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Mireille CHABAL

Lupasco ou la puissance de la pensée

2004


Stéphane Lupasco ou la puissance de la pensée

Avant de parler de l’influence de Stéphane Lupasco (1900-1988) sur la recherche française et mondiale, rendons hommage à l’œuvre elle-même, puisqu’elle est encore méconnue. 
La philosophie de Lupasco nous invite à une mutation intellectuelle ; non à faire table rase du passé ! mais à nous refaire une raison, pourrait-on dire, à la manière de Gaston Bachelard [1].

Bachelard parlait de “révolution spirituelle” à accomplir, par rapport au rationalisme traditionnel : il appelait “surrationalisme” la tâche à réaliser envers la raison, en écho à celle qu’a réussie le surréalisme envers la sensibilité. Le surrationalisme pourrait s’appliquer à la Logique du Contradictoire de Lupasco, comme s’il accomplissait le programme annoncé par Bachelard. En aucun cas la pensée de Lupasco n’est un anti-rationalisme. La logique usuelle, qu’on appelle classique, d’identité et de non-contradiction, suffisante en macro-physique, reste celle du langage courant, un peu comme la géométrie d’Euclide reste suffisante lorsqu’il s’agit de mesurer un terrain. Mais la logique d’identité devient un cas particulier d’une logique plus générale, une pan-logique, comme on a parlé de pan-géométrie englobant la géométrie euclidienne et les géométries non-euclidiennes : la raison est élargie, comprend ce qui paraissait irrationnel dans la logique d’identité.
Mais en avons-nous besoin ? Nous ne sommes pas des particules élémentaires ! Cette logique issue directement de la réflexion sur la microphysique (Lupasco commence à travailler en pleine révolution quantique [2]), en quoi nous concerne-t-elle si nous nous contentons de cultiver notre jardin ?


En effet, si l’on tient à borner son horizon, on peut se passer de la logique de Lupasco. Contrairement au courant phénoménologique, Lupasco n’a pas fait “vœu de pauvreté” [3] en matière de connaissance. Son appétit de boyard moldave est sans limites. De la microphysique, il passe à la biologie, puis à la neurobiologie, puis aux sciences humaines. De nombreux textes sont dédiés à l’art, à la peinture abstraite. Et presque tous ses livres sont hantés par le problème de l’affectivité, seule donnée “ontologique” pense-t-il. Toute sa vie, il maintiendra qu’elle relève du mystère : il la dit “alogique” parce que non relationnelle ; de l’affectivité seule on peut dire qu’elle est : « son caractère intrinsèque est d’être ; elle est, tout simplement et énigmatiquement » [4].

La logique de Lupasco est la logique de l’énergie. La physique du XXe siècle nous oblige à réviser notre idée traditionnelle de la “matière”, à la désubstantialiser, dans une première approximation à l’équivaloir à l’énergie. Retenons pour le moment du concept d’énergie la notion de dynamisme. Pour Lupasco et sa logique dynamique du contradictoire, le “logique” est tout ce qui, dans le réel ou dans la pensée, a les caractères du devenir, c’est-à-dire tout ce qui “existe”. “Exister” ce n’est pas “être”, c’est devenir. D’emblée, la logique pour Lupasco, est la logique des choses (comme lorsque l’on dit : la logique du vivant) et ces choses sont d’abord des dynamismes. Ces choses sont aussi parfois des pensées : la logique reste alors un outil, un organon, mais celui-ci produit a priori des opérations (nier, impliquer…) analogues aux processus énergétiques : il faut comprendre ces opérations comme des dynamismes [5], et inversement les événements énergétiques méritent d’être appelés eux-mêmes “logiques”.


À ce stade, le problème de la connaissance est plutôt supprimé que résolu. L’identité (ou plutôt l’analogie) des opérations logiques et des processus énergétiques, c’est-à-dire de tout ce qui existe, est postulée. Toute sa vie, Lupasco va faire confiance au pouvoir de connaître de la pensée, à “l’expérience logique”, avec une sorte de générosité cartésienne, mais dans un constant va-et-vient entre déduction et induction cependant. Avec la découverte de la nature du psychisme, cette confiance va être pleinement justifiée et on comprendra cette identification du logique et de l’énergétique, réalisant cette “nouvelle théorie de la connaissance” annoncée dès les Thèses de 1935 [6]. Arrêtons-nous sur ce premier point : la logique est celle des choses.
En est-il autrement dans la logique dite classique, inspirée d’Aristote ?

La logique classique est la science du raisonnement cohérent, elle s’occupe de propositions, de pensées, donc. (C’est encore plus évident dans la logistique contemporaine dite classique, une sorte d’algèbre logique qui se présente comme un calcul des propositions). Dans la logique aristotélicienne, l’enchaînement logique des propositions conduit à coup sûr à la vérité, à condition que les prémisses, les propositions de départ, soient vraies. Cette logique se définit par le principe d’identité : une proposition vraie est éternellement vraie ; le principe de non-contradiction : deux propositions contradictoires (opposées par la négation) ne peuvent être vraies ensemble (si l’une est vraie, l’autre est fausse) ; le principe du Tiers exclu : deux propositions contradictoires ne peuvent être fausses ensemble (si l’une est fausse, l’autre est vraie, il n’y a pas de tierce possibilité, ce qui fonde la démonstration par l’absurde).
 Cette logique des pensées est cependant censée refléter la logique des choses. Aristote, pour sa part, ne différencie pas les deux points de vue :

« Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport.
 
Il est évidemment impossible, pour un même homme, de concevoir en même temps, que la même chose est et n’est pas » [7].

