La thèse de la Totalité organique peut-elle être illustrée par le système inca ?
Nous avons vu que Álvaro García Linera [1] distinguait deux modes de production, celui des chasseurs-cueilleurs, puis celui des communautés agricoles à l’état dispersé. Il distingue à présent une troisième organisation : celui qui dispose du plus grand grenier devient le plus grand donateur et peut instaurer une structure de réciprocité particulière : la redistribution.
Les systèmes de redistribution seraient-ils organisés par la complémentarité des forces productives qui aurait donné leur cohérence à de vastes empires comme l’Empire inca ?
Nous proposons de démontrer que ces empires sont unifiés par une structure de réciprocité centralisée qui a pour finalité la production de valeurs éthiques.
Selon García Linera,
« Chaque membre de la nature, y compris la communauté, est vue ainsi comme partie active et nécessaire du métabolisme naturel total. Cette conception holiste recrée l’intimité et la divinité de la nature face à l’être humain, en même temps qu’elle promeut, dans ce que nous sommes convenus d’appeler l’éthique technologique communautaire, une compréhension active de l’interdépendance profonde et respectueuse de tous les éléments traités par le travail vis-à-vis du tout naturel qui les regroupe tous, entre ce que l’individu communautaire fait et tout ce que les autres composants vivants de la nature font et requièrent [2]. »
Cette métaphore de l’organisme vivant correspond à une perception qualifiée de holiste. Ce terme, qui apparaît rarement dans l’œuvre de Linera, se rapporte à la complétude de l’organisme érigée en paradigme de la communauté grâce à une logique particulière de l’esprit humain, celle que nous rapportons à la Parole d’union .
Nous avons vu que la Parole utilise en effet deux vecteurs logiques. Le premier, appelé principe d’opposition par la linguistique et l’anthropologie, permet de se représenter les choses en termes opposés et complémentaires. Le second, appelé par nous principe d’union , exploité empiriquement par la religion, est la faculté de ramener les opposés à l’unité de leur contradiction. Le premier conduit au dualisme, à l’analyse et la classification, chaque chose étant définie par rapport à autre chose ; le second conduit au holisme, c’est-à-dire à l’intuition de l’unité qui tient ensemble les différentes parties d’un Tout.
García Linera, qui cite John V. Murra [3], écrit :
« Les membres des ayllu avant l’arrivée des espagnols avaient accès direct aux ressources communautaires et à l’utilisation des “prestations de travail des autres membres”. Blas Valera – écrit Murra – appelle ceci ‘loi de fraternité’ : (…) [4]. »
On pourrait penser que la fraternité signifie l’unité de la horde, des frères unis par un lien consanguin, mais le terme fraternité est explicité par l’observateur de l’époque et l’on s’aperçoit qu’il s’agit de l’amitié produite par la réciprocité lorsqu’elle est adressée non pas au consanguin mais à tout homme intégré à une forme de réciprocité où chacun fait face à tous et où tous sont solidaires entre eux, le partage . L’explicitation, après les deux points qui suivent le terme fraternité, est la suivante :
« (…) que tous les habitants du village ‘s’aident les uns les autres à sarcler et ensemencer et récolter […] sans aucun paiement’. Les récents mariés avaient droit à ce qu’on leur construise une maison, pour autant qu’on indiquerait le jour qu’on devait le faire. Si la tâche était de plus grande envergure et impliquait plusieurs lignages, ceux-ci alternaient jusqu’à terminer le travail [5]. »
Les premiers observateurs des systèmes communautaires andins ignoraient évidemment les points de vue de l’anthropologie moderne, mais ils n’étaient pas non plus prisonniers de l’idéologie du système capitaliste ou de l’idéologie marxiste, leurs observations sont finalement plus respectueuses de la réalité que les interprétations de la pensée libérale ou socialiste qui tentent de faire entrer les faits dans leur vision de l’histoire. Murra cependant ne parvient pas à déroger à l’emploi de la notion d’échange à la place de la notion de réciprocité des dons, pourtant explicitement formulée dans les propos des observateurs auxquels il fait référence :
