabilité de donateurs, s’ils cessent de participer à l’élaboration du lien d’âmes, du mana. Dans la célèbre théorie maori qu’il prend pour référence, la rupture du cycle des dons entraîne l’ouverture d’un nouveau cycle, celui des maléfices. Le second est si bien calqué sur le premier, que Mauss a cru que la vengeance pouvait être attribuée au mana du donateur.

Mais Firth a montré – Sahlins nous le rappelle lui-même [8] – que le mana du donateur (le hau en maori) n’était pas le même que le hau du vengeur. L’observation de Firth est double : d’abord ce ne sont pas les dons du donateur qui sont porteurs de malédiction, comme le croit Mauss, mais des objets appartenant à l’ennemi, qui doivent lui être dérobés et retournés. D’autre part, le donateur demeure donateur et ne peut lui-même produire le maléfice. Il doit recourir à un sorcier, un spécialiste de la réciprocité négative. On ne s’improvise pas dans la vengeance, ou plutôt on ne mélange pas les deux cycles de réciprocité. Si le mana n’est plus produit par la réciprocité positive, alors il l’est par la réciprocité négative, et le donateur passe la main à son alter ego, le magicien de la réciprocité négative.

Mauss a cru que le retournement de la réciprocité positive en réciprocité négative était dû à l’impossibilité pour l’homme de se départir de son intérêt immédiat. Où il était mis en péril, l’intéressé se vengeait. Mais les hommes primitifs ont maîtrisé la vengeance et ils l’ont soumise à la loi de la réciprocité pour toujours créer du mana. L’équivalence des deux structures de réciprocité positive et négative est telle que le mana de l’une est souvent nommé comme celui de l’autre ; de même que les meurtres et les mariages sont des équivalents dans des systèmes qui leur correspondent. Et dans de très nombreuses sociétés on remplace un meurtre par un mariage, ou encore une victime par une femme, lorsque l’on change de système de réciprocité.

La raison de l’économie des dons invoquée par les indigènes est la valeur d’être, le mana. Les relations de réciprocité guerrière sont également des “structures de production de l’être” qui obéissent aux mêmes lois que les prestations de don.

Naissance de l’idéologie

Selon Sahlins, les unités domestiques étant incapables de produire plus que le nécessaire tendraient à s’éloigner les unes des autres pour renforcer chacune sa cohésion interne. Cependant, elles commerceraient quelque peu entre-elles par la réciprocité équilibrée qui serait un échange mais pas totalement intéressé car chacun se souviendrait de l’autre comme d’un parent éloigné. La réciprocité, dite équilibrée, serait un échange entre des groupes qui se reconnaîtraient comme amis, un intermédiaire donc entre le don pur et l’échange pur. Par la suite, la nécessité de coordonner diverses relations de réciprocité désignerait un centre qui jouerait le rôle de banquier. Un tel centre deviendrait bientôt le principe organisateur des relations d’entraide. La redistribution pourrait être alors définie comme une forme d’organisation de la réciprocité. Sahlins retrouve la typologie de Polanyi qui voyait dans la redistribution et la réciprocité deux formes d’intégration sociale qui précédèrent le marché.

Néanmoins, il théorise la relation du big man – l’homme fort – et du peuple en termes d’échange et d’intérêts. Il explique le passage d’une bande où l’homme fort ne serait fort que du prestige que lui consentirait la communauté, à une chefferie où la communauté serait obligée de se soumettre à l’idéologie du chef par l’inversion d’un rapport de forces. La réciprocité entre l’homme fort et la communauté serait d’abord un échange inégal au bénéfice du peuple détenteur du pouvoir et qui fixerait les conditions d’obtention du prestige. Lorsque la chefferie s’instaure, ce rapport s’inverserait. Le chef proposerait un ordre politique hors duquel le peuple serait exposé à des crises qui pourraient lui être fatales, notamment la menace des groupes domestiques éloignés et devenus rivaux. Pour surmonter la menace de guerre de ces groupes concurrents, guerre engendrée en dernière analyse par les limites du mode de production domestique et donc par l’économie du don [9], le chef proposerait à son groupe domestique de produire un surplus pour atteindre des objectifs politiques. Il soumettrait la réciprocité des dons à son avantage sous forme de tribut. La relation d’échange inégalitaire serait renversée, le chef aurait le pouvoir et le peuple serait son débiteur [10]. Alors, l’idéologie du chef s’affronterait au mode de production domestique.

La séparation imaginée par Sahlins entre les sociétés dispersées et les chefferies est ténue mais importante : la redistribution  (lire la définition) reste un don qui oblige mais elle intègre, soude, cimente les groupes autrefois distincts autour d’une visée politique. C’est pourquoi l’intégration sociale domine les rapports de production. La redistribution est pour Sahlins comme pour Polanyi un principe nouveau, celui d’une centricité politique qui soumet l’économique aux objectifs de l’imaginaire du big man [11].