C’est une logique, a-t-il été remarqué très tôt, qui est au fond intemporelle, éternelle, statique, parménidienne : l’identité stricte exclut le changement.
Cette logique d’identité réussit cependant à penser le changement (le mouvement, disent les Anciens) en l’analysant en états successifs : c’est en même temps et sous le même rapport que deux propositions contradictoires ne peuvent être affirmées. La pensée classique a aussi inventé la dialectique mais au prix d’artifices : pour prendre l’exemple le plus achevé de la dialectique, le moment de la synthèse hégélienne qui résout la contradiction se comprend très bien dans une logique d’identité, la succession des moments contradictoires se comprend aussi, mais leur coexistence, elle, semble illogique. Pour Lupasco, la logique d’identité est la logique de la “matière” physique, dite inerte ou inanimée : c’est la logique qu’invente l’être pensant confronté à cette matière inerte, c’est aussi la logique de cette matière dont la thermodynamique découvre qu’elle est orientée par l’entropie, la dégradation de l’énergie, l’homogénéisation.

Dès ses premiers livres, Lupasco met en évidence l’antagonisme présent en tout devenir, en tout dynamisme, en tout “système” de quelle nature qu’il soit. Tout système comporte une dualité “contradictoire”. Par exemple, si seule l’attraction se réalisait dans un système, celui-ci s’effondrerait sur lui-même, si seule la répulsion existait, il exploserait etc…
 Lupasco le démontre volontiers sur l’exemple de l’atome [8] : dans le modèle de Rutherford, les électrons, négatifs, tournent autour du noyau, positif, en vertu des lois électrostatiques de Coulomb. Pourquoi ne tombent-ils pas sur le noyau ? On en appelle à la force centrifuge, mais celle-ci n’est pas suffisante. Bohr a recours alors au quantum de Planck et “quantifie” l’atome en supposant un “état stationnaire” qui maintient les électrons sur leurs orbites. Mais la raison en est inconnue. Pourquoi les électrons ne s’accumulent-ils pas sur la même orbite ?

C’est à Pauli, génial physicien de vingt-cinq ans, qu’il revient de découvrir en 1925 le Principe d’exclusion qui porte son nom et auquel Lupasco est très attentif : les particules de type électron, les fermions, excluent de leur état quantique (défini au début par quatre nombres quantiques) toute autre particule, contrairement aux particules de type photons, les bosons, qui peuvent s’accumuler dans le même état quantique. Le principe d’exclusion de Pauli explique les résultats de la classification périodique des éléments de Mendeleev : c’est le principe de la différenciation de la matière, qui n’est vraiment compris que par le principe d’antagonisme.

Lupasco fait du principe de Pauli comme le pendant du deuxième principe de la thermodynamique, principe au contraire d’homogénéisation.
 On peut alors préciser les concepts de matière et d’énergie : les physiciens parlent de “matérialisation” de l’énergie quand les photons se transforment, dans certaines conditions, en paires d’électrons positifs et négatifs, et de “dématérialisation” de l’énergie quand le système formé par un électron et un positron, une particule et son anti-particule, s’annihile (nous dirons plus loin, plus exactement, se potentialise) pour donner la forme photons ou plutôt la forme ondulatoire. Exclusion, différenciation, hétérogénéisation, discontinuité, aspect corpusculaire est ce qui caractérise la forme “matière” ; inclusion, identification, homogénéisation, continuité, aspect ondulatoire est ce qui caractérise la forme “énergie”.


Ces deux “systémogenèses” opposées de la matière-énergie sont présentes dans tout phénomène, à diverses échelles… et l’on va bientôt en découvrir une troisième. Mais l’“expérience logique” permet aussi, par la déduction (sans cesse vérifiée par l’induction) d’arriver au même résultat.
Il suffit de réfléchir, dit Lupasco, sur la notion d’énergie, ou sur celle de système, pour concevoir qu’elles supposent l’antagonisme du continu et du discontinu, d’une tendance à l’identique et d’une tendance au différent, d’un mouvement centripète et d’un mouvement centrifuge, d’une attraction et d’une répulsion, d’une “extensité” et d’une “intensité” (l’extension et la compréhension du concept), d’une unité et d’une diversité, d’une entropie et d’une néguentropie, d’une homogénéisation et d’une hétérogénéisation… Ou si l’on veut le concevoir comme l’antagonisme de grandes forces mythiques, la “Mort” et la “Vie”. La négation est le rapport qui lie (oppose) ces pôles antithétiques.

Tout élément comporte son anti-élément ou plutôt tout événement (notion dynamique à substituer à celle d’élément) son anti-événement, son anti-événement logique, dit Lupasco (dans un Principe d’Antagonisme que nous énonçons pour le moment de façon incomplète). On voit que cette “négation” ne suppose pas, si l’on peut dire, l’opération d’un entendement.
Il ne s’agit pas seulement de forces contraires, opposées, complémentaires, comme l’action et la réaction, dont la logique classique d’identité conçoit très bien la coexistence. Lupasco insiste : un même “événement” comporte les propriétés dynamiques antagonistes « contradictoires donc, et non pas contraires [9], puisqu’elles sont inhérentes à la même donnée » [10].

Il faudra se souvenir que cette contradiction initiale restera toujours présente, une certaine quantité de contradiction restera toujours irréductible en tout processus unidimensionnel, c’est-à-dire orienté par l’un ou l’autre des pôles de la contradiction.
Lupasco voit cet antagonisme comme une guerre, un conflit [11]. Les termes opposés par la négation sont pourtant en un sens unis, il parle parfois de lien négatif ou de non-lien. Mais lui-même, Lupasco, est en lutte, en résistance contre le règne omnipotent de la logique d’identité et de mathématiques dominées par elle. Lorsqu’il traite de psychologie ou de psychiatrie, il se méfie de l’idée d’équilibre, plus encore de celle d’harmonie, qui risquent de masquer le conflit, un conflit sain, nécessaire [12].
 Cependant on ne va pas en rester à l’antagonisme de deux pôles de la contradiction, un troisième pôle va apparaître, où la contradiction va être maximale.
C’est seulement lorsqu’en 1951, il formalisera sa logique dans Le Principe d’Antagonisme et la Logique de l’Energie, que ce troisième pôle va se révéler dans toute son ampleur.