« Ces échanges d’énergies avec sa parenté et avec les autres membres de l’ethnie, Blas Valera l’appelle Mitachunuguy, “être mû à son tour par son cycle de rotation ou son lignage” […] Outre les échanges courants dans l’agriculture et la construction de maison, les sources indiquent que la communauté ethnique se rendait responsable des personnes âgées, veuves et orphelins, malades et invalides [6]. »
La communauté n’est pas pour ces témoins seulement un organisme biologique, car un organisme biologique élimine systématiquement ce qui ne contribue pas positivement à sa vitalité ou il le recycle. Il ne s’occupe pas des anciens, des veuves, des orphelins, des malades et des invalides, il les exclut ! Ainsi, la mit’a [7] n’est pas un échange d’énergies mais un partage…
« Leur condition ne les empêche pas de recevoir leur lot de terre correspondant mais, puisqu’ils ne peuvent pas le cultiver, la communauté le fait pour eux [8]. »
Impossible de faire de cette générosité une loi de la nature ! On objecte souvent que le canard qui découvre un marais riche en nourriture ne cesse d’appeler ses congénères pour leur signaler la provende, et que de telles pratiques qualifiées de solidarité naturelle sont si communes dans le règne animal que l’on peut voir là une origine à la réciprocité humaine. Mais ces pratiques sont dictées, comme on s’en doute, par des impératifs biologiques où l’intérêt vital est majeur. Le palmipède qui s’occupe seul de se nourrir ne peut en même temps surveiller le prédateur dont il sera immanquablement la proie. Les canards forment de grands ensembles et lorsque les uns se nourrissent, les autres veillent comme des sentinelles, et l’on observe que, au moindre signal, l’ensemble des oiseaux prend son envol comme une masse floue que le prédateur n’est plus capable de se représenter comme proie. Seul l’individu qui ne participe pas de la totalité est alors condamné, mais c’est ici le plus faible qui est détruit sélectionnant les plus forts pour perpétuer l’espèce indivise.
Ce type de comportement éthologique est fréquent dans les sociétés animales, mais la réciprocité anthropologique se propose seule comme matrice du sentiment d’être humain à partir de la relativisation du soi : l’autre est requis non pas pour ajouter la force de l’un à la force de l’autre mais au contraire pour la diminuer afin de créer une situation d’un autre ordre que celle des organismes naturels qui ne connaissent que leur finalité biologique.
Il s’agit donc bien de savoir si l’on part de prémisses inhumaines ou humaines, de la nature physique, biologique ou psychique ? Et si l’on construit le mode de production de la société sur le paradigme du “vivant” ou du “pensant”, car dans un cas seront requis la privatisation de la propriété, la concurrence vitale, le libre-échange ou la solidarité organique et collective, et dans l’autre, le principe de réciprocité, les structures élémentaires de réciprocité comme matrices des valeurs spécifiquement humaines qui permettent d’aider les orphelins et les handicapés…
Plus loin, Murra, cité par Linera, raconte :
« Traditionnellement, les travaux fatigants comme ceux de l’agriculture ou de la construction de maisons, étaient effectués grâce à un effort collectif. Les groupes, selon Garcilazo, et parfois tous les hommes de la communauté se déplaçaient en files, en labourant ou en récoltant. Les tâches étaient accompagnées de chansons (…) [9]. »
On a déduit de ce genre d’observation que les communautés se réunissaient pour accomplir des travaux que les individus ne savaient réaliser seuls ou encore pour pallier l’absence d’instruments à la hauteur de l’entreprise (l’union fait la force !) et, dit-on, dès que l’on fournit un tracteur à chacun, tout le monde abandonne l’organisation en file et chacun travaille pour son compte. D’où l’idée que l’absence d’une technologie appropriée contraindrait à la réciprocité collective.
Le problème est que si tout le monde accepte volontiers de remplacer la houe par le tracteur, car c’est une économie pour les travaux que Murra dit pesados (fatigants), dans le système capitaliste on doit “payer” l’accès au tracteur par l’abandon des… chansons.
