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Dominique Temple

L’entreprise de réciprocité

2005


L’entreprise individuelle responsable et l’entreprise communautaire intègrent toutes deux le principe de réciprocité et par conséquent des références éthiques dans leurs enjeux et finalités économiques. En maints endroits, les nouvelles contraintes de l’écologie et de la démographie viennent apporter un appui important aux entreprises de réciprocité susceptible de renverser un rapport de force jusqu’ici favorable à l’entreprise capitaliste.

L’économie de réciprocité dans les sociétés traditionnelles

Dans la plupart des communautés traditionnelles, le meilleur producteur redistribue plus que les autres et se voit reconnaître une autorité supérieure que souligne le contre-don de ses invités. La somme de ces contre-dons peut dépasser son propre don. Si le contre-don est supérieur au don, il oblige le premier donateur à la surenchère, dans la mesure bien entendu où celui-ci veut garder son rang. Le désir d’être toujours plus prestigieux oblige à distribuer toujours plus qu’il n’est reçu, c’est la dialectique du don  (lire la définition) , qui accroît sans cesse la production et engendre l’abondance pour tous [1].

La valeur, dans un système de réciprocité traditionnel, se traduit en prestige, et puisque le prestige est proportionnel à la générosité du don, les donateurs les plus prestigieux seraient les plus démunis matériellement si le cycle de réciprocité ne se reproduisait sans cesse, les donataires investissant pour redonner davantage et devenir à leur tour plus prestigieux : la distribution meut la production. Toute interruption du cycle par l’accumulation privée détruit le système et porte atteinte à la communauté tout entière. Celui qui accumule au détriment de la circulation des dons réciproques est souvent considéré non seulement comme un voleur mais comme un criminel.

Dans les communautés agricoles d’Amérique ou d’Afrique, par exemple, comme dans beaucoup d’autres, les plus grands donateurs sont invités à présider aux travaux de toute la communauté : ils décident du moment des semailles ou des plantations, etc. L’abondance engendrée par la surproduction conduit à d’autres productions d’intérêt communautaire comme l’enseignement ou la justice. Les responsables de ces services sont dits “meilleurs” parce que leurs services sont estimés de qualité “supérieure”. La chose apparaît clairement lorsque le “supérieur” est un magistrat.

La justice assure en effet des conditions plus propices à la production de tous. Aussi jouit-elle presque toujours d’un prestige élevé qui mobilise une forte dépense. Il peut même arriver que tel ou tel responsable de la communauté, le maître d’école ou le juge, soit déchargé des travaux agricoles nécessaires à sa propre subsistance. Les membres de la communauté y suppléent : les dons en valeurs d’usage des paysans sont alors plus importants que les dons en valeurs d’usage des magistrats, qui, eux, donnent d’autres biens non matériels, ce pourquoi dans la Grèce antique, dont l’économie était régie par ce principe, Aristote expliquait que les citoyens devaient aimer les magistrats davantage parce que cette inégalité rétablit l’égalité des citoyens :

« Mais, dans toutes les amitiés où intervient un élément de supériorité, c’est selon la loi de proportion qu’il faut aimer ; par exemple, il faut que le meilleur soit aimé plus qu’il n’aime ; qu’il en aille de même pour celui qui rend le plus de services et dans tous les cas semblables. Car, lorsqu’on aime d’une manière proportionnée au mérite, il s’établit une sorte d’égalité, caractère propre, semble-t-il, de l’amitié [2]. »

Les limites de l’économie de réciprocité traditionnelle

Les biens redistribués dans une relation de réciprocité sont des biens matériels mais aussi les symboles de la valeur éthique produite par la réciprocité : amitié, justice, responsabilité… Le respect de ces valeurs éthiques conditionne ensuite l’usage des biens matériels et parfois empêche leur utilisation dans certaines conditions, cette utilisation fût-elle rationnelle. Or, l’efficience de l’économie libérale tient pour l’essentiel à ce que la technique soit respectée en fonction d’une rationalité utilitaire et non symbolique, et à ce qu’elle promeuve en priorité l’intérêt privé de son utilisateur. L’efficacité de la technique ne dépend pas du rapport des hommes entre eux mais du rapport des choses entre elles, de leur complémentarité ou de leur contradiction, et elle obéit à des lois dites objectives. Avec ce rapport direct des choses entre elles, se développe la rationalité instrumentale de l’économie.