L’actualisation/potentialisation

La logique du contradictoire est dynamique et non statique. Ceci se traduit par les notions d’actualisation et de potentialisation. Qu’un événement e se réalise, on dira qu’il s’actualise, passe d’un état potentiel à un état actuel. Ipso facto l’événement antagoniste non-e (ē) est potentialisé par l’actualisation de e : non-e passe de l’état actuel à l’état potentiel.
 On peut le représenter par un schéma :

e → e A                    ē → ē A

ē A → ē                     e A → e

Quand e s’actualise (passe d’un état potentiel à un état actuel), non-e se potentialise (passe d’un état actuel à un état potentiel), quand non-e s’actualise (passe d’un état potentiel à un état actuel), e se potentialise (passe d’un état actuel à un état potentiel).

Par exemple : « L’œuf est un système actuel en tant qu’œuf, et un système potentiel en tant qu’être somatique adulte » [13]. Plutôt qu’à la puissance et l’acte d’Aristote, Lupasco se réfère à la notion de potentiel constamment utilisée en physique et en biologie : par exemple, l’énergie potentielle (de pesanteur, électrostatique, élastique), le potentiel d’ionisation, et en biologie, le potentiel de membrane, le potentiel embryologique, l’anti-gène potentiel… Mais Lupasco précise : ce qui est appelé potentiel est chaque fois le résultat d’une potentialisation, correspondant à une actualisation antithétique. Par exemple, l’énergie potentielle de pesanteur d’un solide est l’énergie potentialisée par l’actualisation d’une quantité d’énergie qui maintient ce solide dans sa position. Que cette énergie soit potentialisée à son tour, et la chute du solide actualisera sous forme d’énergie cinétique la quantité d’énergie mécanique qui était potentialisée [14].

Ce qui est potentiel n’est pas seulement possible : ce qui est possible peut se réaliser ou non. Ce qui est potentiel est programmé dans ce qui s’actualise : si je tends un ressort, cette tension est une actualisation qui potentialise une énergie, elle s’actualisera quand le ressort se détendra.
Dans les célèbres relations de Heisenberg, dites de façon malheureuse “d’incertitude” [15], on dit qu’on ne peut préciser en même temps la mesure de la position d’une particule quantique (onde et corpuscule à la fois) et celle de sa quantité de mouvement (également sa durée et son énergie), que la détermination de plus en plus précise de l’une entraîne l’indétermination croissante de l’autre, de telle sorte que l’erreur des deux mesures conjuguées ne peut être réduite en deçà d’une limite mesurée par h, la constante de Planck. Plus exactement :

« le produit de l’extension en quantité de mouvement d’un événement quantique par son extension spatiale ou le produit de son extension en énergie par son extension temporelle doivent être supérieurs au quantum élémentaire d’action » [16].

Lupasco voit que l’incertitude de l’expérimentateur n’est pas en cause, ni l’imprécision de ses appareils de mesure. Il interprète ces relations avec les notions d’actualisation et de potentialisation : l’actualisation progressive de la localisation spatiale potentialise la quantité de mouvement, l’actualisation de la localisation temporelle potentialise l’extension en énergie.

« C’est leur passage du potentiel à l’actuel, sans pouvoir jamais s’actualiser, qui constitue l’aspect le plus intéressant […] des relations de Heisenberg et de toute la microphysique » [17].

Il refuse le terme d’indéterminisme : c’est un nouveau déterminisme, une nouvelle causalité, d’antagonisme, qui fait que l’actualisation de l’aspect corpusculaire potentialise l’aspect ondulatoire, et vice-versa sans qu’une actualisation rigoureuse et une potentialisation rigoureuse soit possible.

Cet aspect contradictoire de la réalité fut interprété par Bohr comme une complémentarité… et celle-ci réduite immédiatement par le sens commun à une non-contradiction : « La complémentarité des aspects mutuellement exclusifs fait place par la perversion du langage naturel, à la complémentarité habituelle qui est plutôt une juxtaposition. », explique Basarab Nicolescu. « Ce n’est paradoxalement pas Bohr mais Lupasco qui a dévoilé les conséquences logiques du principe de complémentarité… » [18].

On peut dire, et ses lecteurs ne s’y sont pas trompés, que la potentialisation, plus encore que celle de Tiers inclus qui va en résulter, est la grande idée de Lupasco. “Elle est redoutable”, dit Lupasco, conscient de la puissance prédictive de sa théorie [19]. Des logiciens ont affaibli le principe de non-contradiction et introduit une tierce valeur entre le vrai et le faux ou toute une échelle de valeurs. Lupasco leur rend hommage [20]. Mais ces logiques sont statiques, ne peuvent considérer que des “états de choses” parce qu’il leur manque l’idée de l’actualisation/potentialisation. À la dialectique hégélienne, on peut reprocher aussi de ne considérer que les actualisations.
 La potentialisation à la fois agit comme une limitation de l’actualisation en cours, et comme une causalité. Distinguons pour un même fait deux causalités et deux potentialisations.

Un phénomène actualise sa loi : la loi naturelle est la potentialité immanente au phénomène qui l’actualise.

« La loi n’est pas une règle imposée aux faits, une loi régnant dans sa généralité, au-dessus d’eux, dans quelque sphère immatérielle d’une entité qu’on appelle raison ou ordre de l’univers, mais une potentialité de ces faits, inscrite dans ces faits eux-mêmes. […] Les faits ne se soumettent pas à la loi ; ce sont les faits qui impliquent la loi, comme leur potentialité » [21].

On a le schéma :
 e → e A

Mais par ailleurs, un fait qui s’actualise, qui actualise la potentialité qui est sa loi, potentialise le fait antagoniste qui passe d’un état actuel à un état potentiel.


On a : 
 ē A → ē

Cette potentialisation apparaît comme une cause finale. 
On voit qu’on a, dans un antagonisme, deux potentialités, donc deux causes finales antagonistes possibles :

« la potentialisation de l’un des dynamismes antagonistes [ē ci-dessus] est pour ainsi dire causée par l’actualisation de l’autre [e], lequel en s’actualisant, perd cette apparence téléologique, qu’il confère au dynamisme qu’il potentialise » [22].