Les “chansons” ne sont pas des calculs de profit, mais des plus-values produites par la réciprocité. Le dilemme devient : ou bien les structures de réciprocité demeurent en vigueur avec l’industrialisation, une modernisation des techniques ne remettant pas en cause la communauté, ou bien l’industrialisation est assurée par le système capitaliste au prix des “chansons” et de la communauté.
J. Murra a cependant bien repéré les mécanismes de la réciprocité, et surtout il a fait droit à la parole des communautés [10]. Elles ne se reconnaissent pas comme les résultats d’un déterminisme quelconque, fût-il celui d’une technologie intéressante. Leur inlassable revendication est celle de la réciprocité comme matrice de leurs sentiments humains et de leurs lois.
« Dans l’économie andine, la réciprocité entre parents et voisins comprenait les activités agricoles, pastorales et de construction. Terres et troupeaux étaient considérés inséparables des services réciproques nécessaires pour leur exploitation. En paraphrasant Guamán Poma, nous dirions que dans les Andes, il n’y avait pas nécessité de charité, puisque tous avaient accès aux ressources stratégiques de la culture et aux gens dont le travail les rendait productives. Si pour une raison ou l’autre quelqu’un n’observait pas la mit’a, la réciprocité continuait : les lamas d’un vieux étaient veillés par d’autres, le troupeau d’un veuf broutait avec ceux de son ayllu ou saya (…). De tels services réciproques étaient étendus aux seigneurs ethniques, qu’ils soient ou non parents. Le seigneur ne percevait pas d’impôts en espèces mais avait droit à une aide périodique, à la mit’a, pour la culture de ses domaines ou le pâturage de ses animaux. En contrepartie, il se comportait “généreusement” : “vis-à-vis de ceux qui le servaient bien, il leur donnait un mouton vivant… et à manger… parce que s’il ne leur donnait pas, ils se fâchaient” (…) [11]. »
À défaut d’une théorie de la réciprocité, on reconnaît ici la connaissance empirique des structures de production du sentiment d’humanité. Il est vrai qu’en fonction des structures de réciprocité choisies, les valeurs sont différentes et qu’il peut y avoir confrontation entre elles parce que chaque communauté met en exergue telle ou telle valeur : la liberté, la responsabilité, la solidarité, la justice, etc.
Ici domine la réciprocité centralisée, connue traditionnellement sous le nom de redistribution , qui prédispose nettement à la suprématie de la Parole d’union. L’Inca est en effet le seul dépositaire de la valeur suprême parce qu’il est le centre de la redistribution, et cette valeur est le sacré. Murra en donne une description magnifique [12]. Il a été passionné par le rôle des textiles dans l’Empire. Au fur et à mesure que l’Inca contrôlait des communautés de plus en plus éloignées – y compris lorsqu’il les soumettait militairement – il devait faire preuve de sa supériorité par la redistribution de ses richesses ; et cette supériorité se mesurait à la qualité de ses textiles. L’Inca montrait à tous un visage qui attestait la valeur à laquelle il prétendait.
« Au moment formel de sa défaite, l’octroi obligatoire de l’article le plus apprécié par les deux côtés peut aussi être vu comme le passage initial dans un système de relations dépendantes. La “générosité” oblige, compromet l’autre à la réciprocité. (…) Dans de telles conditions, le “cadeau” de tissu serait perçu de façon plus appropriée comme l’émission d’un certificat de citoyenneté incaïque, la devise de la nouvelle servitude [13]. »
Le tissage est alors devenu l’artisanat le plus prisé de l’Empire. D’où la sacralisation de sa production. Le tissu protège physiquement, mais l’art exprime la transfiguration de la nature matérielle en nature spirituelle. L’offrande reflète le visage du donateur. Dans un grand nombre de sociétés, le tissage est un symbole du sacré. Il est toujours associé à l’art.