Le forgeron est la figure emblématique à l’origine de cet utilitarisme. Alors que l’agriculteur ou l’éleveur utilise des techniques de production empruntées à celles de la nature et les ordonne au principe de réciprocité (la production des vivres pour la communauté), le forgeron est Prométhée qui vole à Dieu la science du feu et fabrique lui-même des objets d’art (de fer, de bronze) qui favorisent ou multiplient l’efficacité du travail des maîtres de la terre ou de la guerre. La valeur du travail de l’artisan dépend donc de son utilité (la productivité de la hache, de la houe…) et semble ne pas être intrinsèquement liée à une relation de réciprocité. L’artisan n’est pas compté parmi les fondateurs de la société parce qu’il est d’abord à leur service. Son statut est en effet ordonné à celui des maîtres de la terre, du magistrat ou du chef de guerre ; mais est-il considéré socialement comme inférieur ou supérieur ? Inférieur selon la Tradition, supérieur selon la Révolution ! L’artisan crée l’événement qui témoigne de la supériorité de la raison sur la nature. C’est pourquoi on dit souvent que le forgeron (l’artisan) est l’inventeur de la civilisation.

C’est que grâce à la technique, les hommes vont se libérer des contraintes de la nature, bien que dans de nombreuses régions du monde, comme en Afrique par exemple, l’artisan soit encore casté, c’est-à-dire que l’entreprise artisanale n’est pas libre de se déployer pour elle-même. Que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique indienne, on se heurte encore au primat du seigneur de la terre. Alassane Ndaw estime que, pour ses contemporains :

« L’homme noble, c’est l’homme libre, c’est-à-dire l’homme qui se suffit à lui-même (relativement) pour se nourrir ; c’est l’agriculteur. Tandis que ceux qui travaillent le fer, le cuir, le bois, ainsi que le griot, reçoivent leur nourriture du cultivateur, celui-ci ne passe par aucun intermédiaire entre la terre qu’il cultive et lui [3]. »

La libération de l’entreprise

La civilisation occidentale a permis la “libération” de l’artisan, elle a inventé la libre-entreprise, le libre-échange et la concurrence maîtrisée par des règles choisies par la raison –le doux commerce– dans le but d’améliorer les conditions d’existence de la société. Dès le haut Moyen-Âge en Europe, l’artisan a forgé l’outil de cette évolution : la technologie. La production humaine artisanale puis industrielle, mesurée à son utilité par l’échange puis le profit, s’est substituée à la production de la réciprocité mesurée par le bénéfice (on appelait alors bénéfice la valeur morale acquise par le service rendu à autrui, c’est-à-dire la valeur éthique produite par le bienfait). Au XVIIIe siècle, la raison éthique a cédé la priorité à une raison objective, calculatrice : la raison utilitariste. Enfin, la liberté, définie aux origines de toute société comme un affranchissement des déterminismes de la nature moyennant la sujétion à la Loi, est devenue une liberté vis-à-vis de la Loi elle-même : le libre-arbitre. L’histoire occidentale inverse donc les rôles tels qu’ils sont distribués dans les autres régions du monde : celui qui ne crée pas les conditions de sa production (l’ancien noble) devient esclave ; l’homme libre est désormais celui qui invente son monde par l’artifice (l’ancien esclave).

Pour la théorie occidentale, l’ambition de l’homo faber est de produire des valeurs d’usage au moindre coût avec pour condition de sa réussite la liberté d’entreprendre. Les théoriciens de l’échange interprètent l’abandon des obligations éthiques de la réciprocité comme une libération de contraintes préjudiciables à la plus grande prospérité matérielle engendrée par la rationalité utilitariste, et soutiennent également qu’il n’est pas l’abandon de toute l’éthique. Pour eux, échapper à la contrainte de l’imaginaire collectif dans lequel se représentent les valeurs éthiques développe l’initiative individuelle, y compris la liberté de respecter les valeurs éthiques de leur choix.