L’idée est particulièrement féconde et indispensable en biologie.
 Les biologistes aujourd’hui assument une téléonomie dans l’explication du vivant. On parle de téléonomie lorsqu’un résultat est atteint en vertu de l’exécution d’un programme, de téléologie quand un projet est formé par une conscience, par exemple la conscience humaine ou une Providence. La téléonomie comme la téléologie renvoient à la prise en compte de causes finales, qui s’impose aux biologistes, non sans leur poser une énigme philosophique.
 Lupasco résout l’énigme dans L’énergie et la matière vivante, paru en 1962. Le terme de téléonomie n’est pas encore en vogue. C’est Jacques Monod (Prix Nobel en 1965) qui l’a vulgarisé, en 1970, dans Le hasard et la nécessité. Lupasco parle d’une apparence de téléologie et donne une solution radicale à la question des causes finales : ce qui apparaît comme cause finale est la potentialisation. Et celle-ci n’est pas une simple apparence, c’est une vraie causalité. Ce qui s’actualise apparaît comme cause efficiente, ce qui est potentialisé par cette actualisation comme cause finale.

La négation

Les notions d’actualisation et de potentialisation changent le sens du mot négation par rapport à la logique usuelle.
 Si e est un “événement logique” quelconque sa négation ne signifie pas sa disparition, sa néantisation (idée exclue de la philosophie de Lupasco !) mais sa potentialisation. Dire que e et non-e sont antagonistes, contradictoires entre eux, c’est dire que lorsque l’un s’actualise, l’autre se potentialise, quels que soient e et non-e (Lupasco y insiste : e peut très bien être une hétérogénéisation, non-e est alors une homogénéisation). Aussi loin qu’aille une actualisation dans un sens, le terme antagoniste se potentialise de plus en plus mais ne s’anéantit pas, l’actualisation de e et la potentialisation de non-e (ou l’actualisation de non-e et la potentialisation de e) ne sont jamais absolues.
 C’est le postulat de la logique du contradictoire. (Que l’on considère des actualisations absolues, et l’on retombe dans le cas particulier de la logique d’identité).
 Le principe d’antagonisme est présenté comme un postulat dans Le Principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, mais que justifient les données expérimentales des livres précédents, que vérifient les livres suivants.

De cette nouvelle définition de la négation résulte, puisqu’une actualisation (et la potentialisation du terme antagoniste) ne sont jamais totales, qu’il reste toujours une actualisation minoritaire contradictoire de l’actualisation majoritaire. Il reste toujours un quantum de Contradictoire. Nous le noterons T (T comme Tiers inclus).


De plus, on voit qu’il y a un moment dans l’actualisation de e et la potentialisation de ē (ou l’inverse), où e et ē sont dans un état d’actualisation-potentialisation égales, donc de contradiction maximale entre eux. Cela peut se représenter :

e → e T → e A                    ē → ē T → ē A

ē A → ē T → ē                     e A → e T → e

Les trois valeurs

On est désormais prêt à découvrir une logique à trois valeurs.
 Dans la logique classique, le sens de l’opérateur négation est donné par la Table de vérité :

P                    non-P
V                    F
F                    V

où p et non-p sont deux propositions contradictoires, c’est-à-dire telles que si l’une est vraie l’autre est fausse. Si p est vraie, non-p est fausse, mais inversement si p est fausse non-p est vraie, il n’y a pas de tierce possibilité, c’est le principe du Tiers exclu.

Dans la logique de Lupasco qui ne considère pas nécessairement des propositions mais des termes quelconques, des événements, on a la Table des valeurs :

e                    ē
A                    P
T                    T
P                    A

quand e s’actualise ē se potentialise, quand e n’est ni potentiel ni actuel, ē n’est ni potentiel ni actuel, quand e se potentialise, ē s’actualise.
 Lupasco dit que cette Table des valeurs joue dans la logique du contradictoire le rôle de la Table de vérité précédente dans la logique classique. En effet elle définit une logique à trois valeurs au lieu de deux valeurs. Lupasco dit parfois aussi que l’état T se rapproche de la valeur ni vrai ni faux des logiques trivalentes contemporaines [23]. Cependant il ne faudrait pas confondre l’actualisation et la potentialisation avec le vrai et le faux. La potentialisation est tout aussi vraie que l’actualisation. Elle va de plus constituer l’apport décisif pour la nouvelle théorie de la connaissance.

Lorsqu’en 1951, Lupasco entreprend de formaliser sa logique, tout est en place pour découvrir la troisième matière. Cinq symboles seulement suffisent à Lupasco pour formaliser sa logique. Nous en connaissons déjà trois : A, T, P.
 On est parti dans les premiers travaux d’épistémologie, d’une logique des choses où l’on a découvert l’antagonisme fondamental de l’homogénéisation et de l’hétérogénéisation. Le même antagonisme se retrouve dans les opérations de l’esprit humain. En retour, on peut se servir des opérations logiques “pures” (qu’un esprit les pense ou non) pour symboliser les dynamismes énergétiques.
Les opérateurs logiques à commencer par l’affirmation et la négation peuvent être assimilés à l’homogénéisation/hétérogénéisation. En effet, affirmer c’est lier, introduire une certaine identité, dit Lupasco [24], nier, c’est délier, introduire une rupture, un lien négatif [25].