Le métier à tisser est d’ailleurs un bon signifiant de la réciprocité elle-même : la navette va et vient en croisant le fil de la trame avec le fil de la chaîne pour ne créer qu’une seule toile. Le métier à tisser est un appareil de référence et une image technologique de la réciprocité à cause de son mécanisme de va-et-vient d’une aiguille qui relie un côté à l’autre par le même flux d’énergie pour construire une œuvre d’art qui n’existe ni dans le fil de chaîne ni dans le fil de trame. Leur croisée, symbole du contradictoire, crée un lien solide, un tissu coloré au gré de l’imaginaire du tisserand ou selon des canevas qui écrivent parfois littéralement les normes logiques que la Parole doit respecter, comme les tissages jalq’a pour la Parole d’union, et les tissages tarabuco pour la Parole d’opposition [14].
Les bouddhistes tibétains, après avoir tamisé des sables qu’ils teignent de couleurs vives, se réunissent par quatre pour construire des mandala [15] : le dessin de ces mandala obéit toujours au même canevas : des carrés dans des cercles, les carrés pouvant devenir octogones comme si l’octogone était un intermédiaire entre le carré et le cercle. Chaque quartier des surfaces quadrangulaires est coloré de manière homogène mais inverse du quartier opposé, et chaque cercle est de couleur unie ou dégradée. Parfois des représentations d’esprits ou de démons se superposent aux dessins géométriques. Les Tibétains pratiquent cette discipline en silence, avec lenteur et application. C’est une pédagogie, une discipline ascétique de l’esprit pour devenir un virtuose des deux Paroles. Lorsque au bout de quelques jours le mandala est terminé, il est détruit d’un souffle, comme la “mesa” des Yatiri par le feu.
Dans toute communauté de réciprocité, les forces productives sont dépendantes de l’énergie psychique dès lors que la réciprocité est reconnue comme la matrice qui donne sens au travail. On s’emploie à réunir les conditions favorables à l’exercice de la pratique intellectuelle qui donne vie à la spiritualité humaine : par exemple la fabrication des sables, leur triage, leur coloration et leur assemblage pour les Tibétains, la fabrication de la laine, sa coloration, son tissage, et en amont, l’élevage des lamas, le pâturage, etc., pour les Andins. Et cela se raconte dans les scènes représentées en d’innombrables tapisseries, tapis, habits de cérémonie, mantas... du monde entier. L’exemple du tissu aymara, si heureusement rapporté par Murra, montre que le moteur de la croissance des valeurs éthiques est la réciprocité, et c’est pour leur production que les forces productives sont organisées par les communautés de façon complémentaire, ce qui était évident sous l’Empire mais aujourd’hui si difficile à entendre des idéologies capitaliste et marxiste.
Murra conclut :
« Nous avons étudié le tissu andin sans nous préoccuper de son excellence technique, ni esthétique. Si nous nous sommes ainsi retenus, c’est parce que, dans la région andine et dans la civilisation inca en particulier, les tissus intègrent beaucoup de contextes inattendus. Dans celle-ci, il a représenté une recette de base du budget étatique, une tâche annuelle entre les obligations paysannes, une offrande commune dans les sacrifices ; dans plusieurs occasions, il fonctionne également comme symbole de statut personnel ou comme carte obligatoire de citoyenneté, comme hommage funéraire, dot matrimoniale ou pacte d’armistice. Aucun événement politique ou militaire, social ou religieux n’était complet sans qu’on s’offre ou remette des tissus de toute nature ou sans qu’ils soient brûlés, échangés ou sacrifiés. À travers les années, tisser est arrivé à être une charge croissante dans la maison paysanne, une spécialité artisanale d’importance et, éventuellement, un facteur d’émergence de groupes corporatifs, comme celui des aqlla [16], catégorie sans précédent dans la structure sociale andine [17]. »
On pourrait presque comparer les tissus andins aux dons cérémoniaux – mwali et soulava (colliers et bracelets) – des Maori, une monnaie de renommée, voire une monnaie spirituelle.
Il nous manque, dit Murra, l’esthétique !