Le libéralisme s’enorgueillit d’avoir débarrassé l’humanité des aliénations de l’imaginaire de la réciprocité : l’esclavage antique, le servage, le despotisme, le racisme, le totalitarisme… et même des aliénations de l’échange : la traite et l’esclavage mercantile. Sans doute peut-il aussi être crédité d’avoir engendré non seulement un progrès matériel indéniable mais les vertus de l’individu (l’audace, l’originalité, le goût du jeu, du risque, etc.). La seule valeur éthique qu’il retient comme condition préalable à son développement est le respect d’autrui, lui-même exprimé de façon minimale pour ne pas dire négative : ne pas porter à autrui le préjudice que l’on ne voudrait pas subir. Adam Smith, par exemple :

« La justice pure n’est presque jamais qu’une vertu négative et qui ne consiste qu’à ne pas nuire à autrui [4]. »

En réduisant la relation à autrui à la plus élémentaire relation de réciprocité sans laquelle il n’est pas de vie politique possible –la réciprocité du contrat social– la théorie libérale peut obtenir le plus grand consensus des individus.

Selon les théoriciens de l’économie capitaliste, il résulte de la liberté d’entreprendre que les prix de revient dans un système de production pour l’échange deviennent inférieurs au prix de revient dans un système de réciprocité où pourtant aucune plus-value n’est soustraite au travail. Le système capitaliste peut se prévaloir, soutiennent-ils, du fait que les inégalités qui le caractérisent sont plus avantageuses aux plus démunis en progrès matériel que l’égalité promue par les systèmes de redistribution ou de partage. Ce paradoxe est la cause d’un grand désarroi pour les partisans de l’économie de réciprocité car il leur enlève un atout important : le fait que, par principe, la réciprocité bénéficie en priorité aux plus démunis.

Les avantages de l’entreprise privée

Les entreprises privées du système économique occidental disposent donc d’une marge de manœuvre considérable : elles peuvent s’offrir des prises de risques que les entreprises de réciprocité ne peuvent pas se permettre, elles peuvent bénéficier de valeurs nouvelles ou qui étaient paralysées par la coutume ou les traditions dans la communauté. Mais il n’y a pratiquement pas d’entreprise privée qui ne soit immédiatement conduite à devenir une entreprise capitaliste par l’investissement dans l’exploitation de l’homme. La théorie libérale répond que le système capitaliste promeut une différenciation telle de la production qu’il permet à de nombreuses capacités humaines, jusqu’alors inemployées ou improductives, de se développer.

On retrouve ici le paradoxe rencontré au niveau des prix des biens matériels : l’exploitation de l’homme par l’homme libère davantage de capacités humaines que la non-exploitation ! Marx annonçait même que l’efficacité des machines issues de l’accumulation du capital délivrerait l’humanité du travail pénible et donc de l’exploitation de l’homme, et que la dictature du prolétariat (si elle avait lieu) s’anéantirait d’elle-même : la « propriété communiste », « généralisation ignominieuse de la propriété privée », s’abolirait dans le « travail pour autrui » :

« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” [5]. »

Cette prédiction se réalise sans la phase de transition de la dictature de la « propriété communiste » (sauf en Chine où la dictature du Parti communiste assure la transition).

Les jeunes générations ne veulent pas connaître la phase de transition de la propriété collective mais seulement l’économie d’entreprise et même une seule forme d’entreprise : l’entreprise capitaliste. Celle-ci est d’ailleurs en passe d’éliminer toutes les autres formes d’entreprise. Mais la conjonction entre liberté de conscience et responsabilité pour autrui reste une question sans réponse, et pourtant de plus en plus cruciale.

Les limites de l’entreprise capitaliste et du libre-échange

Comment pourrait-on concilier la liberté individuelle et la responsabilité des uns pour les autres ? Jusqu’à présent, aucune thèse libérale n’a réussi à démontrer que l’intérêt privé pouvait conduire à la responsabilité vis-à-vis d’autrui. L’intérêt privé peut aussi bien conduire à la solidarité des intérêts collectifs (fascisme), qu’au sacrifice des plus faibles au bénéfice du plus grand nombre (utilitarisme). La conjonction de la liberté et de la responsabilité pour autrui reste un pari.