De même, l’inclusion/exclusion ou la conjonction/disjonction. Tous ces rapports sont analogues. Lupasco choisit de les symboliser par l’implication (notée ⊃ ) et son terme antagoniste ( non-⊃ ) (lire non-implique ou exclut, ou implication négative).
 Cela donne les formules :

A ⊃ non-⊃, ⊃T ⊃ non-⊃T, non-⊃A ⊃ ⊃

où l’on peut interpréter ⊃ et non-⊃ comme des opérations logiques pures, mais où l’on peut aussi leur donner le contenu matériel (énergétique, ramené par Lupasco à un événement logique) d’homogénéisation ou d’hétérogénéisation. L’implication centrale est susceptible elle-même d’être actualisée, ni actualisée ni potentialisée, ou potentialisée, susceptible d’être affectée de l’indice A ou T ou P (AVTVP). On peut donc développer les formules de base, en remarquant d’ailleurs que tout système est toujours déjà un système de systèmes, etc. Ce développement est “transfini”, au sens où il “dépasse le fini sans pouvoir atteindre l’infini” [26]. Cela donne une inflorescence de systèmes de systèmes, les trois formules de départ se développent en neuf, celles-ci en vingt-sept, puis en quatre vingt une etc…
 C’est la Table des déductions, dont on n’écrit que les neuf premières lignes [27] :

La découverte d’une troisième matière

En écrivant les formules, grâce aux cinq symboles : ⊃ , non-⊃ , A, P, T, on s’aperçoit, qu’il existe deux lignes que Lupasco appellera orthodéductions contradictionnelles où dominent l’actualisation de ⊃ et la potentialisation de non-⊃ pour l’une, l’actualisation de non-⊃ et la potentialisation de ⊃ pour l’autre (la première et la dernière ligne dans la présentation que nous avons choisie). Il leur donnera comme interprétation d’être les formules des deux “matières” macrophysique et biologique : la matière où domine l’entropie, celle où domine la néguentropie. Mais surprise ! il en existe une troisième (celle du milieu). C’est la ligne où s’aligne T, T, T, T….
 Lupasco a raconté [28] comment là, sur la page, il voit se déployer, selon sa dialectique propre, ce qu’il croyait jusque-là un moment contradictoire évanescent : il existe une troisième “matière”.


Le Tiers inclus, la contradiction maximum n’est donc pas seulement un moment de croisement des deux actualisations et des deux potentialisations antagonistes, il donne lieu à son propre développement, sa propre “orthodéduction”. On peut aussi l’interpréter comme une “matière”, si l’on comprend par matière une systématisation de la matière-énergie, “une systématisation énergétique douée d’une certaine résistance” [29]. (Il ne s’agit pas ici de la “matière” opposée à l’énergie comme le discontinu au continu, la particule à l’onde, l’hétérogène à l’homogène, la “Vie” à la “Mort”). Au début, il ne parlera que d’orthodéduction contradictorielle ou quantique. Mais il annonce prudemment qu’il la nommera dans le prochain livre.
 Il s’agit de la “matière” microphysique, une matière source par rapport à la matière physique et la matière biologique, puisqu’elle les constitue de façon ultime.
 Mais la troisième matière est aussi la “matière” psychique. Entre les deux, toujours prudemment, Lupasco n’affirme qu’une analogie. Mais il le dit au détour d’une phrase, le cerveau “est” quantique !
Les autres lignes sont les “paradialectiques” qui rendent compte de devenirs complexes.

C’est bien une découverte déjà que la deuxième matière. Lupasco en est conscient : on n’a toujours conçu qu’une seule matière. En effet, au cours des siècles, matière “inanimée” et matière vivante ne semblent différer que par “l’âme” (de nature plus ou moins psychique) insufflée dans la première pour donner la deuxième. Le corps en lui-même ne serait que “matière”, matière physique.
Depuis l’antiquité, les philosophes (ou la plupart) obnubilés ou émerveillés par la différence entre la matière et l’esprit, comptent leur propre corps dans la matière, la matière physique, donc.

Encore aujourd’hui, le vocabulaire courant confond le physique et le biologique, par exemple quand on distingue en soi-même le “physique” et le “moral”. La biologie a mis des siècles à s’émanciper de la physique (le mot biologie n’apparaît qu’en 1800. Auparavant existait la “médecine”). Mais alors une autre erreur pernicieuse est faite, comme si l’on ne pouvait renoncer à une classification dualiste : il n’existe plus cette fois que la vie et la matière, la conscience va apparaître comme une propriété de la vie, l’esprit procède de la vie. 
La philosophie de Bergson illustre cette position, mais on la retrouve durant tout le XX° siècle, l’être pensant est tout simplement ramené à un être vivant supérieur.

Du point de vue de Lupasco, l’émergentisme est tout aussi faux que le réductionnisme, ce sont deux variantes d’une même conception unidimensionnelle de l’évolution.
 Il serait sans doute exagéré de mettre sur le compte de cette erreur les pires crimes du XX° siècle. Mais le racisme en est la forme la plus fruste et la plus voyante.
 La révolution lupascienne est une nouvelle vision du monde : la systémogenèse est triple, la vie ne sort pas de l’inerte ni l’esprit de la vie :

« La matière ne part pas de l’“inanimé” ainsi qu’on l’a soutenu parfois, pour s’élever par le biologique, de complexité en complexité, jusqu’au psychique et même au-delà : ces trois aspects constituent […] trois orientations divergentes dont l’une, du type microphysique, se retrouvant dans la systématisation énergétique de la psyché, n’est pas une synthèse des deux, mais plutôt leur lutte, leur conflit inhibiteur, dans un antagonisme et une contradiction croissantes » [30].

Un matérialisme ? si l’on veut, au sens où la science est matérialiste. Mais un matérialisme paradoxal, à l’antipode d’un réductionnisme, qui donne à l’esprit toute sa consistance, si l’on peut dire.
Un idéalisme alors ? soit ! mais paradoxal aussi, car l’esprit n’existe pas sans les deux autres “matières”, le contradictoire sans les pôles de la contradiction. 
Il vaut mieux renoncer à ces classifications binaires.