Mais lorsqu’il décrit la redistribution de la laine aux tisserands, qui reçoivent ainsi tous l’opportunité de fabriquer des habits somptueux, parures qui accompagnent les masques, nous voyons que l’esthétique vient couronner l’éthique. Que ce soit la parure de plumes en Amazonie, de laine de lama ou de vigogne dans les Andes, elle dit la transfiguration du visage naturel en visage du “surnaturel”. Le vêtement manifeste une rupture avec la vie biologique et la naissance de la vie spirituelle – il rend visible le seuil entre la nature et la culture. Et parce que la mort biologique est essentielle pour relativiser la vie biologique, parce que la mémoire de la mort est nécessaire pour engendrer la conscience d’un au-delà de la vie et de la mort, on enveloppe la dépouille du défunt d’une parure qui atteste cette présence de l’esprit à laquelle il contribue. On le revêt des plus somptueux habits comme symboles de la vie éternelle. Murra cite de nombreux témoignages sur la beauté des vêtements que l’on trouve dans les tombes précolombiennes. Il souligne le rapport du tissu andin avec l’au-delà, et montre que les tissages étaient les plus précieux des objets sacrifiés, les plus prestigieux des cadeaux pour symboliser l’alliance, l’alliance matrimoniale, l’alliance politique et divine. L’État inca, en harmonie avec toutes les communautés dont il était la dynamique principale, était au service de la production du sacré…
La différenciation dans le système de redistribution
García Linera soutient que entre les communautés d’origine et l’État inca, le rapport aurait été un rapport de forces :
« L’État ici accomplit la forme d’unification imposée et étrangère entre la réalité des différentes communautés. Le produit du travail doit nécessairement se diviser en travail nécessaire, avec sa spécifique forme communautaire de circulation rituelle dans la communauté, et surtravail qui lie la communauté avec l’État [18]. »
Il voit dans le double enjeu du travail (satisfaire les besoins de la communauté et ceux de l’État) l’occasion d’une « séparation du travailleur social et de sa production, et, avec le temps et selon les circonstances, d’une authentique aliénation du travailleur dans son produit [19] ».
Chaque fois que le travail est destiné à l’autre collectivement se produirait, suggère Linera, une séparation du travailleur de son produit. La différenciation du travail pour l’ayllu et du travail pour l’État augurerait-elle une évolution précapitaliste ? Il serait trop long d’examiner ici les exemples de l’Asie (Chine, Cambodge, etc.) ou des Empires égyptien ou aztèque. Mais il semble bien qu’aucun d’eux ne donne naissance à cette “division” qui aurait conduit à un système précapitaliste.
L’Histoire n’a pas permis à cette hypothèse de se vérifier. On ne sait pas si l’organisation centralisée des empires précolombiens aurait conduit à cette scission entre le travail consumé directement au niveau local et le travail “aliéné” à l’État. L’État inca apparaît seulement comme la forme développée d’un système de redistribution déjà présent au sein de l’ayllu, et davantage encore au niveau de la marka.
Mais cette scission consiste de nouveau à séparer un objet symbolique qui acquiert une valeur universelle bien que encore “ennoyée” dans l’imaginaire de la représentation collective.
Comment rendre compte donc de la différenciation entre le travail pour l’État et le travail pour la communauté ?
Nous avons montré que la dispersion n’était pas le signe d’une impuissance des communautés segmentées mais la traduction de l’altérité dans une structure de réciprocité donnée. L’organisation unitaire de la redistribution dans les grands empires semble alors déroger à cet impératif de l’altérité et elle induit l’hypothèse de la solidarité organique évoquée à propos des sociétés animales. Mais, en réalité, dans un système centralisé, la différence se déploie à l’intérieur de la Totalité et demeure tout aussi fondamentale.
La différenciation des statuts satisfait une complémentarité de fonctions (défense, justice, etc.) qui certes ne contredit pas l’image de l’organisme, mais elle obéit à un autre impératif que la cohérence d’un organisme biologique. Chacun participe à la construction de l’État par différenciation de son statut. L’inflorescence des contributions artisanales (chorégraphies, musiques, etc.) témoigne de cette différenciation. Selon nous, la société incaïque paraît repliée autour d’un centre de redistribution parce que la différenciation n’est plus “externe”, comme dans le système de réciprocité segmenté ou dispersé (horizontal), mais “interne”.
D’où vient donc la dualité observée par García Linera entre les communautés de base et l’État, et comment l’interpréter ?
