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Dominique Temple

Les Paysans (II)

Février 2021


II

La contribution des paysans à la lutte contre le capitalisme

Un cas particulier est celui du Paraguay où parmi les paysans guaranis il était possible de préciser l’interface entre les communautés de réciprocité et la société coloniale capitaliste [1]. L’idéologie classique opposait la propriété individuelle des petits paysans paraguayens à la propriété communautaire des Guaranis qu’elle interprétait comme une collectivisation primitive. Une observation plus attentive révéla que les Guaranis, condamnés par la colonisation et la parcellisation du territoire au statut de petit paysan privé (campesino), continuaient à s’organiser par réciprocité : la différence entre les dominants et les dominés avait pour frontière la séparation de la petite propriété privée paysanne de la propriété privatisée coloniale, et non pas la frontière entre la propriété privée paysanne et la propriété collective des communautés indiennes. Il y avait donc contradiction entre deux analyses et entre deux stratégies des luttes sociales.

Cette difficulté prit une dimension politique lorsque les responsables du mouvement révolutionnaire argentin, l’ERP, qui souhaitait établir des bases arrières au Paraguay, refusa de prendre en compte la revendication territoriale de la langue et de la culture guaranis face à la colonisation occidentale : les deux perspectives, l’une d’une lutte de classes, l’autre d’un front de civilisation ne purent se concilier [2]. Le désaccord conduisit jusqu’à l’élimination de responsables dits « indigénistes » par les responsables de la « guérilla marxiste-léniniste et trotskiste ».

C’est au Pérou, en 1975, qu’un débat sur la stratégie révolutionnaire permit de résoudre autrement cette contradiction (entre la thèse qui défendait la territorialité de la communauté de réciprocité comme base d’un développement post-capitaliste et la thèse qui défendait la lutte des classes comme seul moyen de dépasser le capitalisme). Ce débat se conclut par une Déclaration de la part des différents intervenants auprès de communautés indiennes (anthropologues, linguistes, médecins…) réunis sous le nom de Groupe de Lima [3], qui reconnaissait la légitimité des deux stratégies révolutionnaires, récusait leur affrontement et affirmait leur complémentarité. L’article sur les « deux lignes stratégiques » publié en espagnol sous le titre « Frente de clase y frente de civilización » [4], officialisa l’idée que la lutte des classes commençait où commençait la prolétarisation et se relayait par la contradiction de système sur la frontière des communautés. La création des Conseils inter-ethniques [5] amérindiens ouvrit un espace de plus en plus important à la perspective communautaire [6]. Le premier congrès mondial des peuples d’Amérique, en Lybie (1988), consacra la stratégie de la coexistence pacifique de systèmes antagonistes et mit fin à l’intégration forcée des communautés indiennes au front de classe et à la guérilla [7]. Mais la question des paysans individuels restait problématique.

C’est en Bolivie que l’on vit évoluer cette question. La révolution bolivienne de 1952 avait organisé la redistribution des terres des grandes haciendas (fermes) coloniales au bénéfice des paysans libérés du servage [8]. L’idéologie marxiste soutint que le petit paysan devait s’associer à l’ouvrier dans la lutte des classes. La Centrale ouvrière bolivienne (COB) [9] contrôlait alors le Syndicat paysan et souhaitait substituer à l’autorité traditionnelle (Jilakata) des communautés autochtones (ayllu [10]) celle du Secrétaire du Syndicat. Les partisans de la communauté soutenaient, eux, que l’inaliénabilité de la propriété protègerait l’usage de la terre. Elle empêcherait la séparation de la propriété foncière de la propriété d’usage. Elle limiterait l’aliénation du travail, l’exploitation de la force de travail, et plus généralement la privatisation des moyens de production. Le prolétariat se libérerait dans la réappropriation des moyens de production lorsque le fruit du travail satisferait les besoins de la communauté. L’évolution comunero – campesino – obrero (paysan en communauté – paysan individuel – ouvrier agricole) pouvait être renversée dans l’évolution : obrero – campesino – comunero.

Genaro Flores [11], leader charismatique depuis la révolution de 1952 du Syndicat paysan, accepta la suggestion de convertir les leaders marxistes-léninistes (dont Evo Morales) à l’idée que paysans indépendants et paysans des communautés partageaient la même vision des choses dans des contextes différents. Il convoqua une assemblée régionale à Cochabamba (janvier-février 1986) où furent discutées les raisons de l’alliance des campesinos et comuneros. Genaro Flores obtint l’indépendance du Syndicat paysan de la COB et promut une loi constitutionnelle qui reconnaissait la terre des communautés comme territoire inaliénable [12]. Il fallut néanmoins attendre la Constitution issue de la révolution de 2005 pour que soit reconnue l’inaliénabilité de la propriété des communautés [13]. À la privatisation de la propriété, la Constitution bolivienne (janvier 2009) opposa l’inaliénabilité de la propriété communautaire et plus généralement l’inaliénabilité de la fonction sociale de toute propriété définie par les relations de réciprocité fondatrices de la communauté [14].