La nouvelle théorie de la connaissance, annoncée dès 1935, est achevée.
 À la potentialisation, Lupasco donne un sens qui est d’être la “conscience” de ce qui s’actualise, la “conscience élémentaire”. Il ne s’agit pas de la conscience de conscience, de ce que l’on appelle d’habitude conscience. La conscience élémentaire n’est pas consciente d’elle-même. Elle ne suppose pas l’intelligence, elle suppose la “vie” seulement au sens du principe d’antagonisme, où “Vie” et “Mort”, (hétérogénéisation et homogénéisation) sont présents partout. Il ne faut pas non plus la concevoir comme une faculté. Mais le terme qui se potentialise est lui-même le contenu appelé “conscience élémentaire” de ce qui s’actualise. La gazelle potentielle est la conscience élémentaire du lion affamé, l’actualisation de sa dévoration potentialisera la faim qui sera la “conscience élémentaire” liée à l’acte de se rassasier. De même, comme le disent les biologistes, les racines de l’arbre, ou la cellule “savent” ce qui leur manque ou ce qui les agresse : le contenu de ce “savoir”, cette “conscience élémentaire”, est l’inverse de ce qui s’actualise.
L’immunologie en donne un exemple saisissant avec la reconnaissance ou plutôt la connaissance antigénique.

On sait que les biologistes parlent d’une “reconnaissance” de l’antigène étranger par les cellules immuno-compétentes, antérieure à la fabrication, dans un deuxième temps, de l’anticorps. L’antigène étranger se présente comme une potentialité menaçante dont la structure immuno-compétente est le siège : la présence de cette potentialité menaçante est la “conscience élémentaire” et son début d’actualisation potentialise par antagonisme les opérations hétérogénéisantes biochimiques de fabrication des anticorps qui vont s’actualiser à leur tour [31].

Ces “consciences élémentaires” sont inconscientes d’elles-mêmes. Mais qu’elles coexistent simultanément dans des états contradictoires, des “états T”, grâce à des doubles semi-actualisations et semi-potentialisations d’homogénéisations et d’hétérogénéisations, de “Mort” et de “Vie”, c’est ce qui permet de comprendre l’existence d’une “conscience de conscience” : ce que les philosophes appellent ordinairement conscience. Or, c’est ce qui a lieu dans le cerveau. Entre les doubles actualisations sensorielles et motrices et les doubles potentialisations, s’élabore une zone intermédiaire, “contradictoire”, de liberté. Le moment de l’hésitation, du doute, du délai chez l’animal à l’arrêt, est l’apparition du psychisme [32]. Pour qu’une conscience de conscience de quelque chose, et donc une connaissance de quelque chose se produise, il faut qu’une des consciences élémentaires l’emporte sur l’autre, apparaissant comme “objet” de la connaissance, l’actualisation majoritaire apparaissant au contraire comme sujet. C’est le cas dans la perception, dans l’action…


Lupasco analyse longuement (au niveau des neurones, au niveau de l’influx afférent et efférent, au niveau de l’extension et de l’intension du concept) la dialectique contradictorielle, interne au psychisme, propre aux événements énergétiques qui sont le psychisme.
 Un état qui est parfaitement contradictoire, où les deux actualisations et les deux potentialisations sont parfaitement symétriques ne donne pas lieu à une connaissance à proprement parler : c’est une pure “conscience de conscience” qui n’est pas conscience de conscience de quelque chose, qui n’est pas non plus une réflexion (la“conscience de conscience” de conscience), mais qui est un pur sentir, un savoir sans savoir, pour parler comme Jean de la Croix. Or, nous savons que ce savoir existe, parce que nous en sommes le siège, nous l’éprouvons en nous-mêmes, il est l’affectivité pure de la liberté, si légère qu’elle n’est même pas ressentie comme affectivité [33].


Certains philosophes ont compris que ce sentir, cette conscience affective est à la source de la connaissance, qu’il faut interpréter ainsi le Cogito cartésien [34]. Lupasco hésite à reconnaître sinon dans de brèves fulgurances, cet élément ultime de sa théorie, au fond la logique de l’affectivité. L’affectivité dont il parle dans tous ses livres, à laquelle il consacre des chapitres entiers, est toujours dite alogique, parce que seule donnée non relationnelle, absolue, ontologique. C’est comme s’il continuait de ne voir comme “logiques” que les orthodialectiques contradictionnelles, à la rigueur les paradialectiques, mais pas l’orthodialectique contradictorielle. Le logique a été défini par le devenir de tout ce qui existe.

Or, l’affectivité est. Elle a les caractères de l’absolu et de l’éternité, du mystère.
 Pourtant, il aperçoit que le concept n’est pas “une abstraction purement intellectuelle”…

« une idée est une insurrection conceptuelle. Eh bien, le sentiment de l’amour est la double idée insurrectionnelle affective à la fois de la mort et de la vie. Mais la double insurrection contradictoire est faite de dynamismes antagonistes si rapprochés, qui s’inhibent si vivement et si rapidement que l’idée même disparaît et il ne semble plus demeurer qu’un sentiment pur de toute idée, c’est-à-dire une conscience de la conscience pure affectivité, pur amour. […] L’amour est l’affectivité du concept pur » [35].

À l’inverse de la philosophie heideggerienne qui a occupé la scène durant tout le XX° siècle et qui soutient que “Le Néant est originairement antérieur au “non” et à la négation” [36], et conduit au nihilisme, la philosophie de Lupasco exclut radicalement le Néant, puisqu’une actualisation n’est jamais absolue, ni la potentialisation antagoniste une disparition. Dans ses spéculations les plus osées, il applique à la mort-même l’impossibilité du Néant : ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été, la mort est une potentialisation. 
À l’opposé de ceux qui prétendent dépasser “la” métaphysique, et ne cessent de s’y adonner, Lupasco serait favorable à une nouvelle métaphysique [37], fondée sur la nouvelle logique, alors que la vieille métaphysique n’est que la justification de la logique d’identité qui lui est immanente. Bachelard arrivait en même temps à des conclusions similaires, outrepassant l’interdit kantien, en parlant d’“activité nouménale” de la microphysique [38].