La réciprocité centralisée s’organise dès le début en deux niveaux : celui du “centre” et celui de la “périphérie”. Le centre peut déléguer son autorité, et la périphérie peut se faire représenter vis-à-vis du centre par des intermédiaires. Apparaît donc un niveau intermédiaire entre celui de la périphérie et celui du centre qui peut se démultiplier et se développer en une double hiérarchie ascendante et descendante, la seconde supérieure à la première parce que le centre seul dispose théoriquement du pouvoir de la Parole (l’autorité). La Parole de l’Inca est distribuée par ses mandataires (hommes ou femmes, ce pour quoi les femmes sont “instruites” et choisies pour leur beauté censée témoigner de la gloire de l’Inca). À la manifestation de la valeur spirituelle attestée par le prestige de l’Inca sont subordonnés de nombreux métiers artisanaux (tisserands, orfèvres, musiciens, sculpteurs, chorégraphes, etc.). De permettre à la société de se construire sur la réciprocité devient alors la préoccupation principale de quiconque est chargé des affaires de l’État.
García Linera note lui-même que, dans l’Empire :
« L’unification du produit des ayllu avec celui d’autres ayllu reste maintenant entre les mains de fonctionnaires étatiques qui se présentent devant chaque ayllu comme “patron” de ce qui en vérité est à d’autres, et ils créent des relations de “réciprocité” entre les ayllu avec ce qui n’est pas à eux, avec le produit provenant d’autres ayllu [20]. »
Pour une part, cette redistribution de ce que des ayllu produisent pour d’autres ayllu est de la réciprocité ternaire centralisée, et il n’est donc pas étonnant que ce soit l’État, en tant que centre intermédiaire commun de toutes les relations de réciprocité, qui l’assume. Pour une autre part, le centre ne peut exercer sa fonction distributive sur des territoires immenses ou éloignés qu’en déléguant son autorité à des préfets. Ces préfets constituent une classe de représentants dont l’autorité vient concurrencer l’autorité des responsables – jilakata et autres – des communautés de base : une dualité de pouvoir ascendant et descendant qui produit une situation conflictuelle entre les fonctionnaires de l’État et les représentants des communautés.
Il en est ainsi dans tous les systèmes traditionnels de réciprocité centralisée. En Afrique (Burkina Faso), nous avons pu constater dans le royaume des Mossi que cette question est toujours critique : les Naaba représentants les communautés sont généralement reconnus par le Moro Naaba (Empereur des Mossi), mais en contrepartie, celui-ci gère ou pacifie les différents entre Naaba ou entre les prétendants au titre en nommant des préfets de son lignage, qui deviennent chefs de province.
Cette dualité de pouvoir est aussi le signe que les biens qui engendrent la valeur ne sont pas les mêmes que ceux qui témoignent de la valeur. Dans le système de réciprocité maori étudié par Malinowski, la dualité de ces deux sortes de biens a donné lieu à une classification : les vivres pour le premier cycle de réciprocité, pour le second les biens sacrés et cérémoniels (taonga). Dans un système vertical, le mouvement de circulation des biens ordinaires est également différent de celui des biens sacrés, le premier suppose l’organisation des greniers, la redistribution de l’eau par des canaux d’irrigation, etc., le second la redistribution de dignités et de marques d’autorité qui se transforment en pouvoir de gestion sur les premiers.
Néanmoins – au dire de Murra – dans le Tawantinsuyu (Empire inca), il y avait redistribution des forces productives (terres et animaux) afin que fonctionne la réciprocité de base. Citant un témoignage de Diez de San Miguel [21], Murra signale que le système inca qui privilégiait la redistribution accordait des moyens de production aux autres structures de réciprocité : il redistribuait les moyens qui leur étaient nécessaires :
« “À tous ces Indiens qui le servent, il leur donne une fois l’an, coca et nourriture et quelques brebis pour qu’ils mangent et les élèvent pour eux…”, déclara un des seigneurs Lupaqa. Si est véridique une telle information, les seigneurs accordaient des animaux non seulement pour la consommation mais pour la reproduction [22]. »
L’administration inca se préoccupait des flux de richesses et d’énergies, mais elle n’ignorait donc pas que la question fondamentale était la reconnaissance des structures de production selon le principe de réciprocité.