Selon nous, ce qui motive la production de l’homme est ce qu’il ne trouve pas dans la nature, la valeur d’être, le sens, le mana. L’économie est née de nourrir non pas soi mais l’autre, car c’est dans ce geste désintéressé que l’on peut espérer produire du mana. « Plus on donne, plus on est », pourrait-on dire dans les communautés. « Plus on donne, plus on est grand », dit-on dans les chefferies. À l’origine, le chef est le plus grand donateur. L’autorité du chef est morale. Il n’est d’autre principe de sa légitimation que le don. Donner vaut du prestige, et recevoir sans redonner c’est perdre la face. On comprend ainsi que l’idéologie du chef soit le prestige.

Or personne ne tient à perdre son nom. La réciprocité devient la reproduction du don. Cette dialectique du don [12] est un moteur de la croissance économique. S’instaure alors une division du travail par statuts et hiérarchie. Dans les grandes plaines, sur les hauts plateaux où se développe une agriculture intensive, les greniers peuvent devenir importants. La société se construit comme une pyramide dont le principal donateur devient le sommet, après avoir vaincu dans la surenchère des dons tous ses rivaux. Il faudrait faire intervenir, ici, non seulement la compétition entre donateurs mais le « principe de maison » de Lévi-Strauss [13]. Le principe de maison signifie que tous les partenaires de réciprocité adoptent un intermédiaire identique qui devient le porte-parole de la communauté, le prêtre-roi. Il existe bien, comme Polanyi l’avait saisi, une distinction importante entre la réciprocité verticale et la réciprocité horizontale  (lire la définition) , mais elle est due à ce que la fonction symbolique dispose de deux modalités d’expression : le principe d’opposition, caractéristique de ce que Polanyi appelle réciprocité, et le principe d’union (principe de maison de Lévi-Strauss) à l’origine de la redistribution [14].

L’idéologie du chef n’est pas providentielle. Elle n’est pas extérieure au procès de production mais au contraire lui est inhérente. Elle se déploie logiquement comme la représentation du système de réciprocité. Mais l’idéologie est une représentation renversée de la structure de production. On croit que le prestige oblige à donner, alors que le prestige naît du don. L’idéologie du chef n’est donc pas plus arbitraire que celle des capitalistes qui fétichisent la valeur du travail humain dans la valeur d’échange.

L’imaginaire ou l’idéologie du chef peut néanmoins s’imposer comme pouvoir aux structures de réciprocité  (lire la définition) et entrer en contradiction avec elles. La contradiction du groupe et du chef est un moment de la dialectique du don. Dans un système différencié, le peuple assure le don des vivres sous forme de tribut ; et le chef rend la justice et assure la paix. Aussitôt, des rapports de forces entre imaginaires différents peuvent se produire et peuvent être ramenés à des confrontations d’intérêts. Pour Sahlins, la question du pouvoir du chef doit être envisagée comme la contradiction de l’idéologie du chef et du mode de production domestique. Il n’en observe pas moins :

« Or, il n’y a qu’une seule manière de résoudre cette contradiction : il faut que cette inégalité (du chef) soit profitable à tous car le pouvoir trouve sa seule justification dans son exercice désintéressé ; ce qui, en termes économiques, implique que le chef distribue ses biens au peuple, distribution qui compense mais dans le même temps aggrave la dépendance des gens du commun à son égard ; et qui nous autorise à ne voir dans le mouvement contraire – les biens offerts au chef – qu’une simple phase, un moment, du cycle de réciprocité. L’ambiguïté idéologique est ici fonctionnelle : l’éthique de la prodigalité du chef sanctionne l’inégalité ; l’idéal de la réciprocité gomme les différences et nie les conséquences » [15].

L’idéologie du chef demeure l’autorité morale émanant de la structure de réciprocité tant que le système reste fondamentalement un système de réciprocité, c’est-à-dire tant que les hommes font prévaloir les valeurs humaines sur leur intérêt propre. L’inversion de l’autorité morale en pouvoir se produit seulement lorsque les individus ou les groupes cessent d’être responsables ou créateurs de valeurs humaines.

*

Haut de page

Notes

[1] SAHLINS, Marshall. Stone age economics (1972). Trad. franç. : Âge de Pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, 1976.

[2] « (Dans) la communauté des groupes de production domestique, plus grande est la capacité relative de travail de la maisonnée, moins ses membres individuels travaillent effectivement. Cette dernière proposition est une découverte de première grandeur, que nous devons à V. Chayanov, à qui nous rendons son dû en l’appelant “règle de Chayanov”. On admettra au préalable que les trois éléments du M.P.D. (mode de production domestique) que nous avons à ce jour identifiés – une force de travail restreinte différenciée essentiellement en fonction du sexe, une technologie simple et des objectifs de production limités, ces trois éléments sont systématiquement associés ». SAHLINS, M., op. cit., p. 131.