Lorsque le MAS (Movimiento Al Socialismo) proposa ses principes idéologiques (2002) [15] qui le conduisirent à la victoire électorale, ses rédacteurs empruntèrent beaucoup aux concepts de la théorie de la réciprocité, publiée par la suite à La Paz au cours des événements dramatiques qui aboutirent à la chute du libéralisme en Bolivie [16]. Cependant, lors de l’élection de Evo Morales à la Présidence de la République, le vice-président Álvaro García Linera, théoricien marxiste-léniniste, tenta de concilier la théorie de la réciprocité et l’idéologie marxiste [17]. Pour lui comme pour Marx, le mode d’appropriation de la nature est mû dès l’origine par l’intérêt pour soi et par l’intérêt collectif. Il n’est assigné qu’un rôle de complémentarité matérielle aux prestations réciproques au bénéfice du développement le plus harmonieux de la vie de la totalité de la société. La création au sein de la réciprocité des valeurs éthiques fondamentales de l’humanité n’est pas pour Álvaro García Linera déterminante du mode d’appropriation des moyens de production. Seule la vie dans un sens biologique est envisagée et de deux points de vue, celui de la différenciation comme le propose le libéralisme, et celui de la corrélation des différences qui assure la cohérence d’une totalité organique. La théorie de la réciprocité soutient à l’encontre de cette dernière thèse « biomarxiste » que le mode de production communautaire est réciproque, que son but n’est pas biologique mais éthique, autrement dit que la réciprocité qui fonde l’ayllu (la communauté), la marka (ensemble de plusieurs ayllu) ou l’État plurinational motive la production économique en vue des valeurs éthiques que chacune de ces structures sociales crée de façon spécifique et pas seulement d’un point de vue matériel – la Vie bonne [18].

Revenons à la réflexion générale : la civilisation occidentale échoue ne serait-ce que parce que son système économique n’est pas viable pour tous. Ici intervient la critique écologique qui dénonce le système capitaliste comme incompatible avec les équilibres de la nature. Les paysans sont dès lors plus que jamais habilités à concilier l’économie des hommes et la vie sur la terre de façon qu’elles soient complémentaires. C’est parce qu’il intègre dans ses relations de réciprocité les données nécessaires à l’existence de son propre corps que le paysan éprouve le sentiment d’une appartenance à l’équilibre universel de la nature et le sentiment de responsabilité sur tous les êtres vivants. C’est l’idée de prestation totale que l’écologie porte à la conscience politique comme condition sine qua non de la survie de l’humanité et de la nature. Le paysan écologiste devient alors une clef de l’économie post-capitaliste, et une force vive de la démocratie. L’écologie paysanne est au moins le signe d’une évolution révolutionnaire. Et ce n’est pas un hasard si la vie associative s’exprime dans les “jardins partagés”, toits cultivés, forêts-jardins et villes-forêts… Néanmoins, le statut paysan ne cesse d’être dépendant de la cité et de son organisation politique, et tant que l’aliénation et l’exploitation du travail amputeront la liberté et la raison, tant que le profit n’aura pas de limite et que la privatisation de la propriété mutilera celle-ci, les paysans seront aussi impuissants que les ouvriers. Pourtant, Marx prédisait un rôle passionnant à ceux qui vivent selon les principes de la communauté dans la plupart des sociétés non formatées par les idéologies occidentales. Dans sa réponse à Vera Zassoulitch qui lui demandait s’il fallait croire ses épigones selon lesquels les paysans qui vivaient en communauté en Russie devaient accepter le joug du capitalisme subi en France et en Angleterre jusqu’à leur délivrance par le prolétariat Marx répond que les communautés paysannes peuvent et doivent passer directement de leur empirisme au communisme, et que ceux qui en son nom (qui se disent marxistes) prétendent leur imposer l’évolution qu’il a décrite en Europe sont la cinquième colonne de l’ennemi. Redisons-le : toutes les communautés du monde peuvent dépasser le capitalisme de façon immédiate. La condition en est la compréhension des fondements de l’économie humaine, et du travail comme travail réciproque [19].

Par ailleurs, la prophétie de Marx se réalise : la science et la technologie imposent leur rigueur à la société tout entière. Elles libèrent le travail du travail contraint. Les citoyens peuvent prendre le temps de la réflexion et s’approprier la nature en respectant le principe de réciprocité. L’informatique est la première et la plus importante technologie qui échappe déjà à la maîtrise des capitalistes. Vecteur d’une conscience universelle, elle ne s’inféode à aucun imaginaire que ce soit. Elle met à la disposition de tous la connaissance nécessaire pour que chacun devienne responsable de l’humanité et de la planète.