« Nous savons tous – écrit Murra – que dans le Tawantinsuyu, la recette principale du budget étatique a eu comme base l’effort productif agricole du paysan. Mais il est important de rappeler l’absence non seulement de l’argent mais également de l’impôt. L’effort productif de l’agriculteur avait deux dimensions économiques : d’une part, continuer sa vie quasiment autosuffisante à l’intérieur de l’ayllu, et d’autre part, contribuer à l’État en temps, énergie et travail. Le premier lien économique entre le citoyen et le Tawantinsuyu consistait alors1°) non seulement dans l’obligation de travailler les terres de l’État et de l’Église officielle, mais aussi2°) dans la continuité de ses droits à récolter ses propres cultures sur les terres de l’ayllu, sans rien devoir de ce qui était cultivé sur de telles terres et en maintenant les patrons de la réciprocité andine traditionnelle [23]. »
Le primat du spirituel sur le biologique
Les forces productives ne sont pas mues par une nécessité physique ou biologique mais symbolique : ce qui est produit par le tissage est luxe et volupté de l’imaginaire et du symbolique. Les forces productives sont sciemment et systématiquement ordonnées non pas à des contraintes physiologiques dues à la croissance démographique mais à des relations productrices d’une valeur éthique pour toute la communauté.
« L’Église, comme le pouvoir, était une grande consommatrice de tissus, puisqu’elle les brûlait dans les continuels sacrifices nécessaires à la protection magique de l’État et de l’Inca. Le calendrier étatique des sacrifices, qui peut être compilé des chroniques, indique que seulement les lamas rivalisaient avec les tissus comme offrande favorite [24]. »
Cette observation de Murra confirme que la réciprocité – fût-elle apparemment close en la totalité de la structure centralisée – ne peut souffrir d’être soumise au Même, à l’Identité, puisque la Parole va quérir l’Altérité dans la destruction et la mort pour que entre le Tout et le Rien rejaillisse la conscience, dit autrement, pour que ressuscite le sentiment surnaturel de la conscience révélée.
On pourrait objecter que la Totalité n’en reste pas moins un système refermé sur son identité, et ce d’autant plus que la Parole qui domine dans ce type de structure est la Parole d’union. Mais la réciprocité ne souffre pas que l’altérité soit repliée sur elle-même au bénéfice d’aucune identité, fût-elle celle du plus grand donateur, l’Inca. Le “centre” devenu “sommet de la hiérarchie” se déporte à la limite de la Totalité, ce que traduit l’image de la pyramide qui s’affronte au ciel immensément “vide” face à la terre “pleine”. De la relativisation des contraires rejaillit l’Au-delà, qui est toujours le lieu du désir, source vive de l’humanité, “cœur” humain, donc.
Nous savons que le sacrifice met en scène de façon objective la genèse de la conscience – son avènement – comme le ferait un miroir. La relativisation de la vie par la mort est le seuil entre la Vie et son contraire la Mort, d’où renaît la conscience. L’image qui peut dire à tous l’enjeu de la célébration : la résurrection de l’esprit au-delà du jour qui inonde déjà la communauté est le surgissement quotidien du soleil. Lorsque le fétichisme renverse la fonction symbolique, le prince-prêtre aztèque ou inca offre le sang du cœur vivant de l’homme pour que le soleil renaisse chaque jour. C’est ainsi que l’inversion fétichiste conduit au sacrifice humain sous une forme réelle.