[3] Chayanov, auquel il se réfère, étudiait des communautés qui n’avaient pas la possibilité de développer des relations de réciprocité au-delà du groupe familial : les communes russes qui n’ont jamais pu se libérer d’un système d’exploitation et de contrainte féodal. C’est aussi la situation aujourd’hui de toutes les communautés du Tiers Monde forcées par la colonisation occidentale de limiter la réciprocité à leurs relations les plus immédiates.

[4] LÉVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie Structurale. Paris : Plon, 1958, p. 163.

[5] « Considéré en ses propres termes, en tant que structure de production, le M.P.D. est une forme d’anarchie. Le mode de production domestique ne préjuge d’aucune relation sociale ou matérielle entre maisonnées, sinon une relation d’identité pour autant qu’elles se trouvent toutes à la même enseigne. Et pour remédier à cette décomposition segmentaire, il ne propose à la société qu’une désorganisation constituée, une solidarité mécanique. L’économie sociale est fragmentée en mille petites existences bornées, organisées de manière à fonctionner indépendamment les unes des autres, et qui toutes appliquent le principe du quant-à-soi économique ». SAHLINS, M., op. cit., p. 140.

[6] Il s’agit de la même puissance affective que le mana mais obtenue par la réciprocité des meurtres au lieu d’être obtenue par la réciprocité des dons. Cf. Dominique TEMPLE & Mireille CHABAL, “La réciprocité négative chez les Jivaros”. In La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995.

[7] HARNER, M. J. The Jivaros. (1972) ; Trad. franç. : Les Jivaros. Paris : Payot, 1977.

[8] SAHLINS, M., op. cit., p. 213.

[9] « Autrement dit, le M.P.D. recèle un principe anti-surplus, adapté à la production de biens de subsistance, il a tendance à s’immobiliser lorsqu’il atteint ce point. D’où il apparaît que si par “surplus”, on entend cette part de la production qui excède les besoins des producteurs, le système de la maisonnée n’est pas organisé à ces fins. Rien dans la structure de la production de consommation ne l’incite à se transcender elle-même. La société tout entière repose sur cette clôture économique et donc sur une contradiction, car à moins que l’économie domestique ne soit forcée hors de ses propres retranchements, la société tout entière périt. Économiquement parlant, la société primitive est fondée sur une anti-société ». Ibid., p. 131.

[10] « Et d’un point de vue plus général, on peut admettre qu’en faisant œuvre de bienfaisance communale et en organisant l’activité communale, le chef promeut un bien collectif au-delà de ce que peuvent concevoir et réaliser les groupes domestiques pris isolément. Il institue une économie publique qui transcende la somme de ses parties constitutives, les maisonnées. Mais ce bien collectif est obtenu aux dépens de ses parties, aux dépens donc de la maisonnée. Les anthropologues attribuent trop couramment et automatiquement l’émergence de la chefferie à la production de surplus (…). Au cours du processus historique, la relation entre les deux phénomènes apparaît pour le moins réciproque, et dans le fonctionnement de la société primitive, c’est plutôt l’inverse qui s’observe. L’exercice du pouvoir est constamment générateur de surplus domestiques et le développement des forces de production marche de pair avec celui de l’ordre hiérarchique et de la chefferie ». Ibid., p. 191.

[11] « À la relation économique de donateur-donataire répond la relation politique de patron-client. Tel est le principe agissant. Plus exactement, telle est l’idéologie qui a ici valeur opératoire. (…) Il s’agit donc bien d’“idéologie” pour autant que le principe de la “prodigalité du chef” doit nécessairement faire abstraction du flux des biens qui circulent en sens inverse, du peuple vers le chef – en l’assimilant par exemple à un tribut –, faute de quoi la “prodigalité” n’a plus rien de “prodigue”, elle est annulée ; “idéologie” également, pour autant que la relation de “prodigalité” s’attache à masquer un déséquilibre matériel - qui, à son tour, peut être rationalisé par d’autres formes de compensation -, faute de quoi c’est le principe de réciprocité qui se trouve bafoué ». Ibid., p. 183.

[12] Cf. Dominique TEMPLE La dialectique du don. Essai sur l’économie des communautés indigènes. Paris : Diffusion Inti, 1983, 50 p.

[13] LÉVI-STRAUSS, C. Paroles données. Paris : Plon, 1984.

[14] Cf. TEMPLE, D. Les deux Paroles. Publié en espagnol dans Teoría de la reciprocidad. La Paz : Padep-Gtz, 2003.

[15] SAHLINS, M., op. cit., p. 184.

Haut de page