Lupasco envisage le terme non-être pour dire le devenir de toute chose, mais il prête à confusion :

« l’antagonisme et la contradiction, cette dialectique énergétique sans synthèse identifiante, sont intérieurs à ce non-être même, mais non pas entre l’être et le non-être » [39].

Il préfère garder le terme d’existence, pour parler de l’existence objective, à l’opposé des connotations existentialistes.
Seule l’affectivité a pour lui les caractères de l’être. Il la dit, de ce fait, alogique. Il parle d’absolu à son sujet. Mais la dialectique contradictorielle n’en rendrait-elle pas compte, où justement il n’y a pas d’actualisation unidimensionnelle dominante ? Et comme on ne sait rester dans le pur contradictoire, qu’il est ployé par l’homogène, ou éclaté par l’hétérogène, comme il s’exprime par l’union ou par l’opposition [40], les para-dialectiques [41] pourraient se révéler fécondes pour l’éthique et pour la psychiatrie non pour manipuler l’affectivité (elle ne peut pas l’être !) ni même pour permettre à la raison de la maîtriser comme cherchaient Spinoza ou les stoïciens mais pour découvrir l’origine affective de la pensée et construire le Sujet comme l’Autre de Lacan, Tiers inclus entre les humains.
 Les jeunes générations françaises et roumaines prendront la mesure de l’influence immense de Lupasco. Et surtout il leur appartient de faire fructifier son héritage d’intelligence et de spiritualité contre les ennemis de la vie.

14 octobre 2005


Mireille Chabal

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Texte paru en annexe aux Actes du Colloque qui s’est tenu à Dijon du 27 au 29 oct. 2004 : « Francophonie roumaine et intégration européenne », sous la direction de Ramona Bordei-Boca,
 Université de Bourgogne, Centre de Recherches Interactions Culturelles Européennes,
 Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité.

voir aussi : Mireille Chabal, Lupasco et la Logique du Contradictoire.

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Notes

[1] « Le physicien a été obligé trois ou quatre fois depuis vingt ans de reconstruire sa raison et intellectuellement parlant de se refaire une vie », écrit Bachelard en 1934 dans Le Nouvel Esprit Scientifique. Bachelard était de seize ans l’aîné de Lupasco. Son œuvre est légèrement antérieure à celle de Lupasco, leurs grands livres sont contemporains, autour de 1951. Avec le recul, il nous semble que Lupasco réalise ce qui est toujours annoncé chez Bachelard comme un programme, comme si Bachelard ne franchissait le pas du changement de logique que pourtant il annonce et appelle.

[2] La nouvelle physique, inaugurée par Planck en 1900, s’est développée en quelques années entre 1923 et 1930. « Le premier quart de notre siècle, où l’audace théorique a précédé l’expérience, constitue une période assez exceptionnelle de l’histoire de la science… ». Stéphane LUPASCO, L’énergie et la matière vivante, Paris : Julliard, 1962, (p. 196 dans l’éd. de 1974).

[3] On sait que Husserl se réclame de Descartes pour revendiquer l’exigence pour le philosophe de s’approprier totalement son savoir, sous formes d’ “intuitions absolues” : « Du moment que j’ai pris la décision de tendre vers cette fin, décision qui seule peut m’amener à la vie et au développement philosophique, j’ai donc par là même fait vœu de pauvreté en matière de connaissance. » HUSSERL, E. Méditations cartésiennes (1929). Trad. : G. Peiffer et E. Lévinas, Paris : éd. Vrin, 1947. Cette décision aboutit à mettre entre parenthèses à peu près toute la science, tout ce que la philosophie ne peut établir par ses propres moyens.

[4] LUPASCO, Stéphane, L’énergie et la matière psychique, Paris : Julliard, 1974, p. 272.

[5] Robert BLANCHÉ le comprend dans le compte-rendu qu’il donne en Avril-Juin 1952, dans la Revue Philosophique (PUF) du livre de LUPASCO de 1951, Le Principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Paris : éd. Hermann : « L’implication notamment a quelque chose de dynamique, elle est bien une causalité logique où l’antécédent entraîne réellement le conséquent. »

[6] LUPASCO, S. Du devenir logique et de l’affectivité. 1 “Le dualisme antagoniste”, 2 “Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance”, Paris : éd. Vrin, 1935. Réédité en 1973, même éditeur.

[7] ARISTOTE, Métaphysique, Γ, 3.

[8] LUPASCO, S. L’expérience microphysique et la pensée humaine, Paris : PUF, 1941.

[9] Lupasco parle de contradiction entre les pôles antithétiques. Il ne les appelle jamais “contraires”, à l’inverse du langage utilisé couramment, par exemple dans l’enseignement actuel des mathématiques où les termes définis comme “contraires” sont les termes dont l’un est la négation de l’autre, les termes contradictoires, donc, de la logique classique.

[10] LUPASCO, S. Les Trois matières, p. 11 (p. 148, dans l’édition Cohérence, Strasbourg, 1982). Le premier texte de ce recueil a paru en avril 1957 dans Les Lettres Nouvelles, n° 48 (éd. René Julliard). Le livre paru en 1960, chez Julliard, réédité en 10/18 en 1970, a eu un vrai succès.

[11] Il contribue à l’“agressologie” de Henri LABORIT : Stéphane LUPASCO, “Processus cognitifs et cybernétiques affectives de la pathologie mentale : schizophrénie, cyclothymie, mélancolie”, in : Agressologie, 24, 1:1-7, Paris : SPEI éditeur, 1983.

[12] voir par exemple, à propos de l’équilibre psychique, LUPASCO, S. Les Trois matières, p. 28, dans l’édition Cohérence.

[13] LUPASCO, S. L’énergie et la matière vivante, p. 202, dans l’éd. de 1974.