Sans doute l’imaginaire s’enferme-t-il dans le fétichisme lorsque le prisonnier est sacrifié et non pas le lama, mais il s’agit ici de montrer quel est le moteur de la production et de la croissance que Murra décrit ainsi :
« Pendant la citua, au mois de septembre, quand les maladies étaient chassées de Cuzco, les prêtres les jetaient à la rivière en même temps que des sacrifices de lamas, beaucoup de vêtements de toutes les couleurs, de la coca et des fleurs. En décembre et janvier, quand ils immolaient dix lamas pour préserver la santé de l’Inca, chaque panaka [lignée] royale contribuait avec dix articles de toile blanche et rouge très fine, qui étaient brûlés en l’honneur du Soleil, de la Lune, du Tonnerre, Viracocha et Pachamama. Au Mayocati, le dix-neuvième jour du même mois, d’autres tissus de couleurs, plumes, lamas et les cendres de tous les sacrifices de l’année étaient jetées à la rivière. (…)C’est ainsi que, d’une part, la capture sans autorisation des vigognes était punie, selon les informateurs, par la peine de mort et, à la fois, c’était un cadeau auquel aspirait la parenté de l’Inca et jusqu’aux curaca [chef de l’ayllu]. Lors de manifestations étatiques importantes comme la mort de l’Inca ou quand il ceignait la mascaipacha [couronne] et que de grandes foules se réunissaient à Cuzco, l’État distribuait aux présents des milliers de lamas, de femmes, le droit d’utiliser des litières et, inévitablement, des tissages en grandes quantités [25]. »
Dans l’Empire inca, la gloire du nom est proclamée et manifestée publiquement. Nous avons dit que la Totalité à sa limite se confronte à son contraire, le Rien, pour recréer un Au-delà dont l’image est souvent le soleil parce qu’il réapparaît chaque matin de l’horizon de la terre pour prendre son siège dans l’univers. Ce mythe de la résurrection est inséré à l’intérieur du système de redistribution comme transition d’un statut inférieur à un statut supérieur. Lorsque la vie rencontre son contraire, la mort, au cours de l’initiation, la vie spirituelle ressuscite à un niveau supérieur.
« La cour et les panaka royaux prenaient part à la consommation fastueuse et privilégiée du tissu. Le cas concret le plus intéressant que nous connaissons est celui de l’initiation des jeunes de Cusco appartenant aux lignages royaux. Par chance, nous avons la description détaillée de Cristóbal de Molina : dans une cérémonie qui durait plus d’un mois, le tissu et les obligations de réciprocité textile, assumées par les parents du candidat, formaient un élément très intéressant qui n’a pas encore reçu l’étude attentive qu’ils méritent (…). À chaque pas de ce rite de passage [en français dans le texte], le candidat changeait de vêtement, et chaque article était un cadeau pour un parent déterminé, une obligation cérémoniale qui exprimait et renforçait les liens de parenté. Les couleurs, les toiles utilisées, l’ornementation, tout avait une certaine relation avec la tradition orale dynastique ; l’utilisation symbolique du tissu accompagne non seulement la transition de garçon à homme, mais aussi d’autres moments de crise dans le cycle vital, comme le mariage ou la mort [26]. »
Crisis et muerte sont deux termes importants. Mais il n’y a pas relation antagoniste de deux pôles contraires, il y a passage progressif du Rien au Tout nouvellement créé qui ne laisse aucune trace du statut effacé : on doit à cette transition le nom de métamorphose.
La Parole d’union étant dominante sur la Parole d’opposition, la transformation est progressive, en dégradé, comme l’arc-en-ciel : l’initiation assure le passage d’un statut à l’autre par une phase de disparition et de résurrection qui consume tout à la fois.
Murra a signalé que la conscience qui se révèle à un niveau supérieur est un pur sentiment.
« La tonalité affective extraordinaire qui caractérise l’utilisation du tissu et le fait simultané que les sociétés andines soient divisées en classes, permit l’utilisation intéressée et le maniement des tissus en une variété de situations sociales et politiques [27]. »
L’éthique et l’esthétique entretenaient donc un rapport très étroit dans l’écriture “textile”.
Si limites il y a dans le développement des systèmes de redistribution qui replient la Totalité sur une référence unique, elles ne sont pas dues à la nécessité ou à la menace de la détresse et à la complémentarité des forces productives mobilisée pour conjurer cette menace, mais à l’emprise du symbolique caractéristique d’une structure dominante (la redistribution) et à la primauté de la Parole d’union sur la Parole d’opposition, et enfin de l’imaginaire qui lui est associé, le rite solaire.
Lire la suite : chap. 6 L’idéologie marxiste contre Marx