Que le souci d’engendrer une société humaine passe par le seul intérêt de l’individu, qui aujourd’hui s’aventurerait à prétendre que ce soit là une compétence naturelle chez l’homme ? On imagine parfois qu’il s’agit d’un acquis historique de la civilisation occidentale. Cette vision de la civilisation occidentale ne résiste pas au simple constat : la traite et l’esclavage, le nationalisme, l’impérialisme, le fascisme, le national-socialisme, l’antisémitisme et la Solution finale, le colonialisme, le communisme, les deux premières guerres mondiales… sont des inventions qui ont plus que partie liée avec l’économie de libre-échange. Il n’est pas inutile de penser aujourd’hui que le capitalisme garde en réserve une troisième guerre mondiale.

Une autre façon de montrer les limites du libre-échange et de l’entreprise capitaliste est de mesurer leurs conséquences sur la nature. La technique moderne est en effet d’une telle efficacité qu’elle permet d’atteindre immédiatement dans tous les domaines les limites de la terre sans pour autant pouvoir remplacer les ressources de celle-ci. Or, il est évidemment irrationnel d’exploiter sans fin des ressources non renouvelables. Dès lors, comme il est inacceptable que l’humanité soit confrontée à une situation qui pourrait lui être fatale si des biens indispensables étaient compromis, il faut concevoir des limites à la destruction de la vie sur la planète.

Selon cet argument, il faut renoncer à ce que le profit soit le critère de référence de l’économie. Le libéralisme doit faire face alors à plusieurs critiques :

1/ La lutte pour le pouvoir conduit à des déflagrations mondiales ; c’est l’argument pacifiste.


2/ Le profit sans limites est incompatible avec les limites de la planète ; c’est l’argument écologique.


3/ La réduction de la réciprocité à l’échange supprime les matrices des valeurs humaines, en particulier celle de la responsabilité pour autrui, valeur qui devient aujourd’hui indispensable si l’on veut assurer un avenir à l’humanité ; c’est l’argument éthique.

D’où le constat suivant : l’entreprise privée de type libéral ou néo-libéral n’est plus fiable. Qu’en est-il donc de l’entreprise de réciprocité ?

L’entreprise de réciprocité

Si le principe de réciprocité qui fonde la communauté est universel, les structures de réciprocité dans lesquelles il se traduit sont diverses, et certaines compatibles entre elles d’autres non de sorte qu’il existe différents systèmes de réciprocité : ainsi la notion de communauté doit se décliner au pluriel. Il en sera donc de même de la notion “d’entreprise de réciprocité” [6].

Dans les communautés où la réciprocité est collective, il n’est pas possible de laisser à chacun la fantaisie de prendre le risque d’une innovation dont toutes les contraintes ne seraient pas maîtrisées. En fait, la prise de risque est considérée comme incompatible avec la responsabilité collective. Le code foncier soumet même le travail individuel aux respects d’une complémentarité prédéterminée des activités productrices. On pourrait construire l’adage suivant : dans les communautés traditionnelles de réciprocité collective, la prudence entrave l’initiative. Cependant, l’entreprise individuelle se déploie avec d’autres formes de réciprocité, notamment avec la réciprocité de marché.

Dans sa Théorie des sentiments moraux, Adam Smith déclarait :

« Tout homme est sans doute d’abord recommandé par la nature à ses propres soins ; et comme il est plus capable que tout autre de pourvoir à sa conservation, il est juste qu’elle lui soit confiée [7]. »

Tout individu peut donc faire valoir l’intérêt de son entreprise. Mais tout homme qui prend l’initiative d’une entreprise dans une société de réciprocité est responsable pour autrui et pas seulement vis-à-vis de lui-même. La redistribution des bénéfices de l’entreprise aux plus démunis reste la condition du prestige de l’entrepreneur. Il rencontre donc là une limite au risque, au jeu, à l’aventure, qui lui est imposée par la responsabilité.

Par entreprise responsable, il faut donc entendre une entreprise individuelle qui se situe dans le cadre du marché de réciprocité où chacun rend compte de sa production vis-à-vis d’autrui : ce type d’entreprise est la plus fréquente dans le cadre de la famille étendue ou de la communauté villageoise. Les industries textiles de l’Afrique de l’Ouest ou la gestion des terres dans les communautés d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et d’Amazonie, relèvent souvent de ce modèle.