Mais attention, il s’agit de construire les structures modernes de la réciprocité politique et mobiliser non seulement les membres des communautés de réciprocité traditionnelle mais tout citoyen qui veut pratiquer (dans les associations civiles…) une réciprocité choisie, pourvu qu’elle ne soit pas inféodée à une identité collective, de classe ou d’intérêts, mais qu’elle s’inscrive dans la réciprocité généralisée de la démocratie réelle. La plus récente revendication de la société civile est en effet le revenu de base inconditionnel (RBI) qui est la condition matérielle de la liberté, et la démocratie directe, le référendum d’initiative populaire (RIC). Nous rejoignons ici la lutte concrète et immédiate d’une génération à qui il appartient de tourner la page d’un système économique révolu.

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Notes

[1] Cf. Bartomeu Melià, Georg Grünberg, Friedl Grünberg, Paî-Tavyterã, Etnografía guaraní del Paraguay contemporáneo, 2da edición corregida y aumentada, CEADUC-CEPAG, Asunción, Paraguay, 2008.

[2] Sollicité pour être leur intermédiaire par les représentants des réseaux progressistes guaranis parce je pouvais échapper à la surveillance du pouvoir, je reçus la délégation de l’ERP au Paraguay.

[3] D. Temple, « La declaración del grupo de Lima », Perú, 1975.

[4] Cf. Dominique Temple, « Frente de clase y frente de civilización », publié par le CISA Consejo Indio de Sud América, Documentos, 1980

[5] Conseil interethnique : forme de démocratie directe des communautés d’Amazonie substituée au caciquat par les divers peuples d’Amazonie. D. Temple, « Aperçu rétrospectif sur les luttes indiennes d’Amazonie dans les années 70 ».

[6] Cf. D. Temple, « El Consejo indígena », extrait de l’article « Miradas sobre una trayectoria reciente de algunas comunidades amerindias », Revista Iberoamericana de Autogestión y Acción Comunal, INAUCO, n°35-36-37, Universidad politécnica de Valencia, Madrid, 2000.

[7] Cf. Dominique Temple, Idéologie marxiste et Théorie moderne de la Réciprocité, Critique des thèses de Álvaro García Linera, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 16, France, 2020, chapitre 1 note 11 ou note 14 de la version en ligne].

[8] Cf. Javier Albo, « Desafíos de la solidaridad aymara », Cuaderno de investigación, 25, CIPCA, 1985.

[9] La centrale ouvrière bolivienne (en espagnol Central Obrera Boliviana, COB) a été fondée en 1952 à la suite de la révolution nationale qui a amené le Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) au pouvoir.

[10] Cf. Marcelo Fernandez Osco, La ley del ayllu, PIEB, Bolivia, 2000.

[11] Fondateur de la Confederación Sindical Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia en 1979.

[12] La loi de l’Institut national de la réforme agraire (loi 1715 du 18 octobre 1996) reconnaît l’imprescriptibilité, l’inappropriabilité, l’inaliénabilité et l’irréversibilité des terres communautaires originaires et protège la propriété privée des propriétés moyennes et des entreprises agricoles.

[13] D. Temple, « La Asamblea Constituyente desde la Teoría de la Reciprocidad » (2006), publié en ligne sur le site de la Constitution de Bolivie en 2007 et dans la Revista Iberoamericana de Autogestión y Acción Comunal, INAUCO, n° 52-53-54, Universidad politécnica de Valencia, Madrid, 2008, pp. 33-50 [en ligne]. Lire aussi « La Constitución boliviana y sus desafíos : La “propiedad” en la propuesta de la nueva Constitución en Bolivia », ibid., pp. 51-76.

[14] Cf. D. Temple, Le droit de la Terre, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 17, France, 2019.

[15] « Nuestros principios ideológicos » dans Filemón Escobar, De la Revolución al Pachakuti, Garza Azul editores, La Paz, Bolivia, 2008, pp. 178-188.

[16] D. Temple, Teoría de la reciprocidad, antología en tres volúmenes, vol. I La reciprocidad y el nacimiento de los valores humanos, vol. II La economía de reciprocidad, vol. III El Frente de Civilización, Garza Azul editores, Padep-gtz, La Paz, 2003

[17] Álvaro García Linera, Forma valor y forma comunidad, Muela del Diablo Editores, La Paz, 2009. Lire à ce sujet de Dominique Temple, Idéologie marxiste et Théorie moderne de la Réciprocité, Critique des thèses de Álvaro García Linera, Collection « Réciprocité », n° 16, France, 2020

[18] La Vie bonne, concept élaboré lors du séminaire international : « Vivir Bien : Una alternativa transformadora de desarrollo », qui s’est tenu à La Paz (Bolivie), du 3 au 12 novembre 2009. Voir également : Koen de Munter, Jacqueline Michaux, Gilbert Pauwels editores, Ecología y Reciprocidad (con)vivir bien, desde contextos andinos, CEPA/PLURAL/TARI, Bolivia, 2017.

[19] Karl Marx, Œuvres, vol. II Économie et philosophie (Manuscrits de 1844), § 22 La production humaine, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1968.

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