[14] Lupasco prend cet exemple de nombreuses fois (dans tous ses travaux dit-il ! Cf. LUPASCO, S. Qu’est-ce qu’une structure ?, Paris : Christian Bourgois, 1967, p. 52.) mais le met lui-même en doute : la physique classique ne s’occupe que de réalités actuelles, soutient-il, pour l’opposer à la microphysique. (L’énergie et la matière vivante, Paris : Julliard, p. 194, dans l’éd. de 1974.) Le technicien, l’ingénieur ont également utilisé de tout temps ces notions de potentialité et d’actualisation mais, dit Lupasco, “sans leur donner un droit de cité théorique.”

[15] LEVY-LEBLOND, Jean-Marc et Alain LAVERNE, “Quantique (Mécanique)”, Encyclopædia Universalis.

[16] NICOLESCU, Basarab. Nous, la particule et le monde, Paris : éd. Le Mail, 1985, p. 27.

[17] LUPASCO, S. “Microphysique et matière psychique”, La Nouvelle Revue Française, n° 63, nrf, 1er mars 1958, p. 454.

[18] NICOLESCU, Basarab. Nous, la particule et le monde, p. 195.

[19] LUPASCO, S. Qu’est-ce qu’une structure ?, op. cit., p. 67.

[20] « L’honneur en revient aux écoles dites hollandaise (avec de Brouwer, etc.) et polonaise (avec Lukasiewicz, Tarski, etc.) » cf. LUPASCO, S. L’énergie et la matière vivante, p. 60 dans l’éd. de 1974.

[21] LUPASCO, S. L’énergie et la matière psychique, p. 70.

[22] LUPASCO, S. L’énergie et la matière vivante, p. 264 dans l’éd. de 1974.

[23] LUPASCO, S. Le Principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, p. 27.

[24] Ibid., p. 36.

[25] Cette analogie de Lupasco entre affirmation et homogénéisation, négation et hétérogénéisation est problématique à première vue parce que la négation sert déjà à définir les pôles de tout antagonisme, tel que si un terme s’actualise, l’autre se potentialise. Si e est une hétérogénéisation, non-e est une homogénéisation. L’ambiguïté disparaît lorsqu’on écrit le contenu de e et non-e. Noter que dans la logique de Lupasco une potentialisation de potentialisation n’est pas une actualisation, ni une hétérogénéisation d’hétérogénéisation, une homogénéisation.

[26] LUPASCO, S. “Systémologie et Cosmogonie”, Arguments, n° 24, Paris : éd. de Minuit, 4° trim. 1961.

[27] Nous choisissons l’ordre adopté par Lupasco dans l’appendice théorique de L’énergie et la matière vivante et de L’énergie et la matière psychique et dans ses articles. C’est toujours la même Table, seul l’ordre des A, des T et des P change.

[28] Voir, par exemple, LUPASCO, S. L’homme et ses trois éthiques, avec la collaboration de Solange de MAILLY-NESLE et Basarab NICOLESCU, Monaco, éditions Le Rocher, 1986, p. 99.

[29] LUPASCO, S. Les Trois matières, p. 9 dans l’édition Cohérence.

[30] Ibid., p. 43.

[31] LUPASCO, S. L’Univers psychique, Paris : Denoël/Gonthier, 1979, pp. 94-95.

[32] LUPASCO, S. “Microphysique et matière psychique”, in : La Nouvelle Revue Française, p. 462.

[33] Cf. TEMPLE, Dominique. “Les structures élémentaires de la réciprocité”, “Plus réel que le réel, le symbolisme” in La Revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n°12, Paris : La découverte, 2° sem. 1998, et “Le principe du contradictoire et l’affectivité” publié in Teoría de la Reciprocidad, tome II, La Paz, éd. padep-gtz, Bolivie, 2003.

[34] Dans la Seconde Méditation, alors qu’il a entrepris de douter de tout, Descartes s’écrie : « at certe videre videor, audire, calescere… », « à tout le moins il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe, et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser »… Alquié commente ainsi ce “videre videor” : « Descartes ne veut pas dire qu’il est certain non de voir mais de penser qu’il voit, ce qu’il affirme ce n’est pas la conscience réfléchie de voir mais bien l’impression immédiate de voir. » DESCARTES, Œuvres philosophiques, Paris, éd. Ferdinand Alquié, Garnier, t. II, p. 422, note 2. Cité et commenté par Michel HENRY, Généalogie de la psychanalyse, Paris : PUF, 1985, p. 28. Et l’on pourrait citer aussi la version aristotélicienne du Cogito (ou plutôt pour Aristote du “nous sentons ensemble”, sunaisthanometha) : « Il y a quelque chose qui sent que nous exerçons une activité, qui sent par conséquent, si nous sentons, que nous sentons, et si nous pensons, que nous pensons. » ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, IX, 9, (1170a29) (9).

[35] LUPASCO, S. L’énergie et la matière psychique, p. 262.

[36] HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. franç. Henri Corbin, Paris : Gallimard, 1938. (Was ist Metaphysik ? 1929). Il faut lire, surtout si l’on a encore des illusions sur la possibilité de dissocier l’engagement nazi de Heidegger de sa pensée, Emanuel FAYE, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris : Albin Michel, 2005.

[37] Ce sont les derniers mots de la postface du livre majeur de LUPASCO, S. Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, 1951, p. 135.

[38] BACHELARD, G. L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951. « La microphysique vient soudain d’offrir une synthèse de la notion négative de chose en soi et de la notion positive de noumène. » Une nouménologie pourrait remplacer la phénoménologie.

[39] LUPASCO, S. Qu’est-ce qu’une structure ?, op. cit., p. 80.

[40] Ceci est théorisé par Dominique TEMPLE, ce sont “les deux Paroles” : publié en espagnol sous le titre “Las dos Palabras”, in Teoría de la Reciprocidad. Voir aussi : “Le principe d’antagonisme de Stéphane Lupasco” et “La théorie de Lupasco et trois de ses applications” (1998).

[41] Bernard MOREL les appelle contra-dialectiques et les applique au dogme chrétien. Cf. MOREL, Bernard. Dialectiques du mystère, Paris : La Colombe, éditions du Vieux Colombier, 1962. Préface de Stéphane Lupasco.

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