Il existe de nombreuses formes d’entreprises de réciprocité communautaires intermédiaires entres ces deux formes collective et individuelle, par exemple les entreprises de construction des réseaux d’irrigation, de production des céréales et agrumes ou de gestion des troupeaux dans les sociétés des Andes. Mais dans l’ensemble, il faut entendre par entreprise communautaire, l’entreprise dans un État décentralisé.

Nous avons mesuré les avantages de l’entreprise libérale. Quels sont les avantages de l’entreprise de réciprocité ? Ils sont :

  • de respecter toutes les composantes qui concourent au développement de l’humanité (y compris la nature),

  • d’engendrer les valeurs humaines, en particulier la responsabilité pour autrui, la confiance et la solidarité,

  • de supprimer a priori la pauvreté et de récuser toute exploitation et humiliation d’êtres humains.

Redisons que dans une économie de réciprocité, la redistribution bénéficie en priorité aux plus défavorisés de la société, qu’ils soient ou non partie prenante de l’entreprise, car la production va d’abord à celui qui en a besoin, alors que dans une économie capitaliste, elle s’adresse d’abord aux actionnaires et proportionnellement à leur investissement.

Si les biens redistribués dans une relation de réciprocité deviennent les symboles de la valeur éthique produite par la réciprocité elle-même : amitié, justice, responsabilité… il est impossible de séparer le travail du travailleur, et toute exploitation de l’homme fondée sur l’aliénation est supprimée. Mais ces valeurs conditionnent aussitôt l’usage de ces biens. Dit autrement, elles créent non pas un lien d’ordre mécanique, mais la reconnaissance sociale de la dignité du producteur et du consommateur.

Il va de soi que là où n’existe pas une interface politique entre les deux systèmes et où les règles du jeu sont imposées par l’économie capitaliste, les entreprises de réciprocité sont défavorisées parce que le Droit est alors ordonné à la logique d’un système qui s’impose à l’autre. Mais cette violence trouve aujourd’hui ses limites, et l’entreprise capitaliste devra être relayée par de nouvelles entreprises – ce qui exige la reconnaissance d’autres économies que la seule économie capitaliste et la définition de territorialités propres à ces économies. Les interfaces entre ces territorialités et celles où le libre-échange peut se donner libre cours devraient être l’enjeu des arbitrages de l’État, du moins dans les sociétés démocratiques.

Enfin, si la valeur éthique a été considérée comme un obstacle à la rationalité de l’échange, il se pourrait qu’elle devienne désormais un ressort de la productivité dans toute entreprise, y compris dans le système de l’échange, dès lors qu’elle mobilise tout autant les compétences intellectuelles et morales de l’homme que sa force de travail brute. Dans ce cas, la matrice de la valeur éthique (la réciprocité) deviendrait le ressort de la production humaine, et toutes les structures de réciprocité seraient remises à l’honneur non plus au prix de la sujétion aux commandements d’une loi transcendantale mais au contraire au prix d’un libre choix déterminé par la Raison.


*

Texte publié dans L’économie politique 1. L’économie humaine, Collection « Réciprocité », n° 13, 2018

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Notes

[1] La dialectique du don est polarisée par l’acquisition du prestige social. Dans les sociétés du don, plus on donne plus on est “grand”. Ce principe justifie la compétition dans la production et promeut une autre économie que l’économie d’échange, de surcroît une économie d’abondance, mais ne supprime pas l’aliénation de la liberté dans le pouvoir. Cf. D. Temple, La Dialectique du don, Paris, Diffusion Inti, 1983, 2de éd. La Paz, Hisbol, 1986, rééd. 1995

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VIII, ch. 7 [1158 b 23].

[3] Alassane Ndaw, La pensée africaine. Recherches sur les fondements de la pensée négro-africaine, Les nouvelles éditions du Sénégal, 1997, p. 102.

[4] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux (1759), Paris, F. Buisson Imprim.-Lib., 1798, p. 174.

[5] Marx, Critique du programme de Gotha [1875], Œuvres I, op. cit.

[6] Nous envisageons ici l’entreprise de réciprocité telle qu’elle apparaît dépouillée de tout imaginaire qui l’inféode au pouvoir de domination des uns sur les autres.

[7] Adam Smith, section II, chap. II, op. cit., p. 149.

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